Dans le vaste contexte de ces considérations stratégiques, cette partie du rapport détaille les arguments pour une réforme introduisant la responsabilité proportionnelle et les plafonds législatifs de dommages, ainsi que ceux en faveur du statu quo.

 

A.   Réforme de la responsabilité proportionnelle et plafonds législatifs

 

De nombreuses propositions de réforme furent promues pour passer de la responsabilité solidaire à une variante de la responsabilité proportionnelle et/ou à des plafonds législatifs. Les mémoires pour une réforme du régime ontarien de responsabilité solidaire proviennent principalement des vérificateurs et des ingénieurs professionnels. Les sept arguments-clefs invoqués sont les suivants :

 

1.                 Équité

 

Les parties prenantes, et surtout les professionnels de la vérification, soutiennent qu’il est injuste de faire supporter la totalité de la perte d’un demandeur par les défendeurs.

 

De la même façon que les tenants de la responsabilité solidaire se basent sur l’équité pour faire valoir leurs arguments, ceux prônant une réforme du régime de responsabilité soulignent l’iniquité inhérente de la responsabilité solidaire pour les défendeurs. Ils affirment qu’il est injuste pour un défendeur, dont le degré de faute est minime par rapport à ses codéfendeurs, d’avoir à indemniser entièrement un demandeur lorsque ses codéfendeurs s’avèrent insolvables ou non disponibles. L’ICAO soutient que les vérificateurs ne devraient être responsables que de ce qu’ils ont véritablement fait ou omis de faire :

 

[Traduction] En tant que professionnels de la vérification, nous acceptons d’être responsables de notre juste part d’une perte, pourvu qu’elle nous incombe vraiment. Nous croyons aussi fermement que notre responsabilité devrait se restreindre à ce que nous avons fait ou omis de faire, plutôt que couvrir les actes ou omissions de tiers. Dans un contexte de responsabilité solidaire, le fardeau de satisfaire aux jugements et aux règlements incombe aux défendeurs capables de payer. Notre profession n’est pas et ne devrait pas être perçue comme garante des émetteurs dont nous vérifions les états financiers ou de tiers incapables ou non en mesure de payer leur part des pertes encourues.[75]

 

En théorie, les défendeurs qui sont le moins à blâmer peuvent recouvrer la contribution des plus responsables; en pratique cependant, surtout s’il s’agit de professionnels assurés, ils sont seuls à assumer la principale part des dommages lorsque leurs codéfendeurs sont insolvables ou non disponibles.

 

L’équité est la principale préoccupation soulevée dans un des mémoires,[76] et elle est explicitement nommée au titre des avantages d’un régime de responsabilité proportionnelle par l’ICAO,[77] tout en apparaissant en trame de fond dans plusieurs autres.[78]

 

Un régime de responsabilité proportionnelle permettrait aux défendeurs de ne pas avoir à payer pour une part de responsabilité supérieure à celle qui leur est attribuée dans le cadre des procédures. Les parties prenantes soutiennent que cela s’avère plus juste pour les défendeurs, et surtout pour les groupes de professionnels qui jouent souvent un petit rôle dans les procédures, mais qui, pour des motifs comme la disponibilité de l’assurance ou la non-disponibilité des codéfendeurs, sont responsables de plus que leur « juste part » des dommages.

 

2.                 Mythe de la capacité de payer

 

Un deuxième argument invoqué au soutien d’une réforme du régime actuel vise les litiges stratégiques. Les tenants de la responsabilité proportionnelle soutiennent que la responsabilité solidaire encourage les demandeurs à viser injustement les défendeurs qu’on croit assurés ou solvables. Ces défendeurs ayant la « capacité de payer » sont en mesure d’indemniser pleinement un demandeur – en payant beaucoup plus que ce qu’ils doivent – en cas d’insolvabilité d’un codéfendeur.

 

Ainsi, l’industrie comptable soutient que, comme l’on sait que les vérificateurs sont assurés, on cherche à les ajouter parmi les défendeurs. On ne peut pas en dire autant des avocats et d’autres professionnels. Comme ce sont les demandeurs qui décident quand, où et qui poursuivre, ils poursuivent les personnes qu’ils jugent le plus en mesure de leur permettre de recouvrer leurs pertes.

 

Ce ciblage injuste est souligné à titre de problème particulier dans les mémoires soumis par Richard Hardingham et l’Association des municipalités de l’Ontario (AMO). Monsieur Hardingham note que les fraudes commises par un directeur financier ou un chef de la direction peuvent être très difficiles à déceler, et même au-delà des pouvoirs de contrôle d’un vérificateur, et qu’il serait alors injuste que ce dernier supporte une responsabilité accrue et potentiellement la totalité des dommages.[79] Qui plus est, ce risque augmenterait la pression envers les défendeurs ayant la « capacité de payer » comme les vérificateurs, d’autres professionnels ou des municipalités cherchant à éviter un litige cher et prolongé en réglant pour des montants pouvant s’avérer excessifs. L’ICAO suggère que les vérificateurs se trouvent dans une situation unique : alors que le produit du travail d’autres professionnels va directement à une autre partie, les travaux du vérificateur sont largement diffusés parmi de nombreuses parties, ce qui augmente leur risque de responsabilité.[80]

 

On affirme que la responsabilité proportionnelle empêcherait les demandeurs lésés de cibler injustement ces défendeurs bien placés pour une indemnisation dont ils ne sont pas responsables.

 

3.                 Augmentation du coût des litiges, de l’assurance et des dommages accordés par les tribunaux

 

Les opposants au régime de la responsabilité solidaire sont préoccupés par l’augmentation des coûts des litiges, de l’assurance et des jugements en dommages-intérêts.

 

Le système actuel implique deux procédures : la première pour décider qui est responsable de la perte et l’autre pour établir la contribution à verser par chacun des codéfendeurs. On prétend qu’avec la responsabilité proportionnelle, les deux questions seraient traitées dans un même procès, ce qui permettrait potentiellement d’épargner temps et argent.

 

L’ICAO a récemment effectué un sondage auprès d’un peu plus de 1700 cabinets de petite ou moyenne taille et de professionnels exerçant à titre individuel. Parmi les résultats, 73 % des répondants ont déclaré avoir remarqué une augmentation de leurs frais d’assurance responsabilité allant de modeste à importante au cours des cinq dernières années, alors que 64 % ont dit avoir renoncé à certains engagements en matière d’assurance. Cinquante-huit pour cent ont dit que la crise de la responsabilité créait des difficultés pour leurs clients cherchant à accéder à des services d’assurance.[81]

 

L’ICAO soutient que « [traduction] le régime actuel de responsabilité solidaire rend dans les faits les cabinets de vérification canadiens assureurs de nos marchés financiers. »[82] L’ICAO estime que douze poursuites où des dommages de plus de 100 millions de dollars sont réclamés ont été déposées au cours des dix dernières années au Canada et que dans trois de ces poursuites, des dommages de plus d’un milliard de dollars ont été réclamés.[83] L’ICAO se dit préoccupée que des poursuites pour de si gros montants « [traduction] puissent causer un tort sérieux à l’industrie de la vérification ou la défaillance d’un cabinet de vérification ».[84]

 

L’ICAO mentionne également que la valeur monétaire des « pertes subies » réclamées aux six plus grands cabinets de vérification canadiens a augmenté de 190,96 millions de dollars en décembre 1995 à 673,11 millions en décembre 2005. Les pertes subies ne constituent pas la totalité des dommages réclamés, mais reflètent plutôt les montants que les cabinets doivent mettre de côté dans l’éventualité du règlement possible de dossiers, ainsi que les montants payés à cette étape et les frais de défense connexes. Ils soulignent également que la courbe de tendance pour la valeur des montants effectivement défrayés par ces cabinets était « encore plus inquiétante » : ils sont passés de 12,65 millions de dollars en décembre 1995 à 298,67 millions en décembre 2005.[85]

 

On prétend que l’augmentation de ces frais de litige alourdit la tâche des cabinets de vérification cherchant à obtenir de l’assurance. Qui plus est, la difficulté de quantifier la perte prévue fait en sorte que certaines compagnies d’assurance ne sont pas prêtes à faire affaire avec des cabinets de vérification comptable. La responsabilité proportionnelle permettrait une solution :

 

[Traduction] Si l’on reprend le contrôle de ce problème grâce à un régime de responsabilité proportionnelle, les compagnies d’assurance pourraient réintégrer le marché, étant alors capables d’évaluer le risque et de créer une source de recouvrement pour les actionnaires.[86]

 

L’ICAO plaide qu’alors que tous les cabinets sont assurés, aucun n’est en mesure de s’assurer à l’encontre d’un « [traduction] risque catastrophique pouvant découler d’une responsabilité solidaire ».[87] Un autre mémoire soumis au nom de l’ICAO et de grands cabinets comptables soutient que « [traduction] au cours des vingt-cinq dernières années, aucun marché de l’assurance ne s’est créé afin de fournir aux grands cabinets de vérification de l’assurance responsabilité professionnelle pour sinistres catastrophiques ». Cela fit en sorte que « [traduction] chacun des importants réseaux de cabinets comptables internationaux a dû créer une compagnie d’assurance captive » pour s’autoassurer « avec des strates de réassurance à certains niveaux supérieurs lorsque cela était disponible et proposé à des taux commercialement raisonnables ». En conséquence, il est « pour ainsi dire certain » qu’un cabinet de vérification confronté à un sinistre catastrophique exigeant une réassurance « n’aurait par la suite plus accès aux marchés de la réassurance…. ».[88]    

 

4.                 Compétitivité

 

Les opposants à la responsabilité solidaire montrent souvent du doigt les effets négatifs du système sur la compétitivité canadienne.

 

Monsieur Hardingham postule qu’en introduisant une forme de régime proportionnel, les coûts de l’assurance responsabilité baisseraient et que plus d’assureurs perceraient le marché compte tenu de la réduction du risque de réclamations pour dommages catastrophiques à l’encontre des cabinets de vérification, ce qui ferait de l’Ontario un marché plus attrayant pour les vérificateurs et les comptables.[89]

 

L’ICAO note également que le Canada doit demeurer compétitif par rapport aux autres ressorts, et surtout aux États américains ayant délaissé la responsabilité solidaire.[90]

 

5.                 Fourniture de services

 

Les tenants d’une réforme de la responsabilité disent fréquemment que la responsabilité solidaire réduit le nombre de personnes de talent qui entrent et demeurent dans les professions. Cela serait dû au risque engendré par le régime de responsabilité solidaire qui décourage l’entrée dans les professions ou la rétention subséquente des professionnels. Des données sont présentées au soutien de ces inquiétudes. Par exemple, en 2001, il y avait 400 sociétés ouvertes de vérification au Canada. En 2008, ce nombre était passé à 230.[91] Bien que cet argument soit habituellement invoqué dans le cadre de la profession de vérificateur, l’Ontario Society of Professional Engineers craint que le fardeau d’une responsabilité non précisée évince les firmes d’ingénierie du marché.[92] On prétend qu’un passage à la responsabilité proportionnelle augmenterait la pépinière de talents en réduisant le risque et en attirant de jeunes professionnels.

 

Inquiète des effets de cette perte pour le public, l’ICAO soutient que :

 

[Traduction] Les cabinets, autant les grands que les petits, sont chassés du marché des services de vérification et d’assurance compte tenu des coûts de l’assurance qui sont montés en flèche et du risque disproportionné de responsabilité. L’accès à des services vitaux de vérification et d’assurance pour les entreprises de toutes tailles devient de plus en plus cher ou est inexistant, et, dans les circonstances, les sociétés ne sont pas en mesure d’accéder au capital d’investissement nécessaire à la création des emplois.[93]

 

Ainsi, la réduction du nombre de professionnels de la vérification porte non seulement préjudice à l’industrie de la vérification, mais elle empêche également des compagnies de se prévaloir de services de vérification professionnelle. Qui plus est, la responsabilité solidaire inhibe véritablement la qualité des services de vérification fournis au public :

 

[Traduction] Nous ne croyons pas que la responsabilité solidaire améliore la qualité de la vérification. Nous croyons au contraire qu’elle l’inhibe. À cet égard, l’intérêt public est mieux servi par un environnement compétitif de professionnels de haut calibre comme les vérificateurs, conjugué avec une volonté des cabinets de vérification de vérifier les sociétés par actions ontariennes. La responsabilité solidaire fonctionne au détriment des besoins des marchés financiers et au détriment du public en général.[94]

 

De la même façon, les effets dissuasifs que l’on présume plus élevés dans un système de responsabilité solidaire n’améliorent en rien la qualité du travail des vérificateurs. Les professionnels de la vérification évoluent déjà dans une industrie fortement réglementée, et une dissuasion supplémentaire n’est pas nécessaire.[95]

 

L’AMO précise une autre externalité négative de la responsabilité solidaire : les municipalités doivent reporter ou autrement réduire leurs services pour limiter leurs risques de responsabilité.[96]

 

6.                 Plafonds législatifs de responsabilité

 

Un plafond législatif de responsabilité est souvent proposé avec le régime de responsabilité proportionnelle parce que ce dernier ne peut seul protéger à l’encontre d’un sinistre catastrophique : « [traduction] après tout, lorsqu’on fait face à une poursuite de plusieurs milliards de dollars, une part de responsabilité de 20 pour cent suffit amplement à détruire un cabinet de vérification ».[97]

 

On prétend qu’un plafond permettrait de limiter le risque, d’augmenter la certitude des assureurs de prédire son potentiel, de réduire les coûts des professionnels et de leurs clients et de calmer certaines préoccupations quant à l’iniquité inhérente présumée du régime de responsabilité solidaire.[98]

 

L’ICAO préférerait un plafond législatif basé sur une formule, mais elle suggère accessoirement un plafond de 75 millions de dollars, comme en Australie.[99]

 

7.                 Limitations contractuelles à la responsabilité

 

L’ICAO soutient que les limitations contractuelles ne sont pas aussi efficaces que les plafonds législatifs parce que : a) les tiers au contrat seront toujours en mesure de poursuivre pour délit civil et b) plusieurs organes décisionnels, comme le U.S. Securities and Exchange Commission, considèrent que les limitations contractuelles non prévues par la loi constituent un obstacle à l’indépendance des vérificateurs.[100]

 

B.   Responsabilité solidaire ou maintien du statu quo

 

Il existe sept motifs-clés pour la conservation du régime de responsabilité solidaire, précisés ci-dessous.

 

1.                 Équité et indemnisation

 

Le premier argument pour la conservation de la responsabilité solidaire est qu’il s’agit du régime le plus équitable. De façon intéressante, le concept d’équité constitue l’argument central autant des tenants du régime de responsabilité solidaire que de ses opposants. Les personnes pour la conservation du régime soutiennent que si deux personnes ou plus sont responsables de la perte financière ou économique d’un tiers, il est équitable qu’elles soient également responsables de la totalité des conséquences qui en découlent.

 

En d’autres mots, il serait injuste de faire supporter par le demandeur le risque de l’incapacité d’un défendeur à payer des dommages-intérêts. Ce risque devrait être supporté par l(es) autre(s) défendeur(s), responsable(s) de la perte financière ou économique. Réciproquement, il ne serait pas juste d’exiger que le demandeur obtienne un recouvrement séparé de chacun des défendeurs à une action en fonction de la part de responsabilité imputée à chacun par la cour. Comme l’écrit William Sasso :

 

[Traduction] Une indemnisation intégrale des personnes lésées est un objectif considéré comme juste par la CRDO. L’abolition de cette règle ferait en sorte que les personnes lésées, y compris celles qui sont entièrement innocentes, demeureraient sous-indemnisées pour leurs pertes. Pour la CRDO, et pour le soussigné, le fardeau de justifier un changement repose clairement sur ceux qui proposent une réforme qui entraînerait de telles conséquences.[101]

 

Il faut noter que certains rédacteurs de mémoires sont également préoccupés par le débat sur l’« équité » lui-même et par le caractère réellement approprié de cette mesure stratégique dans ce contexte. Un mémoire soulève que les discussions portant sur l’équité « envers » un demandeur ou un défendeur dans leurs rôles respectifs de parties opposées n’aident guère et qu’il faut plutôt s’intéresser à l’équité du système pris dans son ensemble.[102]

 

2.                 Mesures de protection émanant de la common law

 

Le deuxième argument pour la conservation du régime de responsabilité solidaire est le caractère suffisant des mesures de protection prévues selon la common law, qui empêchent les défendeurs de s’exposer à une responsabilité démesurée et injustifiée. Les principes de common law en droit de la responsabilité délictuelle, et surtout ceux détaillés dans Hercules, [103] font en sorte que le demandeur doit prouver que chaque défendeur détient une obligation de diligence envers lui (ou elle), puis que soient déterminées la proximité et la prévisibilité. Même lorsqu’une obligation de diligence est établie prima facie, un tribunal peut être convaincu, en tenant compte de motifs d’intérêt public protégeant les intérêts des défendeurs, de refuser de conclure à la responsabilité d’un codéfendeur donné. Ainsi, les tenants de la responsabilité solidaire soutiennent que la common law protège les défendeurs :

 

[Traduction] Les professionnels… ne sont pas responsables des pertes d’un demandeur à moins que ne soit établi le triumvirat de la prévisibilité, de la proximité et de l’absence d’un motif d’intérêt public niant l’obligation de diligence. Ce niveau triple de protection… fournit toute la protection nécessaire pour éviter un risque de responsabilité inéquitable ou injustifié. Il n’est pas nécessaire de recourir à des méandres complexes et difficiles pour comprendre les dispositions de la LSA.[104]

 

Un autre argument reconnaît que ce critère de common law constitue un défi onéreux pour le demandeur. Ainsi, certaines inquiétudes sont exprimées du fait que l’analyse de l’obligation de diligence de l’arrêt Hercules limite déjà la responsabilité d’une partie. D’autres réformes statutaires qui la restreindraient encore placeraient le(s) défendeur(s) dans une position injustement avantageuse par rapport au demandeur.[105] Si des changements sont apportés au régime de responsabilité, d’autres devraient également être apportés à la common law afin que le système demeure juste et équilibré à la fois pour les demandeurs et les défendeurs. Sinon, s’il fallait respecter une norme onéreuse tout en faisant face au potentiel d’un recouvrement incomplet, le système semblerait « ligué » contre le demandeur. Cet argument ne s’oppose pas strictement à une réforme au profit d’une responsabilité proportionnelle, mais il reconnaît que les réformes déjà apportées aux régimes de responsabilité, et surtout en vertu de la LVMO, impliquent un équilibre des avantages obtenus à la fois par les demandeurs et les défendeurs.

 

 

 

3.                 Dissuasion et risques connexes

 

Le troisième argument au profit de la responsabilité solidaire est qu’elle agit comme un frein à l’inconduite de professionnels. On plaide que, comme ces derniers savent qu’ils seront considérés comme entièrement responsables, ils sont plus enclins à instaurer des mesures pour se protéger. 

 

On a suggéré que remplacer la responsabilité solidaire par une responsabilité proportionnelle pourrait avoir des effets négatifs sur la façon de gérer les risques des défendeurs potentiels. Si ces derniers sont responsables d’une part donnée d’une condamnation globale en dommages, l’intérêt à créer, respecter et améliorer leurs normes professionnelles pourrait décliner à l’avenir. Le mémoire de la bcIMC soulève plus particulièrement le fait que la responsabilité proportionnelle est moins efficace dans un cadre de reddition de comptes et de gouvernance d’entreprise (et donc, de dissuasion des mauvais comportements) que ne l’est la responsabilité solidaire.[106]

 

De la même façon, les plafonds à la responsabilité créent plus de certitude pour les cabinets et les professionnels. Cette certitude leur permet d’intégrer un maximum de leur responsabilité potentielle à leur plan d’entreprise. Ainsi, en assurant une information parfaite, les plafonds éliminent potentiellement le risque d’une responsabilité future, faisant en sorte que les professionnels sont moins enclins à créer et à appliquer des normes professionnelles optimales.

 

4.                 Simplicité

 

Le quatrième argument au profit de la responsabilité solidaire est sa simplicité. Les tenants de la responsabilité solidaire soutiennent qu’elle est moins complexe que le régime alternatif de la responsabilité proportionnelle ou qu’un régime hybride de responsabilité plafonnée. Dans le cadre d’un régime de responsabilité solidaire, un demandeur peut intenter une poursuite sans s’inquiéter de la répartition de la faute lors du procès. Une indemnisation intégrale est assurée, ce qui permet de cibler l’argumentaire sur l’établissement de la responsabilité de chacun des défendeurs. La répartition de la faute s’effectue a posteriori pour permettre aux défendeurs de s’indemniser mutuellement, le cas échéant.

 

On plaide qu’un régime de responsabilité proportionnelle introduirait une complexité superflue dans le système judiciaire ontarien. Cela prolongerait les causes et les rendrait plus complexes, car les demandeurs tenteraient d’ajouter plus de parties que nécessaire au litige, dans le but d’être entièrement indemnisés.[107]

 

5.                 Preuve insuffisante

 

Le cinquième argument invoqué au profit du régime de responsabilité solidaire est l’absence de preuve ou de données empiriques démontrant qu’un changement dans ce contexte serait globalement avantageux. Plusieurs mémoires le soulignent. L’argument du « manque de preuve » peut être subdivisé en trois groupes : i) l’augmentation des coûts de l’assurance; ii) l’attribution potentielle de dommages catastrophiques par jugement; et iii) les conséquences affectant les professionnels.

 

La première préoccupation relative au manque de preuve concerne l’augmentation des primes et des garanties d’assurance. On plaide que l’augmentation des coûts de l’assurance a des effets délétères pour les professionnels, les clients et les marchés en général; dans certains cas, les entreprises se privent de vérification compte tenu des coûts.[108] De façon extrême, on invoque une « crise de l’assurance » selon laquelle, compte tenu des honoraires démesurés des vérificateurs, on n’aurait pas accès à des montants d’assurance suffisants.

 

Comme cela est souligné dans plusieurs mémoires, aucune preuve substantielle n’a été présentée au soutien de ces prétentions.[109] Bien que l’ICAO mentionne des sondages effectués auprès de vérificateurs qui en feraient la preuve, ces études anecdotiques ne constituent pas une preuve persuasive démontrant clairement la nécessité d’une réforme :

           

[Traduction] L’absence de données au soutien d’une réclamation doit préoccuper grandement ceux qui cherchent à appliquer un nouveau protocole ou une nouvelle procédure. Une preuve anecdotique est peu fiable en soi et malheureusement, subjective parce que, plutôt que voir la situation dans son ensemble, elle s’intéresse seulement aux détails.[110]

 

La deuxième préoccupation porte sur l’augmentation du montant des jugements et/ou des règlements en dommages. On invoque alors la possibilité d’une augmentation progressive des coûts jusqu’aux conséquences potentielles d’un « sinistre catastrophique » dans le cadre du régime de responsabilité solidaire. On prétend également qu’une partie responsable d’un pour cent de la faute peut être jugée responsable de la totalité des dommages d’un demandeur.

 

Les données disponibles ne soutiennent pas ces prétentions (celle, par exemple, qu’une partie fautive à 1 % soit responsable de 100 % des dommages) ou pour justifier que la responsabilité solidaire est la première responsable de l’augmentation des coûts ou de jugements en dommages manifestement injustes.

 

Le mémoire de Siskinds srl fait état d’un cas où la preuve empirique présentée par les comptables (partiellement reproduite ci-dessus) n’indique pas qu’il s’agit d’un « sinistre catastrophique » et où aucune preuve n’est proposée pour justifier que les pertes aient été exagérées compte tenu de la responsabilité solidaire.[111] Qui plus est, on ne sait pas si certains des chiffres cités s’appliquent plus particulièrement aux vérificateurs. L’ICAO concède elle-même que « [traduction] nous n’avons pas de chiffre précisant le montant global des dommages réclamés dans toutes les causes concernant des vérificateurs, puisque ce type de renseignement n’est pas toujours publié ».[112]

 

Le mémoire de l’ABO souligne que les vérificateurs faisaient référence à une « crise de l’assurance » en invoquant les principes de l’arrêt Hedley Byrne, bien avant que ne soit rendue la décision dans Hercules qui fit dévier le débat vers la responsabilité solidaire.[113]

 

L’ABO démontre également que les statistiques faisant état d’une baisse du nombre de cabinets comptables ontariens ne semblent pas tenir compte de facteurs tels que le récent marasme ou les conséquences de scandales financiers notoires.[114] L’OTLA note :

 

[Traduction] Personne n’a fait état d’une cause, rapportée, réglée ou autre, dans laquelle un comptable ou un vérificateur fautif, responsable d’un pour cent des dommages, ait eu à défrayer 100 % de la réclamation ou un montant avoisinant les 100 %… Un tel scénario, comme l’indique le commentateur David Debenham, est une « légende urbaine. »[115]

 

La troisième préoccupation touche les arguments selon lesquels les jeunes sont découragés à l’idée de devenir comptables à cause du régime actuel de responsabilité, le prix des services de vérification et les impacts du régime de responsabilité sur la compétitivité.

 

Ces prétentions sont généralement de deux types : i) une augmentation massive du risque individuel selon le régime de la responsabilité solidaire décourage les gens à entrer dans la profession qu’ils ont choisie ou à y rester et ii) la responsabilité solidaire a des effets dissuasifs sur les marchés nationaux et internationaux, ce qui fait que la compétitivité des cabinets établis en Ontario est désavantagée par rapport à leurs concurrents canadiens et internationaux.[116]

 

Dans leurs mémoires, des parties comme l’ABO notent l’absence de preuve empirique que les cabinets de vérification comptable s’établissent ailleurs, que les entreprises de la province renoncent aux vérifications compte tenu de leurs coûts ou que les primes d’assurance montent en flèche.

 

[Traduction] On prétend que ce phénomène découle à certains égards de la responsabilité solidaire non limitée. Cela n’est pas soutenu par la preuve et, même si cette prétention est exacte, aucune preuve n’indique que le retrait des cabinets comptables de petite et moyenne taille du secteur de la vérification est dû au régime de responsabilité solidaire non limitée plutôt qu’à d’autres facteurs comme le marasme postérieur à septembre 2008 ou les changements survenus dans le monde de la vérification/comptabilité après les fiascos Enron/Arthur Anderson.[117]

 

Faisant référence à David Debenham, l’OTLA ajoute :

 

[Traduction] Il n’existe aucune preuve empirique au soutien de ces arguments – d’une part, parce que le coût des missions de vérification n’augmente pas, mais diminue compte tenu de l’informatisation et de la concurrence accrue dans le marché de la vérification. D’autre part, il remarque qu’il n’existe aucune preuve que les coûts de l’assurance responsabilité professionnelle sont transmis aux clients.[118]

 

6.                 Compétitivité et comparaison avec d’autres ressorts

 

Plusieurs des mémoires reçus soulignent qu’il n’est pas approprié de comparer les dispositions actuelles de la LSAO relatives à la responsabilité solidaire à celles en vigueur à l’étranger, et surtout aux États-Unis, où des régimes de responsabilité proportionnelle ont été introduits. Comme l’ont noté plusieurs intervenants, il existe des différences fondamentales entre plusieurs ressorts ayant introduit la responsabilité proportionnelle et l’expérience canadienne. Les États américains qui ont instauré des régimes de responsabilité proportionnelle ont opté pour des règles plus rigides de responsabilité et augmenté la règlementation gouvernementale des vérificateurs pour faire contrepoids à l’abandon d’un régime de responsabilité solidaire.

 

Plusieurs des caractéristiques du modèle de litige américain suggèrent un climat plus adapté à un régime de responsabilité proportionnelle. Comme l’OTLA le souligne, il existe au moins cinq différences entre les modèles canadien et américain de litige qui font ressortir certaines des raisons pour lesquelles les régimes de responsabilité proportionnelle sont plus adaptés au contexte juridique américain. Premièrement, les dommages punitifs sont habituellement plus élevés aux États-Unis qu’au Canada. Deuxièmement, les dépens font partie du droit canadien, mais ne s’appliquent pas aux États-Unis dans la grande majorité des cas impliquant des vérificateurs. Troisièmement, aux États-Unis, les demandeurs qui n’ont pas gain de cause ne supportent habituellement pas les dépens, contrairement au Canada. Quatrièmement, l’environnement règlementaire actuel est moins difficile envers les vérificateurs au Canada qu’aux États-Unis. Cinquièmement, les recours collectifs à l’encontre des vérificateurs sont beaucoup moins fréquents au Canada. Ces différences, loin d’être exhaustives, suggèrent que l’instauration d’un régime de responsabilité solidaire en Ontario pourrait avoir des conséquences très différentes de celles constatées aux États-Unis.[119]

 

7.                 Caractère inapproprié des plafonds législatifs

 

Malgré des avantages potentiels en ce qui concerne la certitude, les plafonds législatifs tempéreraient l’effet dissuasif des poursuites, réduiraient l’intérêt à régler la cause, seraient injustes envers les demandeurs ainsi qu’envers les défendeurs pouvant demeurer responsables de la totalité des dommages inférieurs au plafond, ajouteraient au fardeau administratif nécessaire pour leur surveillance et leur révision et seraient arbitraires.[120] En résumé, un régime de responsabilité plafonnée prévu par la loi répondrait au problème causé par le risque d’un sinistre catastrophique, sans être nécessairement équitable. L’iniquité résiduaire est notamment analysée dans le mémoire soumis par Wayne Gray.[121] Selon lui, les limites de responsabilité ne permettent pas vraiment d’accroître la certitude, comme les tenants de la réforme le prétendent, mais constituent plutôt une façon de limiter la responsabilité juridique. On peut également obtenir une certitude en fixant un plafond de dommages extrêmement élevé dans une loi, qui serait toujours applicable quel que soit le montant des dommages réellement subis, mais l’assurance demeurerait quand même chère et limitée.[122]

 

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