Dans le cadre de ce projet, pour lequel elle a adopté une approche assez large, la CDO se penchera sur certains des principes fondateurs du droit de la diffamation et les politiques sur lesquelles ils reposent dans le but d’élaborer une nouvelle conception du droit de la diffamation fondée sur des principes et adaptée à l’ère de l’internet. Le défi de la CDO consistera à instaurer de façon appropriée et réfléchie un équilibre entre des principes et objectifs concurrents.

I.    Contexte

Deux catalyseurs ont incité la CDO à entreprendre ce projet et mené à des initiatives de réforme dans divers ressorts.

Le premier catalyseur est l’enchâssement de la liberté d’expression dans la Charte canadienne des droits et libertés. Au cours des dernières décennies, des ajustements graduels ont été apportés au concept de diffamation pour donner davantage de poids à la liberté d’expression. La CDO examinera si ces modifications sont suffisantes (ou bien trop contraignantes) pour protéger la liberté d’expression, à la lumière de l’intérêt divergent de la protection de la réputation et sous l’angle des valeurs qui sous-tendent ces deux concepts.

L’émergence de l’internet est le second catalyseur. L’internet, qui représente l’avenir des communications écrites entre les humains, constitue le prisme incontournable à travers lequel nous examinerons tous les enjeux dans le cadre de ce projet, y compris les questions se rapportant à la diffamation sur l’internet ainsi que l’application des principes classiques dans ce nouveau contexte.

Les tribunaux ontariens, de même que divers tribunaux dans le monde, ont graduellement adapté les principes du droit de la diffamation à la situation contemporaine. Toutefois, la réforme législative en Ontario s’est révélée modeste, et la Loi sur la diffamation ontarienne est désormais considérablement désuète. L’Ontario a la possibilité de tirer des enseignements de l’évolution des lois et politiques à cet égard dans d’autres régions du monde. Par exemple, le Royaume-Uni a mis en œuvre un processus exhaustif de réforme du droit de la diffamation qui a duré plusieurs années et a débouché sur l’adoption, en 2013, d’une nouvelle loi sur la diffamation. Bien qu’il s’agisse d’une percée importante, de nombreux aspects de cette nouvelle loi répondent à des préoccupations locales et à des enjeux propres au droit du Royaume-Uni. Plus précisément, la réforme britannique n’a pas procédé au réexamen des principes du droit de la diffamation dans le contexte social et technologique moderne. Il apparaît donc clairement qu’outre les modifications graduelles à apporter dans le domaine de la common law, non seulement il y a suffisamment de place pour une réforme législative exhaustive et réfléchie du droit de la diffamation en Ontario, mais qu’une telle réforme est nécessaire.

II.    Thèmes et contextes

Dans le cadre de son analyse, la CDO tiendra compte de plusieurs thèmes et contextes importants.

  • Incidence de l’internet sur le plan social et technologique : L’internet représente une révolution technologique et sociale qui a d’importantes retombées sur les communications entre les êtres humains, y compris le recours au droit pour régir l’atteinte à la réputation. Bien sûr, la nature des propos tenus en ligne varie considérablement en fonction du logiciel ou de la plateforme servant à les transmettre. Dans le cadre du projet, il sera essentiel de faire preuve d’une solide compréhension du fonctionnement d’internet et de ses divers programmes et plateformes, ainsi que de leurs répercussions sur la vie privée et la réputation.
  • Valeurs de la Charte : L’équilibre entre la liberté d’expression et la protection de la réputation est encore le principal enjeu qui sous-tend toute réforme du droit de la diffamation. De plus, certaines valeurs sous-jacentes à ces deux principes orientent cette perpétuelle recherche d’équilibre. Le projet se penchera sur l’équilibre entre la liberté de parole et la protection de la réputation et déterminera si, ou de quelle façon, les lois sur la diffamation de l’Ontario doivent être modifiées pour répondre aux normes sociales et culturelles en pleine mutation.
  • Accès à la justice : Certains aspects propres aux actions civiles en diffamation semblent ne pas entraîner des résultats justes et équitables pour l’une ou l’autre des parties. Pour ce projet, la CDO élaborera des recommandations favorisant l’accès à la justice, tant pour les demandeurs que les défendeurs, et examinera divers mécanismes extrajudiciaires de résolution des conflits.
  • Mondialisation : La portée mondiale de l’internet a influencé le droit de la diffamation dans divers ressorts un peu partout dans le monde, et la diffamation en ligne est rapidement devenue un enjeu international qui transcende les frontières géographiques et conceptuelles. La réforme du droit de la diffamation en Ontario peut tirer diverses leçons de l’expérience de ces ressorts, qui sera examinée de façon appropriée par la Commission. En même temps, le droit de la diffamation est intrinsèquement enraciné dans les normes et valeurs sociales relatives à la réputation et à la vie privée. Les progrès réalisés à l’étranger seront pris en compte par la CDO, mais ne constitueront pas le fondement de son analyse.
  • La diffamation en tant que forme d’expression sur l’internet : À la CDO, nous sommes d’avis qu’il est important d’appréhender le droit de la diffamation au sens large en tant qu’outil de réglementation du contenu publié sur l’internet. Il existe de nombreux types de propos choquants en ligne que la loi tente de réglementer de diverses façons. La cyberintimidation, les propos haineux, la violation de la vie privée, le harcèlement en ligne, le droit à l’oubli et la violation des droits d’auteur, entre autres, présentent des aspects similaires à la diffamation, et nous pouvons tirer des enseignements de ces environnements juridiques parallèles au moment d’examiner de quelle façon combattre plus efficacement la diffamation en ligne.

III.    Enjeux que la CDO pourrait examiner

En gardant ce qui précède à l’esprit, la CDO a cerné plusieurs enjeux qui peuvent être abordés au cours du projet. Certains d’entre eux donneront lieu à des recommandations ciblées, alors que d’autres peuvent être soulevés en cours d’analyse et fournir un cadre pour nos recommandations sans toutefois en faire directement l’objet. Les enjeux suivants sont présentés sans ordre de priorité particulier.

  1. Moment où les propos sur l’internet deviennent diffamatoires : Certains ont fait valoir que la nature des propos formulés en ligne est fondamentalement différente de ceux diffusés dans les médias imprimés ou encore à la radio ou à la télévision, et que le processus de détermination des cas de diffamation sur le plan juridique devrait être modifié pour refléter cette différence. À l’ère de l’internet, à partir de quel moment les propos diffusés en ligne devraient-ils être considérés comme diffamatoires?
  2. Faute : Le délit de diffamation repose traditionnellement sur la « responsabilité stricte », en ce sens que le demandeur n’a pas à prouver l’intention de nuire pour établir l’existence d’un cas de diffamation. La preuve de l’intention de nuire devient pertinente seulement au moment de déterminer si des défenses particulières sont établies. On doit se demander si la présomption de faute demeure pertinente à l’ère de la Charte.
  3. Présomption de fausseté : La présomption de fausseté est un autre élément du concept actuel de diffamation. Le demandeur n’a pas à prouver en première instance que les propos diffamatoires sont erronés. La pertinence de cette présomption peut également être remise en question en regard de la Charte.
  4. Présomption de dommage/préjudice grave : Une troisième présomption entre également en jeu, soit la présomption selon laquelle le demandeur a subi un préjudice en raison des propos diffamatoires. Cette présomption a été inversée sur le plan juridique au Royaume-Uni, ouvrant la porte à l’adoption par l’Ontario d’une disposition relative aux préjudices graves.
  5. Hyperliens et autres formes secondaires de communication en ligne : Tout contenu paraissant sur l’internet peut être instantanément reproduit, transmis ou mis en hyperlien par des utilisateurs autres que l’auteur initial. On ne sait pas encore précisément dans quelles circonstances ces formes secondaires de communication électronique seront considérées comme des publications entraînant une responsabilité en matière de diffamation en ligne.
  6.  Responsabilité des intermédiaires : Dans quelles circonstances des intermédiaires comme les hébergeurs Web, les moteurs de recherche et les fournisseurs d’accès internet sont-ils responsables des propos diffamatoires publiés par d’autres? Compte tenu du rôle essentiel des intermédiaires dans le fonctionnement de l’internet, l’Ontario devrait-il leur offrir une protection juridique comme c’est le cas au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans l’Union européenne?
  7. Anonymat : Comment le droit de la diffamation devrait-il aborder le caractère anonyme de bon nombre des propos diffamatoires publiés en ligne? Devrait-on miser sur des réformes procédurales permettant aux demandeurs d’obtenir plus facilement les renseignements sur l’identité des abonnés afin de pouvoir intenter une poursuite en diffamation contre un défendeur anonyme?
  8. Défendeurs (médias) : Les médias jouissent traditionnellement d’un certain niveau de protection sur le plan juridique contre les poursuites en diffamation, en reconnaissance de leur responsabilité sociale consistant à diffuser de l’information dans l’intérêt public. L’émergence de l’internet rend de plus en plus difficile l’établissement d’une distinction entre les médias et les blogueurs ou membres du public qui formulent des commentaires d’intérêt public. La loi devrait-elle continuer à établir une distinction entre les médias et les autres commentateurs en ligne, ou cette distinction a-t-elle perdu sa pertinence à l’ère de l’internet?
  9. Demandeurs (personnalités publiques, sociétés, institutions publiques) : Existe-t-il des distinctions pertinentes entre les divers types de réputation qui peuvent être en jeu dans le cadre d’une poursuite en diffamation? La réputation d’une personnalité publique doit-elle bénéficier de la même protection que celle d’une personne ordinaire? Qu’en est-il de la réputation des sociétés et des institutions publiques?
  10. Règle de la publication unique : Le délai de prescription prévu par la Loi sur la diffamation de l’Ontario ne peut pas s’appliquer aux publications en ligne qui, en vertu de la règle classique, sont republiées chaque fois qu’elles sont retransmises. L’Ontario doit-il disposer d’une règle de la publication unique semblable à celle adoptée aux États-Unis et au Royaume-Uni?
  11. Enjeux procéduraux : De nombreuses dispositions procédurales de la Loi sur la diffamation sont désuètes, et il y a une préoccupation générale à l’égard des obstacles à l’accès à la justice qui existent actuellement pour intenter des actions en diffamation (et présenter une défense).
  12. Dommages et réparations possibles : La nature unique du préjudice qui peut être causé par la diffamation sur l’internet peut nécessiter un regard neuf sur les réparations possibles lors des actions en diffamation. Par exemple, un demandeur qui a eu gain de cause peut avoir moins d’intérêt à se voir accorder des dommages classiques qu’à obtenir des excuses et une rétractation. Le Royaume-Uni a prévu des ordonnances de retrait dans ses nouvelles dispositions législatives, une option qui pourrait être examinée en Ontario.
  13. Compétence : L’internet crée de nouveaux enjeux liés à la compétence des tribunaux qui entendent des actions en diffamation recouvrant plusieurs ressorts. À l’heure actuelle, le critère permettant d’établir la compétence utilisé par l’Ontario est relativement souple par rapport à ceux d’autres compétences comme le Royaume-Uni. Nous tenterons de déterminer s’il est nécessaire d’harmoniser les lois de l’Ontario avec celles d’autres provinces et pays afin d’éviter que l’Ontario ne devienne une destination de « tourisme diffamatoire ».
  14. Choix de la loi applicable : Le critère classique est fondé sur l’endroit où le délit a eu lieu, mais cela pose problème dans le cas d’allégations de diffamation touchant plusieurs ressorts. Un critère de rechange fondé sur l’endroit où le préjudice à la réputation est le plus manifeste a été proposé, mais cette question n’est toujours pas résolue sur le plan juridique.
  15. Mécanismes extrajudiciaires possibles pour remédier aux préjudices causés à la réputation en ligne : Compte tenu des coûts et des autres limites concrètes du recours aux tribunaux comme moyen de rétablir sa réputation en ligne, existe-t-il un mécanisme extrajudiciaire qui pourrait servir de solution de rechange à certains de ces litiges? Les pistes à explorer comprennent un processus extrajudiciaire de règlement des conflits ou un cadre s’appuyant sur des initiatives d’autoréglementation au sein de l’industrie de l’internet. Il se pourrait même qu’il y ait des enseignements à tirer des indices de réputation comme ceux mis en place par eBay et Uber.

IV.    Enjeux exclus de la portée du projet

Les enjeux suivants ne seront pas abordés dans le cadre du projet.

  1. Diffamation criminelle : La diffamation criminelle aux termes de l’article 300 du Code criminel est de compétence fédérale et ne fait pas partie du mandat de la CDO.
  2. Actions connexes relatives à des propos tenus sur l’internet : En règle générale, la CDO n’abordera pas les autres types de poursuites pour préjudice concernant des propos tenus sur l’internet (comme les cas liés au droit d’être oublié et à la cyberintimidation). Toutefois, ces cas peuvent se révéler indirectement pertinents pour le projet s’ils permettent de préciser le contexte dans lequel survient la diffamation sur l’internet. La CDO peut se pencher sur certains cas de violation de la vie privée comprenant la divulgation ou la publication de renseignements dans la mesure où ils sont inextricablement liés à des poursuites en diffamation.