Différentes considérations stratégiques doivent être mises en équilibre lorsqu’on évalue le régime de responsabilité actuel et les options de réforme. Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction de ce rapport, il s’agit fondamentalement de décider qui doit supporter le risque de perte et quel doit être le rôle du système judiciaire dans ce débat.

 

A.   Qui supporte le mieux le risque de perte ou le répartit le plus efficacement?

 

Un défendeur insolvable, non disponible ou qui n’assume pas autrement sa part créée une perte potentielle pour les parties au litige. Le risque de perte passe du défendeur au demandeur lorsqu’un régime de responsabilité abandonne la responsabilité solidaire au profit de la responsabilité proportionnelle et/ou plafonnée par la loi. Dans le cadre d’un régime de responsabilité solidaire, le demandeur sera toujours entièrement indemnisé si au moins un codéfendeur responsable est en mesure de payer. Si l’un des codéfendeurs en est incapable, les autres doivent assumer une part plus importante que celle déterminée par la cour. Ainsi, comme le demandeur sera indemnisé (si l’on présume qu’il existe au moins un défendeur solvable disponible), le risque de perte ne repose que sur les codéfendeurs. Le régime de responsabilité stricte proportionnelle introduit la possibilité que le demandeur ne soit pas indemnisé compte tenu du non-paiement d’un codéfendeur. Dans un tel cas, le risque de perte sera alors entièrement assumé par le demandeur. Des régimes de responsabilité proportionnelle modifiée peuvent comprendre des dispositions de partage de la perte entre le demandeur et les défendeurs.

 

Il faut donc trancher si le risque associé à un défendeur insolvable devrait être entièrement supporté par ses codéfendeurs, comme la société par actions, ses administrateurs, ses dirigeants, ses vérificateurs, ses avocats, ses ingénieurs ou ses autres conseillers professionnels, comme c’est le cas avec la responsabilité solidaire. Ou plutôt, si des demandeurs potentiels comme des épargnants, des investisseurs institutionnels et d’autres parties prenantes devaient supporter le risque d’un codéfendeur insolvable en tout ou en partie, comme cela est le cas pour la responsabilité proportionnelle et les plafonds de responsabilité.

 

Ainsi, une considération stratégique importante différenciant la responsabilité solidaire de la responsabilité proportionnelle concerne la répartition du risque de perte. Cette question doit tenir compte de la présence et de l’utilisation possible de l’assurance par les parties pour compenser le risque de perte.

 

B.   Indemnisation

 

Un des premiers objectifs du litige civil est d’indemniser le demandeur pour le préjudice ou la perte qu’il a subis à la suite de la faute d’un tiers. Selon la common law, les dommages-intérêts permettent d’indemniser la perte de la victime du délit civil et de la remettre dans la position dans laquelle elle se serait trouvée, n’eût été ce délit. Lorsqu’une personne fautive cause un préjudice, des dommages ou une perte, le défendeur paye tout ce qui est nécessaire pour remettre le demandeur dans sa position antérieure par le biais de dommages-intérêts. Il faut garder cet objectif à l’esprit lorsqu’on analyse les différentes options de réforme. Qui plus est, le but de l’indemnisation doit être vu dans le contexte d’autres objectifs stratégiques tels que l’équité, traitée ci-dessous.

 

C.    Dissuasion

 

On considère traditionnellement la dissuasion comme l’objectif stratégique principal des poursuites pénales et du droit criminel, alors que le droit privé s’intéresse autant à l’indemnisation (ramener une partie ayant subi un préjudice dans sa situation antérieure) qu’à la dissuasion. La dissuasion vise à prévenir qu’un fautif donné participe à d’autres actes fautifs et qu’il/elle cause d’autres pertes (dissuasion particulière), ainsi qu’à décourager les professionnels en général de commettre des actes fautifs (dissuasion générale). 

 

Dissuader des personnes physiques ou morales à commettre des actes fautifs, ou (exprimé autrement) encourager les comportements conformes à la loi est une des principales raisons d’être de la responsabilité civile.

 

La responsabilité civile (ou l’exécution civile) permet de créer d’importantes mesures incitant les professionnels comme les vérificateurs, les administrateurs et les avocats, à respecter leurs obligations statutaires ou contractuelles envers la société par actions et ses parties prenantes.

 

Pour que la dissuasion soit efficace, la menace de responsabilité doit être crédible et substantielle. Lorsque le risque de litige est diminué, financièrement négligeable ou moins élevé que les bénéfices possibles liés à un acquiescement ou à une implication active à ce qu’on pourrait nommer la « gestion des gains », alors la menace est réduite.

 

D.   Équité

 

Comme pour la dissuasion, il existe deux façons de voir la question de l’équité lorsqu’on étudie la responsabilité professionnelle : 1) l’équité envers le demandeur et 2) l’équité envers le défendeur. Le fait de cibler le demandeur ou le défendeur influencera grandement le choix du régime privilégié dans le cadre de la réforme.

 

Un des principaux arguments pour la responsabilité solidaire se fonde sur l’équité envers le demandeur. Si deux personnes ou plus sont responsables d’une perte économique ou financière subie par une autre, elles devraient être responsables de la totalité des conséquences qui en découlent. En d’autres mots, il serait injuste envers un demandeur de lui faire supporter le risque lié à l’incapacité d’un défendeur de payer des dommages-intérêts. Ce risque devrait être supporté par le ou les défendeurs puisque ce sont eux les responsables de la perte.

 

Par ailleurs, le principal argument pour la responsabilité proportionnelle se fonde également sur l’équité, tout en ciblant alors l’équité envers le défendeur. Selon cet argument, il serait injuste envers un défendeur dont le degré de faute est bas par rapport à ses codéfendeurs d’avoir à indemniser pleinement un demandeur en cas d’insolvabilité ou de non-disponibilité d’un codéfendeur. En théorie, un défendeur moins fautif peut recouvrer une contribution de la part de ses codéfendeurs plus fautifs; en pratique cependant, surtout s’il s’agit de professionnels assurés, le moins fautif doit supporter la principale part de responsabilité lorsque ses codéfendeurs sont insolvables ou non disponibles.

 

E.    Accès à la justice et coût des litiges

 

Il faut également tenir compte des coûts. Deux éléments importants à ce sujet sont les coûts du système judiciaire et les frais des litiges. Certains régimes de responsabilité peuvent faire augmenter l’ensemble des coûts des litiges si des procédures multiples ou prolongées sont nécessaires. Différentes sortes de régimes de responsabilité peuvent faire augmenter les frais des litiges à différentes étapes des procédures et pour différentes parties.

 

F.    Coût des services professionnels

 

L’augmentation des coûts peut avoir un impact sur la facturation des services professionnels. Conformément aux principes commerciaux traditionnels, si les frais d’une entreprise augmentent pour certains postes de dépenses (comme les primes d’assurance), cela peut entraîner une augmentation des coûts pour les consommateurs.

 

G.   Certitude

 

Toutes les parties visent la certitude, quoique pour des motifs différents. Les investisseurs et les tiers ayant subi un préjudice à cause de la société et de ses administrateurs, dirigeants ou conseillers professionnels, souhaitent savoir avec certitude qu’ils seront entièrement indemnisés en cas de perte. Réciproquement, les cabinets professionnels et les compagnies d’assurance ont un intérêt économique à connaître avec certitude l’étendue de leur risque de responsabilité, ce qui leur permet de planifier leurs activités plus efficacement. Un plafond législatif à la responsabilité accorde la meilleure certitude quant au quantum des dommages qu’un défendeur potentiel pourrait avoir à payer, ce que ne font ni la responsabilité solidaire ni la responsabilité proportionnelle.

 

H.   Course aux capitaux

 

Une autre considération stratégique porte sur le transfert potentiel de capitaux dans des ressorts prévoyant des régimes de responsabilité moins coûteux ou, réciproquement, des régimes offrant une meilleure protection. Les professionnels, les cabinets, les sociétés par actions et les investisseurs peuvent être parfaitement conscients du régime de responsabilité en vigueur dans un ressort donné et choisir de déménager leurs activités ailleurs en fonction de leurs intérêts économiques.

  

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