A.              La montée du travail précaire

Au cours des dernières décennies, le travail à temps partiel, le travail temporaire et le travail occasionnel ont connu une nette progression. Ce genre de travail manque de sécurité et comporte des avantages restreints. Ce phénomène est un facteur qui a contribué aux taux croissants d’inégalité des revenus dans de nombreux pays membres de l’OCDE, ainsi qu’à des troubles sociaux dans certains d’entre eux[6]. Si, dans les catégories à salaires élevés, certains travailleurs ont bénéficié de la souplesse que ces changements ont apportée, ceux qui se situent à l’extrémité inférieure de l’échelle des salaires et des compétences se débattent dans des emplois peu sûrs afin de pouvoir gagner un salaire décent. La nature du travail précaire a aussi été touchée par la migration mondiale des travailleurs, qui pose des défis à de nombreux pays, dont le Canada[7].

Même si l’évolution de la nature du travail et la migration connexe de travailleurs prennent de l’ampleur depuis plusieurs décennies, la crise économique mondiale les a fait ressortir encore plus. La situation économique du Canada a peut-être permis à ce dernier de résister au ralentissement de l’économie mieux que de nombreux autres pays, mais il est néanmoins confronté à d’importants déficits, à des recettes plus faibles, à un taux de chômage élevé ainsi qu’à des projections économiques peu encourageantes[8]. L’état actuel de l’économie se répercute sur les entreprises et, partant, sur les emplois[9]. Les gouvernements s’efforcent de réduire les déficits tout en continuant de stimuler les affaires et de créer des emplois. Dans ce contexte, les initiatives visant à améliorer les mécanismes de soutien destinés aux travailleurs vulnérables ne sont pas seulement impératives; il faut aussi qu’elles soient réalisables et économiques.

Dans le cadre du présent projet, la CDO examine l’effet des lois sur les travailleurs qui exercent des formes précaires de travail (les « travailleurs vulnérables »). Tant le « travail précaire » que le « travailleur vulnérable » sont définis dans le document d’information de la CDO :

Le travail précaire se caractérise par un manque de continuité, un bas salaire, une absence d’avantages sociaux et, possiblement, une plus grande vulnérabilité aux accidents et à la maladie […] Les mesures de la précarité sont le niveau de gains et celui des avantages sociaux fournis par l’employeur, le degré de protection réglementaire et le degré de contrôle ou d’influence dans le cadre du processus de travail […] Les principaux types de travail précaire sont : l’emploi dit indépendant, l’emploi à temps partiel (stable et occasionnel) et l’emploi temporaire.

[…]

On dit que le secteur dans lequel les travailleurs sont employés, la taille de l’entreprise où ils travaillent, la nature non conventionnelle de leur contrat d’emploi et leurs caractéristiques démographiques sont des balises qui permettent de les qualifier de « vulnérables ». Dans le présent rapport, les travailleurs vulnérables sont ceux dont le travail peut être qualifié de « précaire » et dont la vulnérabilité est soulignée par leur « situation sociale » (c’est-à-dire leur origine ethnique, leur sexe, leurs compétences et leur statut d’immigré)[10].

C’est donc dire que, dans ce contexte, la vulnérabilité ne fait pas référence aux travailleurs eux-mêmes, mais à la situation à laquelle ils sont confrontés, tant dans leur milieu de travail que dans d’autres aspects de leur vie, comme leur état de santé, leur famille, leur aptitude à prendre part aux activités de leur collectivité de même que leur intégration à la vie en Ontario.

Parmi les caractéristiques de la précarité qui sont mentionnées dans la description qui précède, le fait de gagner un bas salaire est un élément clé. Ainsi, une personne autonome et à salaire élevé qui exécute des contrats successifs (comme le fait un consultant) ne serait pas considérée comme un « travailleur vulnérable ». Par contre, le projet se soucie du nombre croissant des travailleurs pauvres au Canada (3,6 % de l’ensemble de la population active en 1996, et 5 % en 2008), dont un grand nombre travaillent dans des conditions précaires[11]. Les emplois peu rémunérés comportent souvent peu d’avantages sociaux, sinon aucun, comme une assurance-santé complémentaire.

Conjuguée à un bas salaire, l’insécurité d’emploi est aussi l’une des caractéristiques marquantes des emplois précaires. La crainte de perdre son emploi peut être attribuable à des phénomènes qui touchent l’ensemble du secteur privé, comme l’automatisation de la main-d’œuvre ou les contraintes économiques. Les travailleurs étrangers temporaires exercent un emploi précaire quand la crainte qu’ils éprouvent d’être renvoyés dans leur pays d’origine les empêche de se prévaloir des mesures de protection juridiques auxquels ils ont droit; ils craignent que leur emploi ne soit pas « sûr », même durant la période de travail restreinte que leur offrent les programmes des travailleurs étrangers.

Ce groupe de travailleurs qui gagnent de bas salaires, de pair avec d’autres mesures de précarité, a été qualifié de « précariat » par Guy Standing, qui décrit ce groupe comme une catégorie socioéconomique qui prend de plus en plus d’ampleur :

[traduction] […] dans bien des pays, au moins le quart de la population adulte entre dans la catégorie du précariat. Il n’est pas seulement question pour ces personnes d’avoir un travail peu sûr et d’exercer des emplois à durée limitée et à protection minimale en matière de travail, encore que tout cela soit généralisé. C’est le fait de se trouver dans une situation qui ne procure aucun sentiment de carrière, aucun sentiment d’identité professionnelle sûre et peu de droits, sinon aucun, aux avantages qu’offrent le secteur public et le secteur privé et qu’en étaient venus à considérer comme un dû plusieurs générations de ceux qui estimaient appartenir au prolétariat industriel ou au salariat[12].

Le processus de consultation que la CDO a mené dans le cadre du présent projet a renforcé les thèmes entourant les travailleurs vulnérables et le travail précaire, des thèmes que de nombreux commentateurs ont relevés, comme : (i) un manque de connaissance, tant chez les employeurs que chez les employés, des droits des employés et des responsabilités des employeurs, (ii) l’absence d’un moyen rapide de régler les plaintes, (iii) les obstacles à l’exécution des droits des travailleurs, et (iv) le besoin de jouir de droits minimaux, fondamentaux et applicables de manière plus générale en matière d’emploi. Le manque de représentation ou de « porte-parole » chez les travailleurs qui exercent un travail précaire suscite, en particulier, une préoccupation importante[13]. On est bien conscient de l’évolution du travail, mais certains se demandent si le régime réglementaire existant s’adapte à cette mutation.

Pour les employeurs, la relation d’emploi type n’est peut-être plus le modèle normatif des emplois, mais bien des travailleurs sont encore à la recherche d’emplois permanents stables, bien rémunérés et offrant des avantages sociaux.

La transformation qui se déroule dans le monde du travail est dynamique, et même les experts ne sont pas sûrs de l’endroit où cela nous mènera. Les gouvernements, les entreprises, les organismes communautaires et les syndicats ont tous et chacun un rôle à jouer et se doivent de tendre la main aux travailleurs vulnérables qui se trouvent délaissés. Le rapport préliminaire décrit l’ampleur du problème et quels sont ceux qui en sont victimes et de quelle façon, et il suggère aussi une série de mesures qui peuvent être prises à court ou à moyen terme en vue de répondre aux besoins des travailleurs vulnérables.

 

B.              La toile de fond économique

Dans le document que la CDO leur a commandé, Noack et Vosko ont relevé une remarquable stabilité dans la structure générale de la population active de l’Ontario au cours des années 1999 à 2009. La distribution de certaines formes d’emploi (l’emploi autonome et l’emploi à temps partiel) n’a pas changé, ce qui les a amené à conclure que l’Ontario vit une « précarité persistante ». Cependant, si l’on examine de façon plus générale les dernières décennies, il semble que les formes précaires d’emploi soient en hausse[14]. Dans la présente section sont décrites certaines des pressions subies au sein de l’économie et du marché du travail qui contribuent à cette montée de l’emploi précaire.

En Ontario, le marché du travail est influencé par des tendances économiques qui ont transformé la façon dont on mène les affaires. La mondialisation et le libre-échange ont donné lieu à la création de marchés d’envergure mondiale. Les entreprises de l’Ontario doivent de plus en plus rivaliser avec des économies émergentes, qui ont l’avantage de bénéficier d’une main-d’œuvre moins rémunérée et de relativement peu de contrôles réglementaires. Par ailleurs, la révolution technologique des trois dernières décennies a entraîné une nette diminution des frais de communication et de transport. Par exemple, lors des consultations que la CDO a menées, les cultivateurs de légumes de l’Ontario ont déclaré qu’ils faisaient concurrence à des producteurs situés en Amérique centrale et en Amérique du Sud, en plus de leurs concurrents californiens habituels[15].

Ces tendances, auxquelles s’est ajoutée la récession mondiale survenue en 2007, ont fortement incité les entreprises à baisser les prix à la consommation, ce qui, par ricochet, les a amenées à restructurer leur effectif en tant que de stratégie de compression des dépenses. Le fait de conserver un effectif souple permet aux entreprises de réagir rapidement aux pressions qu’exerce la concurrence. Cette souplesse s’obtient en ayant recours à un plus grand nombre d’employés temporaires ou à temps partiel et en embauchant moins d’employés permanents à temps plein. Dans certains cas, les employeurs offrent parfois des ententes de partage de poste aux employés existants afin d’éviter des mises à pied[16]. Il est possible aussi que des entreprises externalisent entièrement certaines fonctions, réduisant ainsi la taille globale de leur effectif tout en dépendant davantage de travailleurs contractuels autonomes (il s’agit souvent d’anciens employés)[17]. Cela a eu pour résultat de fissurer le marché du travail[18]. L’augmentation du nombre des lieux de travail fragmentés et de plus petite taille signifie qu’il existe pour les employés moins de chances d’avancement à l’interne, ce qui les bloque dans des postes situés au bas de l’échelle[19].

La révolution de l’information et les progrès technologiques phénoménaux des trente dernières années, de même que la transformation graduelle d’une économie de fabrication en une économie de services, se sont répercutés eux aussi sur le marché du travail. Dans les lieux de travail, l’automatisation a réduit la demande générale en travailleurs, et la demande qui subsiste s’adresse de plus en plus à des travailleurs très scolarisés ou hautement spécialisés. Selon Harry Arthurs, dans le document intitulé Équité au travail, plus de 70 % des nouveaux emplois exigent d’avoir suivi des études postsecondaires, 25 % exigent un diplôme universitaire et seuls 6 % des emplois n’exigent pas de certificat d’études secondaires[20], ce qui donne un bassin relativement restreint d’emplois disponibles pour les travailleurs vulnérables et une sécurité d’emploi réduite pour les travailleurs non spécialisés. La politique canadienne en matière d’immigration a réagi à cette situation en priorisant l’immigration de travailleurs hautement spécialisés[21].

La tendance mondiale que représente la migration internationale a elle aussi une incidence sur la combinaison des travailleurs que l’on trouve sur le marché du travail au Canada. Un élément de cette tendance est le mouvement accru des « travailleurs invités ». Un grand nombre d’entre eux sont des travailleurs non spécialisés venant de pays du tiers-monde, qui migrent à la recherche d’emplois offrant une rémunération supérieure à celle qu’ils peuvent gagner dans leur pays. Les pays industrialisés, dont le Canada, doivent composer avec une population vieillissante et une main-d’œuvre qui n’est plus disposée à exercer des emplois ardus et souvent peu rémunérés, comme le travail agricoles et la prestation de soins. Pour combler ces besoins en travailleurs, ces pays ont modifié leurs politiques d’immigration afin de permettre l’entrée temporaire de travailleurs invités[22].

Les proportions accrues de postes de premier échelon (ou de niveau d’entrée) à une extrémité de l’échelle du marché du travail en Ontario et de postes axés sur le savoir à l’autre extrémité ont généralement eu pour effet d’écarter les postes d’échelon intermédiaire. Ce phénomène, appelé « économie en sablier », a contribué non seulement à une polarisation des professions et des revenus mais aussi à une polarisation sociale[23]

Ces faits ont également eu une incidence sur les taux de syndicalisation. Les emplois professionnels et de gestion forment une part grandissante du marché du travail, et ils sont moins souvent syndiqués. On tend aussi à croire que la taille plus petite des entreprises, par suite de la fissuration du marché du travail, fait en sorte qu’il est plus difficile de syndiquer les travailleurs[24].

Les conditions du marché du travail, l’évolution de la main-d’œuvre et l’intensification du travail précaire ont tous contribué à une hausse marquée de l’inégalité des revenus au Canada depuis les vingt dernières années[25]. Durant cette période, le groupe le plus nanti des Canadiens a augmenté sa part du revenu national total par rapport à celle des Canadiens à revenu modique ou moyen. Une partie du problème est l’écart grandissant entre les salaires versés à la tranche supérieure de 10 % des salariés et ceux qui sont versés à la tranche inférieure de 10 %. Cependant, l’inégalité des gains dépend aussi du type d’emploi que les personnes exercent, ainsi que de leurs modalités de travail. Par exemple, les travailleuses représentent un pourcentage plus élevé de la population active qu’il y a vingt ans. Mais les femmes sont plus susceptibles de travailler à temps partiel et de toucher un revenu inférieur[26]. Dans le même ordre d’idées, l’augmentation du nombre des emplois autonomes par rapport aux relations d’emploi types peut intervenir d’une certaine façon dans la croissance de cette inégalité parce que les travailleurs autonomes, eux aussi, se concentrent habituellement dans les groupes à revenus relativement faibles[27]. Même si la mondialisation et les progrès technologiques ont permis d’intensifier la productivité et les perspectives de travail, ce sont, dans une mesure disproportionnée, les travailleurs hautement spécialisés qui en bénéficient, plutôt que les travailleurs peu ou pas spécialisés.

Même s’il est évident que les revenus sont de plus en plus inégaux au Canada, les vastes répercussions de ce phénomène pour la société sont moins claires. Certains soutiennent que cette inégalité touche le bien-être de tous les échelons de la société, pas seulement les pauvres[28]. Selon Richard Wilkinson, les sociétés plus égales ont de meilleures relations sociales. Les collectivités sont plus solides, et on relève des niveaux de confiance supérieurs et des niveaux d’homicide, d’hostilité et de discrimination inférieurs[29]. De plus, les sociétés moins égales présentent des normes de santé inférieures à la moyenne et une espérance de vie plus courte[30]. D’autres, comme l’Institut Fraser, font valoir que la liberté économique (définie comme suit : choix personnel, échanges volontaires coordonnées par les marchés, liberté d’entrer dans les marchés et d’y faire concurrence, et protection des personnes et de leurs biens contre toute agression) est indispensable à des niveaux supérieurs de prospérité et de bien-être, à une espérance de vie plus longue, ainsi qu’à un meilleur bien-être chez les femmes[31]. On s’entend généralement pour dire, toutefois, que la croissance de l’emploi précaire en Ontario au cours des trente dernières années exige une réponse prudente sur le plan des lois et des politiques : une réponse qui protège les intérêts des travailleurs tout en veillant à ce que les entreprises ontariennes demeurent concurrentielles au sein de la nouvelle économie mondiale.

 

C.              Le travail précaire : de quoi cela a-t-il l’air?

Noack et Vosko ont évalué la prévalence du travail précaire en Ontario par rapport à certaines dimensions de l’insécurité du marché du travail, dont un faible revenu, peu de contrôle sur le processus de travail et un accès restreint à des mesures de protection de nature réglementaire. Les auteurs adoptent quatre indicateurs, tirés des données disponibles, en tant que mesures de la précarité : un faible revenu (défini comme équivalant à moins de 1,5 fois le salaire minimum), pas de régime de retraite, une entreprise de petite taille et pas de protection syndicale[32]. Même s’il existe d’autres indicateurs importants du travail précaire, dont une absence de régime d’assurance complémentaire en matière de services médicaux et de soins dentaires et de la vue, les données sont insuffisantes pour permettre de les mesurer[33].

Considéré séparément, chacun des quatre indicateurs a une incidence sur une part importante des travailleurs ontariens. Environ 75 % d’entre eux n’ont pas de protection syndicale. Tout juste moins de 50 % n’ont pas de régime de retraite de l’employeur. Environ 33 % gagnent systématiquement un salaire bas et 20 % travaillent dans une petite entreprise[34]. Cependant, c’est la combinaison de ces situations qui équivaut à un emploi précaire. Les auteurs considèrent que les travailleurs exercent un emploi précaire s’ils répondent à au moins trois de ces quatre critères. En se fondant sur cette mesure, ils ont constaté dans leur étude que, dans la main-d’œuvre ontarienne, 33 % des emplois sont précaires. Mais ce chiffre reflète les emplois qui combinent n’importe quelle série de trois des quatre critères, y compris près de 11 % d’emplois qui ne comportent pas un bas salaire (mais qui regroupent les trois autres critères). Même si cette dernière catégorie d’emplois peut être précaire, en ce sens que les emplois sont moins sûrs, discontinus ou non assortis d’un régime de retraite ou d’une protection syndicale, les personnes qui les exercent ne sont pas considérées comme vulnérables dans le cadre que la CDO a établi. Pour les besoins du présent rapport préliminaire, il est plus pertinent de considérer la proportion approximative de 22 % des emplois en Ontario qui sont caractérisés par un bas salaire, plus deux des trois autres indicateurs de précarité : l’absence de régime de retraite, l’absence de syndicat et/ou une entreprise de petite taille.

Noack et Vosko ont constaté que la forme d’emploi est liée à la précarité. Par exemple, les employés à plein temps ont moins de risques d’exercer un travail précaire que les employés à temps partiel. Environ 33 % de ces derniers occupent un poste à bas salaire, sans syndicat et sans régime de retraite, comparativement à près de 9 % des employés à temps plein[35]. Même si les emplois peuvent être décrits comme étant à temps partiel, dans certains cas les travailleurs exercent peut-être plus d’un emploi à temps partiel et ne sont donc pas décrits à juste titre comme étant à temps partiel[36].

Dans le même ordre d’idées, les travailleurs temporaires risquent davantage d’exercer un travail précaire que les travailleurs permanents[37]. Il s’agit là d’un fait important car, à l’heure actuelle, les employés temporaires ne bénéficient peut-être pas entièrement des dispositions des normes d’emploi de l’Ontario qui exigent une durée de service minimale (comme une période de vacances, un avis de cessation d’emploi et une indemnité de départ)[38]. De plus, une fois qu’un travailleur accepte un emploi temporaire, il devient plus difficile pour lui de progresser, et il y a un risque qu’il gagne un revenu moindre de nombreuses années durant[39]. L’incertitude que l’on associe aux emplois temporaires rend par définition ces emplois précaires. Cependant, les formes différentes de travail temporaire présentent aussi des caractéristiques singulières qui ajoutent à leur précarité[40]. Un exemple de cela est le travail qu’accomplissent les travailleurs migrants temporaires, comme il en sera question à la prochaine section du présent rapport. Un autre exemple est le travail qu’exécutent les travailleurs d’agences temporaires.

Les travailleurs d’agences temporaires sont un phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur au sein du marché du travail. Contrairement aux travailleurs temporaires qui trouvent du travail par eux-mêmes, les travailleurs d’agences temporaires sont au service d’une agence qui les affecte à des postes temporaires. C’est l’agence qui est leur employeur, même s’ils travaillent pour les clients de cette dernière[41]. Autrefois, les employeurs embauchaient des travailleurs d’agences temporaires en vue de combler temporairement des postes dont les titulaires habituels étaient malades ou absents. De plus en plus, toutefois, les employeurs considèrent le travail d’agence temporaire comme une stratégie permanente pour maintenir un effectif souple[42]. Ces employés sont habituellement moins intégrés à l’effectif du lieu de travail, ce qui peut avoir des conséquences sur le plan de la santé et de la sécurité, comme dans les cas où on ne leur offre pas la même formation en matière de sécurité qu’aux employés ordinaires[43]. Dans certains cas, les travailleurs d’agences temporaires sont embauchés dans le but bien précis d’effectuer des tâches dangereuses de façon à ce que les employés ordinaires n’aient pas à le faire[44]. Même si, dans ce scénario, l’agence temporaire est légalement l’employeur, cette dernière n’est pas présente sur place et est peu en mesure de garantir des conditions de travail sûres[45].

Il est possible aussi que les travailleurs d’agences temporaires soient défavorisés par la politique qu’applique l’Ontario en matière de réemploi. Dans certaines circonstances, les employeurs sont tenus de réembaucher des travailleurs dits accidentés, et des incitatifs pécuniaires leur sont consentis pour qu’ils se conforment à cette obligation[46]. Cependant, les agences de placement temporaire s’acquittent de cette obligation en réinscrivant simplement le travailleur sur la liste de placement sur le marché du travail. Il n’existe aucune protection pour garantir par la suite que l’on offre réellement aux travailleurs des emplois convenant à leurs compétences[47].

Selon une étude que mène actuellement l’Institut de recherche sur le travail et la santé, on compte environ 1 300 agences de placement temporaire, qui emploient une partie des 700 000 employés temporaires présents en Ontario[48]. Les travailleurs de ces agences gagnent habituellement une rémunération inférieure à celle des employés permanents, et leur taux de syndicalisation est inférieur à celui des autres employés temporaires[49]. En 2003, les travailleurs d’agences temporaires ont gagné 40 % de moins que les employés permanents[50].

Il est possible que des travailleurs cherchent du travail par l’entremise d’agences temporaires pour préserver une vie professionnelle souple ou trouver rapidement du travail. Ces agences sont également une option pour les travailleurs tels que les immigrants récents dont les titres de compétence ne sont pas reconnus par les employeurs ordinaires[51]. Cependant, la relation triangulaire qui existe entre le travailleur, l’agence de placement temporaire et le client peut faire en sorte que le travailleur ne soit pas au courant de ses droits juridiques et qu’il soit plus exposé à un travail dangereux ou à des conditions de travail peu sûres[52]. Les travailleurs d’agences temporaires ont moins de contrôle sur leur lieu de travail et, de ce fait, risquent moins de se plaindre des conditions de sécurité[53]. Ils sont soumis, dans une mesure disproportionnée, à d’autres factures de risque d’accidents au travail, comme une mauvaise supervision, une formation et une expérience insuffisantes, la jeunesse et peu de qualifications, de même qu’une exposition à des tâches hautement dangereuses[54]. Par ailleurs, le milieu réglementaire est actuellement structuré de façon à ce que l’agence temporaire, à titre d’employeur, paie les primes de sécurité professionnelle et d’assurance contre les accidents du travail de ses travailleurs[55]. Certains employeurs déplacent le coût des tâches à risques élevés en embauchant des travailleurs d’agences temporaires et ils se soustraient ainsi aux primes majorées qui s’appliquent aux accidents survenant au travail[56].

Les entreprises qui confient des fonctions spécialisées à des entreprises externes, lesquelles fournissent directement des travailleurs ou sous-traitent avec un organisme tiers en vue d’obtenir des travailleurs, sont une autre tendance qui prend de l’ampleur. Cette situation crée une chaîne d’impartition dans le cadre de laquelle les employés du client, les employés à contrat et les employés sous-traitants peuvent tous travailler dans le lieu de travail du client. L’externalisation est associée à une diminution des emplois dans les grandes entreprises, à une augmentation des emplois dans les petites ou moyennes entreprises ainsi qu’à une augmentation des emplois atypiques, tels que l’emploi autonome et le travail temporaire[57].

Comme dans le cas des travailleurs d’agences temporaires, les employés contractuels et sous-traitants sont vulnérables à un certain nombre d’égards. Premièrement, l’externalisation des tâches permet souvent à une entreprise de se distancer des responsabilités qu’impose la réglementation à l’égard de ces travailleurs, ce qui réduit les mesures de protection offertes au travail. Les chaînes contractuelles ont tendance à créer des responsabilités fragmentées et une certaine confusion qui mine la responsabilité à l’égard de la santé et de la sécurité au travail[58]. Deuxièmement, la décision de confier du travail en sous-traitance est souvent prise par souci d’économie[59]. En traitant la main-d’œuvre comme un simple produit, les entreprises sont plus concurrentielles. Cependant, pour les travailleurs, il en résulte une diminution des revenus et des avantages sociaux.

Certaines formes d’emploi autonome sont elles aussi précaires. Même si l’emploi autonome est habituellement associé aux petites entreprises, de nombreux travailleurs autonomes n’en emploient pas d’autres. Ces « travailleurs autonomes à leur propre compte » vendent leurs propres services dans un large éventail de situations. Par exemple, les professionnels autonomes à leur propre compte, comme les comptables et les médecins, exercent un contrôle élevé sur leurs activités professionnelles et gagnent habituellement un revenu élevé.

En revanche, le secteur des travailleurs autonomes à leur propre compte inclut aussi des travailleurs tels que les préposés aux soins personnels, qui peuvent dépendre d’un seul ou de plusieurs clients, travailler au domicile de leur client et gagner un simple revenu de subsistance. En 2000, 30 % des travailleurs autonomes à leur propre compte exerçaient leurs activités chez leur client, et 18 % ont déclaré que l’un de leurs clients était un ancien employeur[60]. Dans de telles circonstances, surtout quand il n’y a qu’un seul client, le degré de dépendance peut entraîner de la précarité ou, subsidiairement, ce qu’un client appelle un emploi autonome peut être, en réalité, une relation d’emploi.

Les travailleuses autonomes se concentrent habituellement dans des formes d’emploi autonome plus précaires[61]. Elles « choisissent » souvent ce type d’emploi pour la souplesse qu’il procure et qui leur permet d’équilibrer leur vie professionnelle et leur vie familiale. Cela peut donner à penser que ces femmes exercent un contrôle sur leur vie professionnelle, mais le fait est qu’elles demeurent principalement responsables de l’exécution d’un travail non rémunéré à domicile. La décision d’adopter un travail précaire en vue de s’acquitter de cette responsabilité n’est pas vraiment un choix mais, pour un grand nombre de femmes, une nécessité pratique[62].

Les immigrants autonomes exercent eux aussi, dans une mesure disproportionnée, des formes plus précaires d’emploi autonome. Ils sont plus susceptibles que les travailleurs nés au Canada d’être autonomes involontairement, c’est-à-dire à cause des difficultés qu’ils ont à trouver un emploi rémunéré[63].

Malgré le vaste continuum que représente le travail autonome à son propre compte, le revenu moyen des travailleurs autonomes à leur propre compte est nettement inférieur à celui des employeurs autonomes. Chez les femmes, les minorités visibles et les immigrants qui sont des travailleurs autonomes à leur propre compte, le revenu moyen est encore plus bas[64]. Par ailleurs, les travailleurs autonomes effectuent en général plus d’heures de travail que les employés et ils ont moins de chance d’avoir accès à des activités de formation ou à des avantages sociaux[65]. Pour toutes ces raisons, les travailleurs autonomes à leur propre compte courent le risque d’être employés de façon précaire[66]. Et ceux qui se trouvent dans une relation de dépendance le sont encore plus[67].

Selon Noack et Vosko, certains types d’emploi sont également plus susceptibles d’être précaires. En 2008, dans les secteurs des services alimentaires et de l’hébergement, par exemple, ils ont découvert qu’environ les trois quarts des emplois étaient précaires. Ces secteurs emploient habituellement des femmes ayant tout au plus un diplôme d’études secondaires, et un grand nombre d’entre elles sont racialisées ou sont arrivées depuis peu au Canada. Un grand nombre de ces emplois sont à temps partiel[68]. Dans le même ordre d’idées, selon les mesures de Noack et Vosko, le secteur agricole comportait une proportion élevée d’emplois précaires (80,5 % en 1999; 64,7 % en 2008). Dans ce cas-ci, cependant, le travailleur caractéristique est de sexe masculin, et près de deux sur cinq sont des employés temporaires ou saisonniers[69]. Les secteurs des services, comme les services de réparation, d’entretien, de buanderie, de soins personnels et de soutien d’entreprises et de bâtiments étaient eux aussi composés, dans une mesure disproportionnée, d’emplois précaires[70].

Par contraste, dans le secteur public les emplois sont ceux qui présentent le moins de risques d’être précaires. Un grand nombre de ces emplois sont syndiqués et les employeurs sont principalement de grandes organisations, comme les gouvernements ou les universités, et ils sont assujettis à des normes d’emploi strictes[71]. Cependant, la privatisation envahissante à laquelle on assiste dans plusieurs secteurs a réduit le nombre des emplois de ce genre dont disposent les travailleurs ontariens.

Le manque d’accès aux études et à une formation axée sur les compétences est un autre facteur lié à l’emploi précaire. Selon la définition de Noack et Vosko, tout juste plus de 60 % des Ontariens sans diplôme d’études secondaires exerçaient un emploi précaire en 2008. Ce chiffre tombe à 43 % chez ceux qui détiennent un diplôme d’études secondaires mais pas d’études postsecondaires, et à 17 % chez ceux qui ont décroché un diplôme universitaire[72]. La tendance s’explique en partie par le fait que les types d’emploi qui sont plus susceptibles d’être précaires (dans le secteur des services et le secteur agricole, par exemple) sont aussi ceux qui n’exigent pas de diplôme d’études avancées. Cependant, Noack et Vosko ont constaté que même dans la catégorie des emplois permanents à temps plein, les travailleurs ayant des niveaux de scolarité inférieurs ont plus de risques d’exercer un emploi précaire[73].

Le lien entre la précarité et le travail temporaire et à temps partiel, de même que le travail effectué dans certaines catégories d’emploi peu spécialisées, illustre aussi la nature sexospécifique et racialisée du travail précaire. Les femmes, les immigrants et les personnes racialisées sont tous surreprésentés dans ces formes et ces types d’emploi[74].

 

D.             L’identification des travailleurs vulnérables

N’importe qui peut exercer un emploi précaire, mais la précarité risque plus de toucher les travailleurs qui se trouvent dans des « situations sociales déjà marginalisées »[75]. Cela inclut les femmes, les chefs de famille monoparentale (des femmes, principalement), les groupes racialisés, les nouveaux immigrants, les travailleurs étrangers temporaires, les Autochtones, les personnes handicapées, les adultes âgés et les jeunes. Le lien entre les travailleurs marginalisés et l’emploi précaire s’explique en partie par la difficulté qu’ont ces travailleurs à avoir accès à des études supérieures ainsi qu’à une formation axée sur les compétences[76]. Il est également important de signaler qu’ils exercent plus souvent des emplois temporaires ou à temps partiel. Cependant, même chez ceux qui occupent un poste permanent à temps plein, les femmes, les membres des minorités visibles et les nouveaux immigrants sont plus susceptibles d’exercer un emploi précaire que d’autres[77].

Le Projet ne saurait rendre justice à la situation et aux circonstances uniques dans lesquelles se trouvent tous les groupes vulnérables de travailleurs. De ce fait, la CDO a décidé de mettre l’accent sur la nature sexospécifique et racialisée de la main-d’œuvre précaire. Elle a examiné un large éventail de situations dans lesquelles se retrouvent des personnes handicapées ainsi que des adultes âgés, dans le cadre de projets distincts[78]. Et l’on trouvera ci-après un bref exposé sur les personnes handicapées et les jeunes. Cependant, le présent rapport préliminaire se concentre sur la situation des femmes, des immigrants et des personnes racialisées qui font partie de la population active.

1.     Les femmes et les chefs de famille monoparentale

Il ressort des études canadiennes que les femmes exercent plus d’emplois précaires que les hommes[79]. Par exemple, les femmes sont surreprésentées dans le secteur du travail à temps partiel et temporaire[80]. Même si 50 % des travailleurs de l’Ontario sont des femmes, celles-ci représentent 72 % des travailleurs à temps partiel permanents[81]. Elles sont également surreprésentées au sein des groupes les plus faiblement rémunérés, comme ceux qui gagnent le salaire minimum[82]. Même dans le secteur du travail à temps plein, les femmes sont plus susceptibles de gagner moins que leurs homologues masculins, et cet écart salarial général exacerbe le problème des femmes qui exercent un travail précaire[83].

Dans le contexte de l’Ontario, Noack et Vosko ont constaté que le secteur où l’on retrouve le plus d’emplois précaires – celui de l’alimentation et celui de l’hébergement – emploient habituellement des femmes ayant tout au plus un diplôme d’études secondaires. Tant les femmes racialisées que les nouvelles immigrantes sont surreprésentées dans ce secteur. Ce dernier emploie aussi la proportion la plus élevée de travailleurs à temps partiel, dont le tiers environ est temporaire[84].

Dans certains cas, les femmes optent pour un emploi à temps partiel ou temporaire parce que celui-ci leur procure la souplesse dont elles ont besoin pour assumer leurs responsabilités en matière de services domestiques et de prestations de soins – encore que ce choix soit illusoire lorsqu’il est rendu nécessaire par le fait que les employeurs ou la société ne tiennent pas compte de ces responsabilités[85]. Dans d’autres cas, les femmes travaillent à temps partiel uniquement parce qu’elles sont incapables de décrocher un emploi à plein temps[86].

Le nombre élevé de femmes qui exercent un travail précaire est, dans une certaine mesure, le résultat de leur rôle social classique de pourvoyeuses de soins[87]. Selon le « contrat entre les sexes » qui typifiait la classe moyenne dans les années 1950, les hommes étaient principalement chargés du soutien financier et les femmes restaient à la maison pour prendre soin de la famille. (Dans de nombreuses familles de la classe ouvrière, les femmes ont toujours travaillé à l’extérieur du foyer, prenant soin des enfants d’autres femmes, veillant à l’entretien de maisons et travaillant dans des usines et des magasins, par exemple.) De nos jours, la conjoncture socioéconomique actuelle ne soutient plus la façon dont était partagé le travail dans les années 1950, et ce, quel que soit le groupe socioéconomique, hormis les très nantis. Il faut souvent deux revenus pour subvenir aux besoins d’une famille, et, dans de nombreuses sphères de la vie, les choix et la participation des femmes ont augmenté. La majorité d’entre elles se sont jointes à la population active. L’unité familiale est elle aussi plus variée, et compte un nombre croissant de parents seuls. Et pourtant, les femmes continuent d’assumer la responsabilité première de la prestations des soins. En 2005, les femmes canadiennes, par rapport aux hommes, ont consacré deux heures de plus par jour à des tâches non rémunérées[88]. En 2010, les femmes canadiennes ont passé en moyenne un nombre total de cinquante heures par semaine à prendre soin des enfants du ménage, soit deux fois plus que les hommes (vingt-quatre heures)[89]. En 2008, tout juste plus de 90 % des femmes ont déclaré travailler à temps partiel à cause de leurs responsabilités en matière de soin des enfants, comparativement à moins de 1 % chez les hommes[90]. De ce fait, la précarité des emplois qu’exercent les femmes est influencée en partie par les politiques publiques concernant les prestations de maternité et le soin des enfants[91].

  

2.     Les personnes racialisées

Les travailleurs racialisés subissent également un degré disproportionné de difficultés au sein du marché du travail[92]. Ils connaissent des taux de chômage supérieurs, et le travail qu’ils sont en mesure d’obtenir [traduction] « risque nettement plus d’être peu sûr, temporaire et faiblement rémunéré »[93]. En général, les hommes et les femmes racialisés gagnent moins que les hommes et les femmes non racialisés, respectivement[94]. Le sexe joue lui aussi un rôle à cet égard, car les femmes racialisées constituent l’un des groupes les plus vulnérables[95]. De plus, en 2005, les familles racialisées risquaient trois fois plus de vivre dans la pauvreté que les familles non racialisées[96].

Selon diverses études, les travailleurs racialisés sont habituellement victimes de discrimination attitudinale et systémique au travail[97]. On a aussi relevé de la ségrégation raciale dans le secteur agricole, où les travailleurs migrants temporaires, originaires de pays tels que le Mexique, travaillent séparément de leurs collègues canadiens[98].

 

3.     Les nouveaux arrivants au Canada et les immigrants de longue date

Les nouveaux arrivants au Canada exercent aux aussi, dans une mesure disproportionnée, des emplois précaires. Là encore, la forme d’emploi est ici importante. Bien que les nouveaux immigrants représentent environ 10 % des travailleurs ontariens, ils constituent près de 16 % des travailleurs à temps partiel temporaires[99].

Les immigrants récents [traduction] « ont soutenu tout le poids de l’impact de la récession », ayant été [traduction] « touchés dans une mesure disproportionnée par la hausse des taux de chômage, les réductions du travail à temps plein et une assise manufacturière en déclin »[100]. On pourrait s’attendre à ce que les nouveaux immigrants se trouvent provisoirement dans des emplois moins stables et peu rémunérés à leur arrivée au Canada mais qu’ils passent ensuite à de meilleurs emplois à la longue, surtout s’ils sont instruits. C’était peut-être vrai autrefois, mais un rapport de Statistique Canada révèle qu’entre 1991 et 2006 le pourcentage des immigrants ayant suivi des études universitaires qui occupaient des emplois pour lesquels les études requises étaient faibles avait augmenté, et ce, tant chez les nouveaux immigrants que chez les immigrants de longue date[101]. Dans le cas des nouveaux immigrants, le pourcentage avait augmenté de 22 % à 28 % chez les hommes et de 36 % à 44 % chez les femmes. Dans le cas des immigrants de longue date, le pourcentage était passé de 12 % à 21 % chez les hommes et de 24 % à 29 % chez les femmes. Par contraste, le pourcentage des travailleurs nés au Canada et ayant suivi des études universitaires qui exerçaient des emplois exigeant peu d’études était demeuré stable, à 10 %, durant la même période. Le rapport arrive à la conclusion suivante :

[L]es difficultés habituellement constatées chez les immigrants récents s’étendent aujourd’hui aux immigrants de plus longue date. Cela porte à croire également que les difficultés des immigrants récents ne sont pas nécessairement temporaires[102].

Dans le même ordre d’idées, une autre étude a comparé les revenus des immigrants racialisés diplômés de l’université et les immigrants non racialisés diplômés de l’université en fonction de leur situation générationnelle. Cette étude a conclu qu’il existait un écart de revenus considérable entre les travailleurs racialisés et non racialisés de la première génération et que cet écart se poursuivait dans la deuxième génération[103]. Cet écart de revenus est dû en partie à un phénomène appelé « déqualification », lequel peut survenir lorsque des immigrants ont des compétences limitées en anglais ou manquent d’expérience de travail au Canada, ou alors quand des employeurs ne reconnaissent pas les titres de compétence étrangers ou se livrent à de la discrimination[104]. La déqualification est également sexospécifique. Les emplois qui n’exigent pas d’expérience acquise au Canada et qui tolèrent les accents étrangers comportent souvent des tâches manuelles qui conviennent davantage aux travailleurs masculins qu’aux travailleurs féminins[105].

Pour les travailleurs particuliers et leurs familles, la déqualification a des conséquences aussi bien financières qu’affectives[106]. En particulier, les travailleurs se disent frustrés par leur incapacité à procurer à leurs enfants le niveau de vie dont jouissent les enfants canadiens[107]. Dans certains cas, il est possible que les travailleurs internalisent graduellement un sentiment inférieur de valeur personnelle et un statut de seconde classe[108]. La plupart des études montrent que les travailleurs non spécialisés ou ceux qui ont suivi peu d’études figurent parmi les plus vulnérables, qu’ils soient nés au Canada ou non.

Le fait d’avoir suivi des études offre aux immigrants une certaine protection contre l’emploi précaire. Un rapport de Statistique Canada a conclu en 2010 que les immigrants diplômés de l’université, et surtout les immigrants récents, connaissaient des taux de chômage nettement supérieurs à ceux des diplômés d’université nés au Canada, et que les immigrants diplômés de l’université s’en tiraient mieux que les immigrants moins instruits et légèrement mieux que la moyenne par rapport à la population totale du Canada[109]. Ce rapport a également fait état d’améliorations au fil du temps chez les immigrants. En fait, Noack et Vosko ont conclu dans leur étude que les immigrants de longue date (vivant en Ontario depuis au moins dix ans) obtiennent, sur le plan professionnel, des résultats relativement semblables à leurs homologues nés au Canada[110].

Les mauvaises conditions de travail que subissent les immigrants récents sont souvent exacerbées par des obstacles linguistiques. Par exemple, ces travailleurs peuvent être incapables de lire les avis de sécurité affichés au travail et il est possible qu’ils n’aient pas connaissance des droits que leur confère la Loi sur la santé et la sécurité au travail[111].

 

4.     Les travailleurs migrants temporaires

Des travailleurs peuvent entrer légalement au Canada et exercer des emplois exigeant peu de compétences pendant une période restreinte dans le cadre de trois programmes de travailleurs étrangers temporaires qu’administre le gouvernement fédéral. Selon des statistiques recueillies en 2011, on comptait plus de 106 000 travailleurs étrangers temporaires en Ontario au 1er décembre 2011 et plus de 67 000 entrées de travailleurs de cette catégorie en 2011[112]. Selon une ventilation des catégories de ces travailleurs, près de 25 000 se rangent dans la catégorie des cadres/professionnels ou des travailleurs spécialisés et techniques (niveaux O, A et B de la Classification nationale des professions (CNP)) tandis qu’environ 20 500 sont moins spécialisés (niveau C de la CNP), et un grand nombre d’entre eux sont des travailleurs agricoles saisonniers (y compris ceux qui sont visés par le Programme des travailleurs agricoles saisonniers décrit ci-après) et les aides familiaux résidants, tandis qu’environ 800 font partie des travailleurs moins spécialisés de niveau D. Le niveau d’environ 4 600 travailleurs n’est pas indiqué et près de 17 000 ont des permis de travail ouverts et ne sont pas inclus dans ces catégories de la CNP[113].

Le Programme concernant les aides familiaux résidants permet à des aides familiaux de servir comme travailleurs domestiques pendant une période de deux ans, et ils ont le choix de demander la résidence permanente après la période d’admissibilité[114]. Le projet pilote relatif aux professions exigeant un niveau réduit de formation (niveaux C et D de la CNP) permet à des travailleurs étrangers qualifiés d’obtenir des permis de travail d’une durée de 24 mois, renouvelable jusqu’à un maximum de quatre ans, afin de travailler dans des secteurs tels que le travail de bureau, la santé, les ventes et les services, les transports ainsi que la fabrication et l’agriculture[115].

Le Programme des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS) permet à des travailleurs du Mexique, de la Jamaïque et d’un certain nombre de pays des Antilles de rester et de travailler pendant une période maximale de huit mois chaque année chez un employeur unique désigné (à moins d’être transférés)[116]. Administré par les Foreign Agricultural Resource Management Services (F.A.R.M.S.), le PTAS permet à environ 1 400 agriculteurs ontariens d’employer de 15 000 à 20 000 travailleurs chaque année – plus que n’importe quelle autre administration canadienne[117]. Ce programme permet à des agents de liaison du pays d’origine des travailleurs d’assurer des services de supervision et de liaison entre les employeurs et les travailleurs pendant que ces derniers se trouvent au Canada.

La politique du Canada en matière d’immigration est en voie de révision afin de pouvoir répondre de façon plus souple aux besoins des employeurs et à la capacité des immigrants de s’intégrer à la société canadienne[118], ce qui a amené à mettre davantage l’accent sur les immigrants hautement spécialisés. Des changements récemment apportés aux lois et aux politiques fédérales permettent de soumettre à un examen plus strict les programmes des  travailleurs étrangers temporaires, ce qui inclut, pour les niveaux C et D de la CNP et les aides familiaux résidants, des contrats types et des évaluations plus approfondies de l’authenticité de l’offre d’embauche de l’employeur[119]. Même si le PTAS a toujours été soumis à un degré élevé de réglementation et de supervision, et cela se reflète dans ses clauses contractuelles, les contrats destinés aux travailleurs agricoles et aux aides familiaux résidants des niveaux C et D de la CNP ont été raffermis et comportent maintenant des mesures de protection plus strictes que celles qui s’appliquent aux autres travailleurs de ces deux niveaux[120].

Les défenseurs des droits des travailleurs critiquent les programmes des travailleurs migrants temporaires en général à cause de la vulnérabilité que vivent ces travailleurs du fait de leur travail temporaire et de leur situation d’immigrant. Un sujet de discussion est la disposition du PTAS qui permet de « désigner » des travailleurs, c’est-à-dire de permettre aux agriculteurs de désigner des travailleurs particuliers pour qu’ils reviennent à la même exploitation agricole, une pratique courante qui a lieu dans jusqu’à 80 % des cas[121]. Les F.A.R.M.S. considèrent que cette façon de faire est un avantage important pour les employeurs qui souhaitent réembaucher de bons travailleurs, ainsi que pour les employés désignés eux-mêmes. Par contre, l’Alliance des travailleurs agricoles réprouve cette pratique, faisant valoir que le pouvoir qu’elle procure aux employeurs contribue à l’hésitation qu’ont les travailleurs à se plaindre de conditions inférieures à la norme.

Même si certains défenseurs des droits des travailleurs croient qu’il faudrait mettre fin aux programmes des travailleurs temporaires, à l’échelon international le PTAS est perçu d’une manière favorable, ainsi que comme une norme en ce qui a trait à certaines pratiques exemplaires[122]. En fait, quand le gouvernement fédéral a affermi les clauses contractuelles concernant les travailleurs agricoles des niveaux C et D de la CNP, il a semblé s’orienter vers une harmonisation du programme avec les conditions du PTAS. Philip Martin, de l’Organisation internationale du travail, a exprimé l’avis que les programmes des travailleurs invités sont là pour rester :

[traduction] Lorsqu’on examine comment améliorer le système actuel, il faut garder à l’esprit trois principes qui font l’objet d’un vaste consensus. Premièrement, même si elles ne fonctionnent pas parfaitement, les politiques gouvernementales font bel et bien une différence dans la façon dont de nombreux migrants arrivent, la façon dont ils sont traités dans le pays et s’ils vont retourner ou rester. Deuxièmement, les avantages économiques généraux que représente le fait de déplacer des travailleurs au-delà des frontières sont positifs, car les migrants individuels et leurs employeurs se trouvent dans une situation plus avantageuse, et le PNB mondial augmente parce que plus de travailleurs ont des emplois mieux rémunérés. Troisièmement, dans un monde de lois et de droits, il est préférable pour tous que la migration de travail soit légale et ordonnée[123].

Lors des consultations que la CDO a menées, les travailleurs eux-mêmes ont décrit les avantages à long terme de ces programmes. Ils ont déclaré que le PTAS leur procure une source de revenus nettement plus élevée que celle dont ils disposent dans leur pays d’origine, ce qui leur permet de mieux subvenir aux besoins de leurs familles et de faire instruire leurs enfants[124]. Les travailleurs ont déclaré qu’ils revenaient année après année et qu’un grand nombre d’entre eux entretenaient des relations positives et mutuellement avantageuses avec leurs employeurs. Ils étaient rémunérés d’une manière conforme à leurs clauses contractuelles et aux heures qu’ils travaillaient, les lois en matière de santé et de sécurité étaient respectées, les conditions de logement étaient agréables et ils jouissaient d’une relation de travail productive avec leurs employeurs. Nombreux sont les travailleurs qui ont fait aussi des commentaires sur les amitiés et les contacts personnels de longue date qu’ils avaient noués avec leur employeur et les habitants des collectivités ou ils travaillaient. Ils ont exprimé systématiquement leur gratitude à l’égard de la possibilité de gagner un revenu au Canada.

Cependant, nous avons aussi entendu quelques travailleurs évoquer leurs craintes d’être rapatriés, des représailles de la part des employeurs en réponse à des plaintes, des préoccupations sur le plan de la santé et de la sécurité, des heures insuffisantes, des congés insuffisants, des logements ne répondant pas aux normes et des transports insuffisants. Un grand nombre de ces plaintes se répètent dans les études de recherche. Selon les contrats du PTAS, il incombe aux employeurs de fournir gratuitement aux travailleurs qui participent à ce programme un « logement propre et approprié » et ils sont soumis à des normes en matière de santé ainsi qu’à une supervision de la part d’agents de liaison[125]. Selon le programme des niveaux C et D de la CNP, les clauses des contrats types exigent que les employeurs fournissent un logement qui a été inspecté et qui répond aux normes minimales nationales concernant les logements agricoles. Les employeurs peuvent déduire des frais au titre du logement. Les défenseurs des droits des travailleurs ont fait état de divers problèmes lors de nos consultations, comme le surpeuplement, des installations de cuisine inadéquates, des punaises de lit, des fuites, des moisissures et une absence de chauffage[126]. On nous a dit que dans certains cas les inspecteurs du logement locaux n’inspectaient qu’un seul des pavillons-dortoirs  dans une exploitation agricole, et pas les autres, avec le résultat que les installations inadéquates passaient inaperçues[127].

Pour les travailleurs migrants temporaires, il est essentiel pour leur statut d’immigrant restreint au Canada de conserver leur emploi. La perte d’un emploi a un prix élevé – leur renvoi du Canada, l’obligation de trouver du travail dans leur pays d’origine (qui leur rapportera une fraction de ce qu’ils gagnaient en Ontario), les conséquences pour leur revenu familial et la probabilité qu’ils ne puissent pas revenir au Canada. Par conséquent, ces travailleurs vivent un type particulier d’insécurité d’emploi qui peut les dissuader d’exercer leurs droits juridiques.

Les travailleurs migrants sont plus susceptibles que les travailleurs résidents d’exercer un emploi non spécialisé[128]. Ils présentent aussi un risque accru de lésions, de maladies et de décès de nature professionnelle et il leur est plus difficile d’avoir accès à des soins de santé et à une indemnisation en cas d’accident[129]. Ils gagnent aussi moins que les travailleurs nés au Canada, les immigrants de longue date et les nouveaux travailleurs immigrants et ils sont surreprésentés parmi les travailleurs pauvres[130]. Les travailleuses migrantes sont particulièrement défavorisées à cet égard. Selon une étude menée en 2006, ces travailleuses exercent souvent des emplois pour lesquels elles sont surqualifiées, tandis que leurs homologues masculins ont plus souvent des emplois qui correspondent à leur degré d’instruction[131]. Les travailleuses migrantes s’exposent aussi à un risque de harcèlement sexuel au travail[132].

 

5.     Les personnes handicapées

Les personnes handicapées sont depuis longtemps défavorisées sur le marché du travail[133]. En 2006, 51 % seulement des personnes handicapées âgées de 15 à 64 ans exerçaient un emploi, par rapport à 75 % des personnes non handicapées. En d’autres termes, le taux de chômage des personnes en âge de travailler qui souffraient d’un handicap se situait à plus de 10 %, tandis qu’il était inférieur à 7 % dans le cas des personnes non handicapées[134].

Même lorsque des personnes handicapées exercent un emploi, elles sont plus susceptibles d’exercer un emploi temporaire ou à temps partiel qui présente des caractéristiques de précarité[135]. Ces emplois procurent habituellement des salaires inférieurs à la moyenne, même après avoir pris en compte le nombre inférieur d’heures travaillées[136]. En 2006, en Ontario, le revenu moyen des personnes handicapées était de 25 304 $, comparativement à 38 358 $ chez les personnes non handicapées[137]. Le faible revenu d’emploi disponible peut être un facteur qui dissuade les personnes handicapées d’entrer sur le marché du travail, particulièrement lorsque ces personnes sont admissibles à des mesures de soutien du revenu par l’entremise du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées (POSPH). De plus, ces emplois n’offrent souvent pas de prestations d’assurance-maladie complémentaires, ce qui peut être un facteur important pour les personnes handicapées qui ont besoin de façon constante de médicaments ou de traitements[138].

Chez les personnes handicapées, la précarité peut être étroitement liée à de la discrimination systémique au sein de la population active. Il est possible que ces personnes « choisissent » un emploi atypique uniquement parce qu’elles ne disposent pas de mesures d’accommodement appropriées dans un poste à temps plein permanent.[139].

 

6.     Les jeunes

En Ontario, les jeunes (âgés de 15 à 24 ans) présentent un taux de chômage nettement supérieur à celui des travailleurs d’âge mûr[140]. En janvier 2012, ce taux était de 16,6 %, comparativement à 6,6 % chez les travailleurs âgés de 25 ans ou plus[141]. La difficulté qu’ont les jeunes à entrer sur le marché du travail a amené un grand nombre d’entre eux à accepter des formes atypiques d’emploi, comme un emploi temporaire, saisonnier ou à temps partiel et des stages non payés[142]. En 2011, plus de 50 % des jeunes travailleurs exerçaient un emploi à temps partiel, par rapport à tout juste moins de 14 % des travailleurs âgés de 25 ans ou plus[143]. Les jeunes sont également surreprésentés dans les formes temporaires d’emploi[144]. Bien sûr, de nombreux jeunes continuent de poursuivre leurs études en plus de travailler, et cela explique en partie la tendance qu’ils sont à accepter des emplois atypiques[145].

Il y a aussi plus de chances que les jeunes exercent un emploi précaire à d’autres égards. Les jeunes travailleurs présentent systématiquement des taux supérieurs à la moyenne d’accidents du travail. La Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail signale que, chaque année, 10 000 jeunes travailleurs sont victimes d’un accident qui les empêche de retourner au travail le lendemain[146]. Il y a plusieurs raisons à cela. Les jeunes sont habituellement plus inexpérimentés et ceux qui exercent un emploi temporaire ou à temps partiel ne suivent habituellement pas une formation en matière de sécurité[147]. Comme ils ne font que commencer leur vie professionnelle, il est possible aussi qu’ils veuillent impressionner leur employeur et ne soient pas disposés à signaler les problèmes de sécurité[148].

Le ministère du Travail de l’Ontario considère que la sécurité au travail des jeunes travailleurs est une priorité[149]. Des initiatives d’information, des campagnes de sensibilisation du public ainsi que des mesures d’application ciblées, dans le cadre de campagnes d’inspection de lieux de travail, ont permis de réduire avec succès les taux d’accident[150].

 

7.     Les travailleurs sans statut

Les travailleurs sans statut ou non munis des documents requis n’ont pas le statut d’immigrant qui est exigé pour pouvoir rester au Canada. Ces travailleurs sont hautement exposés au risque d’être exploités par les employeurs car, souvent, ils ne peuvent pas ou ne veulent pas se prévaloir des normes d’emploi ou des mesures de protection en matière de santé et de sécurité[151]. Les problèmes entourant la protection au travail des travailleurs sans statut sont complexes et ils débordent le cadre du projet de la CDO, qui traite de façon plus générale des travailleurs vulnérables et du travail précaire. Néanmoins, un grand nombre des recommandations que formule la CDO en vue d’améliorer les conditions relatives aux travailleurs vulnérables aideront aussi les travailleurs sans statut.

Maintenant que nous avons identifié un éventail de travailleurs vulnérables au sein du marché du travail en Ontario, nous examinons dans la section suivante l’effet qu’a le travail précaire sur les femmes, les immigrants et les personnes racialisées en particulier.

 

E.               Les effets négatifs du travail précaire sur les travailleurs vulnérables

1.     La santé physique et mentale

Les études lient systématiquement les emplois précaires à des issues négatives sur le plan de la santé physique et mentale[152]. En fait, l’Organisation mondiale de la santé considère la prédominance mondiale du travail précaire comme un facteur qui contribue de façon marquée à « la mauvaise santé et [aux] inégalités sanitaires »[153]. Ce risque accru pour la santé découle de plusieurs facteurs, dont certains sont brièvement décrits ici.

Le risque d’accident et de maladie

Le travail précaire est plus susceptible d’être un travail exigeant sur le plan physique et de comporter des risques pour la santé et la sécurité[154]. Cela est particulièrement vrai pour les nouveaux arrivants au Canada, qui, plus que les travailleurs nés au Canada, s’exposent au fait d’exercer un travail exigeant sur le plan physique[155]. Selon le Comité consultatif d’experts de la santé et de la sécurité au travail de l’Ontario (le « rapport Dean »), ce risque accru peut être attribuable, en partie, à un manque d’expérience ou de formation sur l’emploi exercé ou les dangers en cause, un manque de connaissance sur les droits en matière de santé et de sécurité au travail, de même que la crainte de perdre son emploi ou, dans certains cas, d’être expulsé[156]. Dans son rapport de 2010, le Comité consultatif a formulé plusieurs recommandations au sujet de ces préoccupations, dont des activités de formation obligatoires sur la sensibilisation à la santé et à la sécurité à l’intention des nouveaux travailleurs et des superviseurs, ainsi que de meilleures mesures de protection contre les représailles exercées lorsque les travailleurs vulnérables font état de préoccupations sur le plan de la santé et de la sécurité[157]. Ces recommandations sont analysées plus loin dans le présent rapport, dans le chapitre portant sur la santé et la sécurité.

L’effet d’un revenu peu élevé

Le faible revenu que gagnent les travailleurs précaires peut aussi avoir un effet préjudiciable sur leur état de santé. Un faible revenu signifie souvent que les travailleurs doivent exercer plus d’un emploi ou accomplir de longues heures de travail. Par ricochet, de longues de travail signifient qu’ils risquent davantage de tomber malade ou de se blesser. Un faible revenu peut aussi avoir une incidence sur l’accès des travailleurs à [traduction] « des moyens de transport sûrs et des aliments nutritifs suffisants »[158]. Sans moyen de transport sûr, les travailleurs s’exposent à des formes de transport plus risquées ou se trouvent dans l’impossibilité d’avoir accès à des soins de santé[159].

L’insécurité d’emploi et le stress

L’insécurité d’emploi associée au travail précaire peut amener les travailleurs à subir un stress considérable. Même si la souplesse que procurent un emploi autonome ainsi qu’un emploi temporaire et à temps partiel peut permettre à certains travailleurs vulnérables de jongler avec leurs responsabilités familiales, bien souvent ces arrangements sont imprévisibles. Les travailleurs ne sont souvent pas avisés à l’avance de leur calendrier de travail, ils sont affectés à des postes fractionnés ou ils sont chroniquement [traduction] « sur appel »[160]. L’insécurité accrue d’un emploi précaire signifie que les travailleurs vivent parfois au jour le jour sans savoir s’ils effectueront suffisamment d’heures de travail dans une journée ou une semaine pour pouvoir suffire à leurs besoins fondamentaux. Cette tension sur le plan professionnel, la pression exercée par le fait d’exercer de multiples emplois, des heures de travail irrégulières ou longues, un statut incertain sur le plan du visa et un manque de mesures de protection juridiques sont des éléments qui peuvent tous contribuer au stress[161]. Dans le cas des travailleurs migrants temporaires, cette situation peut être exacerbée par la solitude causée par la séparation de la famille, par l’isolement social et géographique ainsi que par un manque d’activités récréatives[162]. Lors des consultations de la CDO, des travailleurs ont dit avoir des problèmes de santé mentale, dont la tension, l’épuisement et la dépression[163]. Il a également été conclu que les tensions professionnelles se répercutent sur la santé physique[164].

Dans certains cas, la nature fragmentée et isolée du travail précaire empêche les travailleurs d’éprouver un sentiment de satisfaction au travail, ainsi que de nouer des relations professionnelles gratifiantes. Par exemple, les employés temporaires ou à temps partiel ne se voient peut-être pas attribuer suffisamment d’heures de travail pour pouvoir s’intégrer entièrement à leur lieu de travail, ni bénéficier de la continuité d’emploi qui leur permet de voir les résultats de leur labeur[165]. Cela peut avoir un effet négatif sur la santé mentale. Dans le même ordre d’idées, la tendance des immigrants récents exerçant des emplois pour lesquels ils sont surqualifiés a elle aussi été associée à un déclin de la santé mentale[166].

Le manque d’accès à des traitements médicaux et à des médicaments

Lors de ses consultations, la CDO a entendu dire que les travailleurs précaires ont de la difficulté à avoir accès à des médicaments, surtout des médicaments d’ordonnance. Ils ne bénéficient généralement pas d’avantages sociaux et, comme leur rémunération est faible, les médicaments sont relativement coûteux[167]. Par exemple, moins de 10 % des travailleurs temporaires bénéficient d’une assurance-maladie complémentaire, et seuls 2 % ont accès à des  prestations de soins dentaires[168]. Ce manque d’accès aux prestations d’assurance-santé et à des jours de maladie payés incite les employés vulnérables à faire abstraction des accidents et des maladies qu’ils subissent plutôt que d’obtenir des traitements médicaux. Dans le cas des nouveaux arrivants et des travailleurs étrangers temporaires, l’accès aux soins de santé est souvent entravé par la langue et d’autres obstacles culturels[169]. Selon certains, un manque de prestations de maladie peut mettre en péril la santé des femmes enceintes. Selon un défenseur des droits des travailleurs, les femmes enceintes sans statut d’immigrante n’ont pas de protection en matière de santé et doivent économiser leur argent pour pouvoir subir des examens médicaux et obtenir de l’aide à la naissance de leur enfant. Il peut arriver que ces femmes sautent des examens si elles n’ont pas de fonds suffisants ou n’ont pas les moyens de perdre des heures de travail[170]. De plus, dans les lieux de travail comptant moins de 50 personnes, les femmes enceintes ne sont pas visées par les dispositions en matière de congé d’urgence personnelle de la Loi sur les normes d’emploi et elles ne reçoivent peut-être pas un temps de congé suffisant pour se rendre aux rendez-vous médicaux nécessaires[171].

Enfin, le manque de prestations de santé associée au travail précaire empêche peut-être les personnes vulnérables qui bénéficient de l’aide sociale d’obtenir carrément un emploi. Dans son document de discussion, la Commission d’examen du système d’aide sociale de l’Ontario (CESASO) indique : « [c]ompte tenu de la croissance des emplois à temps partiel et à faible revenu, les gens ont de plus en plus de difficultés à gagner assez d’argent et à recevoir des prestations de santé suffisantes dans le cadre de leur emploi pour remplacer les prestations d’aide sociale »[172].

 

2.     Les relations sur le plan familial et communautaire

L’emploi précaire a vraisemblablement aussi un effet négatif sur les relations qu’une personne entretient sur le plan personnel, familial et communautaire. Le fait d’exercer de multiples emplois, d’effectuer de longues heures de travail ou d’avoir à chercher du travail additionnel aura pour effet de limiter le temps qu’une personne peut consacrer à ces relations, voire le temps passé à nouer de telles relations. Cette situation peut susciter des sentiments de valeur de soi négatifs et miner l’intégrité personnelle. À la longue, la personne peut perdre le réseau de soutien informel que constituent sa famille et ses amis[173].

Des heures de travail imprévisibles peuvent aussi faire des ravages dans la vie familiale et la vie sociale du travailleur, qui aura plus de difficulté à organiser des services de garde stables, et elles empêchent les travailleurs de s’adonner à d’autres activités bénéfiques sur le plan social, comme le fait de participer à la vie de leur collectivité.

 

3.     La formation et l’instruction

Les travailleurs précaires ont peu de chances d’avoir accès à des activités de formation ou d’instruction qui leur permettent de rehausser leurs compétences. Sans formation, ils ont moins de chances de trouver un travail plus stable et mieux rémunéré. Cette situation contribue à une vulnérabilité économique à long terme et perpétue le cycle du travail précaire[174].

Les programmes de soutien de l’emploi actuellement disponibles en Ontario ne sont pas bien conçus pour cibler les besoins des travailleurs les plus vulnérables. De nombreux programmes d’Emploi Ontario ne s’adressent qu’aux personnes qui touchent des prestations d’assurance-emploi (AE) du gouvernement fédéral. Pourtant, les travailleurs qui exercent un emploi atypique sont moins susceptibles de répondre aux exigences d’admissibilité à l’AE[175]. Les travailleurs autonomes dépendants sont carrément exclus du programme, et les travailleurs temporaires ou à temps partiel ne sont peut-être pas capables d’accumuler le nombre minimal d’heures d’emploi assurables qui sont requises pour être admissibles[176]. Selon un rapport récent, seuls 25 % des travailleurs de Toronto qui sont sans emploi ont droit à l’AE[177].

Même ceux qui ont les moyens de payer des cours de formation doivent trouver suffisamment de temps pour pouvoir les suivre. Quelques travailleurs tentent de suivre une formation tout en exerçant de multiples emplois – une pratique qui a des conséquences négatives sur la santé et contribue à exercer des tensions sur le plan de l’emploi. Il arrive aussi qu’il soit interdit à des travailleurs étrangers temporaires de suivre une formation professionnelle à titre de condition assortie à leur statut restreint sur le plan de l’immigration au Canada[178].

 

4.     Le vieillissement

L’impact d’une vie d’emploi précaire augmente avec l’âge. Sans accès à des économies suffisantes ou à un régime de retraite privé, les travailleurs vulnérables continuent peut-être de travailler pendant que d’autres prennent leur retraite, ou, s’ils prennent leur retraite, ils vivent peut-être la pauvreté. Cette situation contribue à des effets négatifs sur la santé et intensifie la dépendance et le coût des mesures d’aide financées par l’État qui sont accordées au moment de la retraite, comme le Programme de la sécurité de la vieillesse et le Supplément de revenu garanti pour les adultes âgés à faible revenu. Les femmes en seront plus touchées que les hommes, à cause, d’une part, du nombre élevé de femmes qui exercent un travail précaire et, d’autre part, de l’espérance de vie plus longue des femmes[179]. Pour une analyse plus générale de certaines des difficultés auxquelles sont confrontés les adultes âgés en Ontario, et particulièrement ceux qui gagnent un faible revenu, voir le projet de la CDO intitulé « Le droit et les personnes âgées »[180].

 

5.     Les coûts intergénérationnels

Enfin, la nature du travail précaire aura vraisemblablement aussi des coûts intergénérationnels. Il ne semble pas y avoir d’études qui examinent précisément les conséquences que peuvent avoir pour les enfants le fait qu’un parent exerce un emploi précaire. Cependant, certaines études montrent que la pauvreté a des coûts intergénérationnels élevés[181]. Le fait de grandir dans un ménage à faible revenu semble se répercuter sur les résultats scolaires d’un enfant et les chances qu’il peut avoir dans la vie[182]. Même si cette transmission de la pauvreté n’est pas bien comprise, le fait de gagner un faible revenu impose des limites à l’argent que les parents peuvent consacrer [traduction] « aux aliments nutritifs, aux frais d’études, aux activités physiques et à d’autres activités parascolaires »[183]. Par ailleurs, le travail précaire risque de restreindre le temps passé en famille, et le stress qu’engendre ce type d’emploi est susceptible d’avoir un effet néfaste sur la vie familiale[184]. Si, par ailleurs, les parents ont un statut juridique précaire au Canada, ce fait défavorisera vraisemblablement leurs enfants, même si ces derniers sont nés au Canada[185]. Néanmoins, le Canada a un taux relativement élevé de mobilité intergénérationnelle. Seuls environ 20 % à 25 % des enfants canadiens qui grandissent dans la pauvreté demeureront pauvres à l’âge adulte, comparativement à un pourcentage de 40 % à 60 % aux États-Unis[186].

 

F.               Le débat contemporain sur le travail précaire

L’intensification du travail précaire suscite une attention et un débat accrus au sujet de la nécessité de protéger les travailleurs vulnérables[187]. Un large éventail d’études et de rapports portent sur ce sujet, dont deux documents importants qui sont décrits ici[188].

1.     L’étude de la Commission du droit du Canada

Il convient de noter tout particulièrement le projet lancé par la Commission du droit du Canada (CDC) sur les travailleurs vulnérables en 2004[189]. Ce projet n’était pas encore terminé quand le financement de la CDC a été supprimé. Néanmoins, son document de discussion jette un peu de lumière sur les façons dont le cadre règlementaire actuel néglige de protéger et de soutenir les travailleurs vulnérables, en soulignant les problèmes suivants :

  • le cadre règlementaire n’a pas suivi la montée du travail précaire et les formes plus souples de travail qu’offrent les employeurs;
  • l’application des lois et des règlements existants n’est pas suffisante pour protéger les travailleurs vulnérables;
  • les mécanismes de soutien offerts aux travailleurs vulnérables sont insuffisants pour leur permettre de faire la transition à un emploi plus stable et mieux rémunéré;
  • les lois et les politiques existantes ne tiennent pas convenablement compte des obligations relatives au travail non rémunéré [190].

Le document de discussion relève ensuite plusieurs pistes de réforme possibles, dont une augmentation des revenus des travailleurs faiblement rémunérés, l’expansion des lois du travail de façon à protéger davantage les travailleurs vulnérables, et le fait de lier l’admissibilité aux prestations (comme l’Assurance-emploi ou le Régime de pension du Canada) à des facteurs autres que la relation d’emploi[191].

 

2.     Le rapport Arthurs

Le rapport Arthurs de 2006, intitulé « Équité au travail », donne également un aperçu fort utile des problèmes que suscite la nature changeante du travail. Arthurs a été chargé par le gouvernement fédéral d’examiner les normes du travail contenues dans la partie III du Code canadien du travail[192]. De nombreux lieux de travail règlementés par le gouvernement fédéral au Canada sont des organisations de grande taille, comme les banques, les sociétés de télécommunication, les entreprises de transport et les sociétés de pipeline. De ce fait, il y a relativement moins de travailleurs faiblement rémunérés et par ailleurs vulnérables qui relèvent de la compétence fédérale que ceux qui relèvent de la compétence provinciale[193]. Ce fait, conjugué au régime règlementaire différent qui régit les lieux de travail fédéraux, restreint la mesure dans laquelle les recommandations d’Arthurs éclairent le projet de la CDO. Cependant, son rapport brosse tout de même un tableau exhaustif du lieu de travail moderne,  ainsi que des tendances sociales et économiques qui l’influencent.

À l’instar du présent rapport, qui étudie l’évolution démographique de la population active de l’Ontario au cours des dernières décennies, le rapport Arthurs procède à un examen semblable dans le contexte fédéral. Il signale que la population active est plus diversifiée et que les femmes travaillent en nombre accru, de sorte que « le ménage à deux revenus est devenu la norme ». En 1961, ce n’était que dans 19 % des ménages que les deux conjoints travaillaient, tandis qu’en 2001 ce pourcentage était passé à 62 %. Les structures familiales se sont diversifiées et « l’immigration a transformé la composition ethnique, raciale, culturelle et religieuse des lieux de travail […] canadiens »[194]. Les groupes qui étaient depuis toujours sous-représentés au sein de la population active, comme les Autochtones et les personnes handicapées, sont de plus en plus présents et nombreux. En général, la population active est mieux instruite et l’on note une orientation vers les professions axées sur le savoir. De ce fait, tant les travailleurs que les employeurs mettent de plus en plus l’accent sur l’instruction et la formation. Plus de gens optent pour un emploi autonome – soit par choix (réel ou illusoire), soit parce qu’ils ne sont pas arrivés à trouver une forme traditionnelle d’emploi. Cela a donné lieu à « des relations de plus en plus ambiguës entre ces travailleurs et les personnes avec lesquelles elles travaillent et les entreprises qu’ils servent »[195].

Le Rapport fait également état de la difficulté à répondre aux besoins des travailleurs vulnérables uniquement sous l’angle des normes du travail, et isolément des mécanismes de soutien sociaux plus généraux que sont, par exemple, un soutien du revenu, ainsi qu’un logement et des services de garde d’enfants abordables[196].

 

G.             Le travail précaire et le droit

Dans les chapitres qui suivent, la CDO examine la Loi sur les normes d’emploi ainsi que la Loi sur la santé et la sécurité au travail, les deux régimes législatifs qui jouent un rôle de premier plan dans les réponses aux problèmes que présente l’emploi précaire en Ontario[197]. Cette section-ci expose le contexte dans lequel s’inscrit cette analyse en indiquant un certain nombre d’autres lois, règlements et politiques qui peuvent avoir une incidence sur l’emploi précaire en Ontario[198].

1.     La Charte et la législation des droits de la personne

Les droits constitutionnels consacrés dans la Charte ne s’appliquent qu’en rapport avec l’exercice du pouvoir gouvernemental et les activités que mènent des organisations s’il existe un lien suffisant avec le gouvernement[199]. Par conséquent, la Charte n’entre généralement pas en jeu lorsqu’il est question des employeurs du secteur privé ou des syndicats. Cependant, les droits qu’elle confère peuvent avoir une incidence indirecte sur les intervenants privés, par exemple dans les cas où une loi omet de fournir à certains employés la même protection ou les mêmes avantages qu’elle procure à d’autres[200]. Par exemple, l’exclusion des travailleurs agricoles du régime de négociation collective que comporte la Loi sur les relations de travail de l’Ontario et le régime particulier qui vise les travailleurs agricoles ont été l’objet de plusieurs contestations importantes qui étaient fondées sur la Charte[201].

Le Code des droits de la personne de l’Ontario s’applique pour sa part aux employeurs du secteur privé et aux syndicats. Il interdit la discrimination en matière d’emploi fondée sur un certain nombre de caractéristiques personnelles, dont (notamment) la race, le sexe, l’âge, la déficience et la citoyenneté[202]. Comme nous l’avons vu plus tôt, les travailleurs qui sont marginalisés sur le plan social à cause de l’une ou plusieurs de ces caractéristiques sont plus susceptibles d’exercer un travail précaire. Le Code ne définit pas le mot « emploi » mais, selon la Commission des droits de la personne, ce terme engloberait la plupart des formes de travail précaire, y compris le travail à contrat et le travail d’agence temporaire[203]. Le Code reconnaît toutefois que certains emplois comportent des exigences professionnelles justifiées, et les employeurs peuvent faire des distinctions sur ce fondement mais uniquement dans les cas où il est impossible de répondre de façon raisonnable aux besoins de l’employé[204]. Le Code reconnaît également le droit de faire valoir ses droits en vertu du Code (c.-à-d., le droit d’être exempt de toute discrimination) sans craindre de représailles[205]. Cela est analogue à ce que prévoient la Loi sur la santé et la sécurité au travail et la Loi sur les normes d’emploi, qui interdisent de la même façon les représailles exercées contre ceux qui font valoir leurs droits en vertu de ces deux lois[206].

 

2.     Le droit international

Il existe à l’échelon international plusieurs conventions qui traitent des travailleurs vulnérables et de l’emploi précaire. Un certain nombre d’entre elles ont été ratifiées par le Canada et, de ce fait, elles lient l’Ontario. Ces conventions reflètent les normes internationales régissant le traitement des travailleurs et il s’agit d’outils importants pour interpréter le droit national, dont la Charte et le Code des droits de la personne[207].

Le droit international a été particulièrement influent dans la jurisprudence récente interprétant la liberté d’association qu’autorise l’alinéa 2d) de la Charte. Dans l’arrêt Health Services and Support – Facilities Subsector Bargaining Assn. c. Colombie-Britannique, la majorité de la Cour suprême du Canada a pris en considération le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC), le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIRDCP) et la Convention concernant la liberté syndicale et la protection du droit syndical de l’Organisation internationale du travail (OIT) (la Convention no 87) pour conclure que le droit de négocier collectivement est protégé dans le cadre de la liberté d’association que confère l’alinéa 2d)[208]. Comme l’ont fait remarquer la juge en chef McLachlin et le juge LeBel :

[…] les engagements actuels du Canada en vertu du droit international et l’opinion internationale qui prévaut actuellement en matière de droits de la personne constituent une source persuasive pour l’interprétation de la portée de la Charte[209].

Plus récemment, dans l’arrêt Ontario (Procureur général) c. Fraser, la Cour suprême a confirmé de nouveau son opinion selon laquelle le droit international est un outil d’interprétation[210].

Le Canada a adhéré au PIDESC en 1976. Ce pacte reconnaît le droit de travailler ainsi que l’obligation correspondante qu’a l’État de créer des programmes et des politiques propres à assurer « un développement économique, social et culturel constant et un plein emploi productif dans des conditions qui sauvegardent aux individus la jouissance des libertés politiques et économiques fondamentales »[211]. Il reconnaît de plus le droit à des « conditions de travail justes et favorables », ce qui comprend un salaire équitable, une rémunération égale pour un travail de valeur égale, une « existence décente », des conditions de travail sûres et saines ainsi que le droit à des périodes de repos, à une limitation des heures de travail et à une rémunération les jours fériés[212]. Le PIDESC prévoit également le droit de former des syndicats et celui de faire la grève[213]. Ces principes lient à la fois le gouvernement fédéral et les gouvernements des provinces, encore qu’il existe des moyens restreints de les faire appliquer[214]. En particulier, le principe d’une « existence décente » a suscité une certaine attention dans la documentation spécialisée, et Arthurs s’en est inspiré dans son rapport intitulé « Équité au travail ». Ce principe a éclairé de la même façon le propre examen qu’a fait la CDO sur le travail précaire en intégrant dans son analyse de la législation ontarienne un souci pour une équité fondamentale et la santé et la sécurité au travail, ainsi que la possibilité pour les travailleurs d’équilibrer le travail, la famille et la vie dans la collectivité[215].

L’Organisation internationale du travail (OIT) a aussi adopté un certain nombre d’instruments fondamentaux traitant des droits des travailleurs, dont la Convention no 87. Cette dernière confère aux travailleurs et aux employeurs le droit « sans distinction d’aucune sorte […] de constituer des organisations de leur choix, ainsi que celui de s’affilier à ces organisations, à la seule condition de se conformer aux statuts de ces dernières »[216]. La Convention exige de plus que les pays prennent « toutes les mesures nécessaires et appropriées en vue d’assurer aux travailleurs et aux employeurs le libre exercice du droit syndical »[217]. Dans l’arrêt Health Services, la Cour suprême du Canada a fait remarquer que la ratification, par le Canada, de la Convention no 87 dénotait « non seulement le consensus international, mais aussi des principes que le Canada s’est lui-même engagé à respecter »[218]. La Cour s’est fondée sur la Convention no 87 pour considérer que la liberté d’association, dans la Charte, inclut le droit des syndiqués de négocier collectivement.

Il existe toutefois plusieurs instruments de l’OIT que le Canada n’a pas ratifiés, dont une autre convention axée sur la liberté d’association, la Convention (no 98) concernant l’application des principes du droit d’organisation et de négociation collective[219]. Le Canada n’a pas ratifié non plus plusieurs conventions de l’OIT et de l’ONU qui protègent les droits des travailleurs migrants[220]. La question de savoir la mesure dans laquelle ces conventions lient le Canada du simple fait que ce dernier est membre de l’OIT suscite un certain débat. Que ce soit le cas ou non, la Cour suprême s’est fondée sur des conventions non ratifiées qui, dit-elle, offrent « un fondement normatif » pour ce qui est d’interpréter le droit national[221].

 

3.     Le droit et les initiatives stratégiques à l’échelon national

Une initiative législative qui pourrait avoir une incidence sur de nombreux travailleurs vulnérables est la Stratégie ontarienne de réduction de la pauvreté, qui a été lancée en 2008[222]. Le préambule de la Loi de 2009 sur la réduction de la pauvreté reconnaît que la « réduction de la pauvreté soutient le développement social, économique et culturel de l’Ontario »[223]. Elle explique également que :

[…] [c]ette stratégie s’inspire de la vision d’une province où toute personne pourra développer son plein potentiel et contribuer et participer à la prospérité et à la santé de l’Ontario […][224].

Les principes de la Loi reconnaissent que la pauvreté est liée au marché du travail, en indiquant que la population de l’Ontario :

[…] recèle un potentiel non exploité qui doit être mis à profit en fournissant un appui à l’essor de l’économie et de la société ontariennes et en éliminant les obstacles qui empêchent la pleine participation de tous à cet essor, en particulier celle des personnes qui subissent une discrimination fondée sur la race, l’ascendance, le lieu d’origine, la couleur, l’origine ethnique, la citoyenneté, la croyance, le sexe, l’orientation sexuelle, l’âge, l’état matrimonial, l’état familial ou un handicap[225].

La Stratégie reconnaît également le risque accru de pauvreté parmi des groupes tels que les immigrants, les femmes, les mères célibataires, les personnes handicapées, les Autochtones et les groupes racialisés[226].

La Stratégie de réduction de la pauvreté comporte des initiatives axées sur l’instruction, les programmes parascolaires, la prestation fiscale pour enfants, l’examen de l’aide sociale, les dispositions législatives visant à protéger les aides familiaux résidents et les travailleurs d’agences temporaires ainsi que l’application de normes d’emploi améliorées[227]. Ces initiatives illustrent la sensibilisation du gouvernement à ce problème ainsi que sa détermination à le contrer. Par exemple, le mandat de l’Examen du système d’aide sociale de l’Ontario consiste à déterminer de quelle façon améliorer le système d’aide sociale de la province, en particulier en rehaussant les perspectives d’emploi des personnes qui dépendent de l’aide sociale et qui sont en mesure d’exercer un emploi rémunéré. La CESASO a souligné le besoin de fournir des services de formation et d’emploi simplifiés et intégrés, de même qu’un éventail plus vaste de mécanismes de soutien (services de logement, de services de garde d’enfants ou liés à la santé),  à ceux qui sont confrontés à des obstacles additionnels à l’emploi[228]. La politique de soutien du revenu qu’applique actuellement l’Ontario consiste à réintégrer le plus rapidement possible les bénéficiaires au sein de la population active. Cette pression qui est exercée pour que les personnes acceptent le premier emploi disponible, qu’il soit convenable ou non, peut les orienter vers un emploi précaire et, en fin de compte, les ramener dans le giron de l’aide sociale[229].

D’autres initiatives du gouvernement de l’Ontario, comme les hausses du salaire minimum et son engagement à mettre en œuvre le rapport Dean sur la santé et la sécurité au travail, sont également des faits importants qui répondent aux besoins des travailleurs vulnérables[230]. L’Ontario a également souligné la mise en application proactive des normes d’emploi à l’intention de certains groupes de travailleurs vulnérables. Par exemple, quand de nouvelles normes ont été légiférées en 2009 à l’égard des agences de placement temporaire, le gouvernement a mis sur pied une équipe spécialisée chargée de procéder à des inspections ciblées afin de s’assurer que l’on respectait les exigences[231].

Le gouvernement de l’Ontario s’efforce également d’attirer des investissements et de créer des emplois en Ontario, compte tenu surtout de la nette réduction du secteur manufacturier de base de l’Ontario[232].

Le gouvernement fédéral a fait état de sa préoccupation à l’égard des travailleurs exerçant des formes d’emploi peu sûres grâce à des initiatives visant à trouver des moyens qui permettent aux travailleurs autonomes d’avoir droit à des prestations d’assurance-emploi spéciales et aux employés du secteur privé de prendre part à des régimes de retraite collectifs, enregistrés et autofinancés[233]. Le gouvernement fédéral a aussi affermi récemment des dispositions réglementaires concernant les travailleurs étrangers temporaires, qui procureront à ces derniers des mesures de protection additionnelles[234].

Les réponses du gouvernement à la hausse de l’emploi précaire doivent évaluer le besoin de protéger les travailleurs par rapport à celui d’attirer des entreprises qui offrent des emplois ainsi que des avantages économiques à long terme pour tous. Il s’agit là d’un jeu d’équilibre délicat, compte tenu surtout de la situation économique mondiale qui prévaut à l’époque où le présent rapport préliminaire a été rédigé. Cependant, c’est précisément à ce moment-ci que l’on a le plus grandement besoin d’une réponse efficace. Dans les chapitres qui suivent, la CDO évalue les réponses stratégiques et législatives clés de l’Ontario au problème que représente l’emploi précaire et suggère des moyens d’améliorer la protection des travailleurs tout en préservant cet équilibre.

 

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