A.              L’ampleur du travail autonome

Avant les années 1970, les taux de travail autonome au Canada étaient en baisse à cause d’une diminution des emplois agricoles[443]. À partir de ce moment, cependant, le travail autonome a progressivement augmenté pendant près de vingt ans, atteignant un sommet d’environ 17 % en 1998 avant de retomber à un niveau d’environ 15 % en 2002[444]. Les taux sont demeurés relativement stables au cours des années 2000[445]. En 2009, le travail autonome représentait 16 % de l’emploi au Canada[446]. La situation de l’Ontario reflète celle du Canada dans son ensemble : le travail autonome est demeuré relativement stable au cours de la dernière décennie, et les données donnent à penser qu’environ 15 % de la main-d’œuvre ontarienne exerçait un travail autonome entre 1999-2009[447].

 

B.              Le travail autonome à son propre compte

Dans le secteur du travail autonome, ce sont les travailleurs autonomes à leur propre compte qui sont les plus vulnérables. Ces derniers sont ceux qui « qui n’emploient eux-mêmes personne et qui ne contrôlent pas les risques de production, ni n’accumulent de capital »[448]. Contrairement au travail autonome classique, cela ressemble davantage à un emploi qu’à une forme d’entreprise[449]. Dans certains cas, ces travailleurs peuvent être considérés comme des employés en vertu de la Loi sur les normes d’emploi. Dans d’autres, les travailleurs peuvent être autonomes, mais n’avoir qu’un seul client et se trouver dans un état de grande dépendance vis-à-vis de ce client, ce qui les rend vulnérables à toute exploitation. Ce ne sont pas tous les travailleurs autonomes à leur propre compte qui sont vulnérables, mais le travail autonome à son propre compte peut être un indice de précarité, surtout s’il est combiné à une faible rémunération, car il n’inclut pas les mesures de protection que l’on associe à l’emploi (p. ex., les mesures de protection que confère la Loi de 2000 sur les normes d’emploi).

Les taux canadiens de travail autonome à son propre compte ont radicalement augmenté entre 1976 et 2000, passant de 4 % à près de 9 % de l’emploi total chez les femmes et de 7 % à 12 % de l’emploi total chez les hommes[450]. Dans les années 1990, près de 45 % des nouveaux emplois se présentaient sous la forme d’un travail autonome à son propre compte[451]. Selon une équipe de recherche, [traduction] « l’augmentation du travail autonome à son propre compte a représenté l’augmentation totale du travail autonome au cours des années 1987 à 1998 »[452]. Cela concorde avec les constatations faites dans les pays industrialisés, où la croissance du travail autonome dans les années 1980 et 1990 s’est concentrée dans le secteur du travail autonome à son propre compte[453]. Cette forme de travail a aussi joué un rôle marquant dans la croissance récessionnaire la plus récente du travail autonome[454].

En général, les travailleurs autonomes à leur propre compte gagnent moins que les employés ou les employeurs[455]. À cela s’ajoute le fait que les travailleurs autonomes ont moins de chance d’être protégés par des avantages sociaux[456]. Les femmes et les membres des minorités visibles sont plus susceptibles d’exercer un travail autonome à leur propre compte, comparativement à d’autres formes de travail autonome[457]. Si la catégorie des employeurs autonomes comporte une concentration supérieure d’hommes et de personnes très instruites, les travailleurs autonomes à leur propre compte sont plus souvent des femmes et des travailleurs peu scolarisés[458]. Les taux d’emploi à temps partiel chez les travailleurs autonomes à leur propre compte sont élevés, surtout parmi les femmes[459]. Les travailleuses autonomes à leur propre compte exercent souvent des emplois dans le secteur des services. En 2000, le tiers de ces travailleuses étaient actives dans le secteur des services[460]. Dix-neuf pour cent des immigrants, comparativement à 15 % des travailleurs nés au Canada, exerçaient un travail autonome, et plus d’immigrants étaient susceptibles de déclarer qu’ils avaient entrepris un travail autonome à cause d’un manque d’emplois rémunérés convenables (33 % d’immigrants, contre 20 % de travailleurs nés au Canada[461].

Noack et Vosko ont constaté qu’environ 15 % de la population active de l’Ontario exerce un travail autonome (5 % de la population active de l’Ontario est formée d’employeurs autonomes et environ 10 % de travailleurs autonomes à leur propre compte). La situation de l’Ontario est semblable à celle du Canada dans son ensemble, en ce sens que les Ontariennes étaient moins susceptibles d’exercer un travail autonome par rapport aux hommes; cependant, lorsque ces femmes travaillaient de façon autonome, il s’agissait d’un travail autonome à leur propre compte, et une bonne part de ce travail se situait dans la catégorie à faible revenu[462].

 

C.              Le cadre juridique

Les travailleurs autonomes ne sont pas visés par la LNE, qui exige qu’il existe une relation d’emploi où le travailleur et l’employeur tombent sous le coup des définitions d’un « employé » et d’un « employeur » qui figurent dans la Loi. Pour ce qui est des travailleurs exerçant une forme précaire de travail, le fait d’être classé comme un employé est une condition pour pouvoir bénéficier des mesures de protection et des normes minimales de base que comporte la LNE. Selon Parry et Ryan, les définitions de l’employé et de l’employeur suscitent plus d’attention et de controverse que n’importe quelles autres de la LNE[463]. 

« employé » S’entend notamment, selon le cas :

a) de quiconque, y compris un dirigeant d’une personne morale, exécute un travail pour un employeur en échange d’un salaire;

b) de quiconque fournit des services à un employeur en échange d’un salaire;

c) de quiconque reçoit une formation d’une personne qui est un employeur, de la manière énoncée au paragraphe (2);

d) de quiconque est un travailleur à domicile.

S’entend en outre de la personne qui était un employé. (« employee »)

« employeur » S’entend notamment des personnes suivantes :

a) le propriétaire, le gestionnaire, le chef, le responsable, le séquestre ou le syndic d’une activité, d’une entreprise, d’un travail, d’un métier, d’une profession, d’un chantier ou d’une exploitation qui contrôle ou dirige l’emploi d’une personne à cet égard, ou en est directement ou indirectement responsable;b) les personnes considérées comme un seul employeur en application de l’article 4. S’entend en outre de la personne qui était un employeur. (« employer »)[464].

Comme le font remarquer Ryan et Parry, la Commission des relations de travail de l’Ontario a indiqué qu’il peut être très difficile de faire la distinction entre un employé et un entrepreneur indépendant[465]. Comme les définitions sont rédigées en termes généraux, les agents des normes d’emploi (ANE) qui tentent de faire une distinction entre les entrepreneurs indépendants légitimes et ceux qui devraient être classés comme des employés doivent aller au-delà du texte de la loi et appliquer les critères de la common law[466]. Cependant, il n’existe pas encore de critères clairs et nets permettant de déterminer si un travailleur est un employé ou un entrepreneur indépendant. Comme le signalent Fudge, Tucker et Vosko : [traduction] « [d]epuis les années 1950, d’éminents spécialistes en matière d’emploi et de travail concluent que la common law anglaise n’a pas de conception unifiée de l’emploi ni de moyen cohérent de faire la distinction entre les employés et les entrepreneurs indépendants »[467].

Selon le Guide de politique et d’interprétation de la LNE : [traduction] « c’est l’existence de la relation entre l’employeur et l’employé qui définit ce qu’est un employé pour les besoins de la Loi »[468]. La définition de la relation d’emploi que l’on trouve dans d’autres lois n’est pas d’une grande pertinence pour ce qui est d’effectuer la distinction sous le régime de la LNE[469]. Cependant, il ressort de la common law un certain nombre de moyens de le faire.

Dans un arrêt rendu en 2003, 671122 Ontario Ltd. c. Sagaz Industries Canada Inc., la Cour suprême du Canada a explicitement rejeté le recours à un critère unique[470]. Elle a toutefois passé en revue les critères prédominants et présenté une liste non exhaustive de critères applicables permettant de décider si une personne « engagée pour fournir les services les fournit en tant que personne travaillant à son compte »[471]. Ces facteurs comprennent les suivants :

  • le degré de contrôle que le travailleur exerce sur ses propres activités;
  • si le travailleur fournit son propre outillage;
  • si le travailleur engage lui-même ses assistants;
  • si le travailleur i) tire profit de l’exécution de ses tâches ou ii) assume ses risques financiers ou « est responsable des mises de fonds et de la gestion »[472] .

L’arrêt Sagaz a passé en revue le critère à quatre volets énoncé dans l’arrêt Montréal (City) c. Montréal Locomotive Works Ltd., [1946] 3 W.W.R. 748, [1947] 1 D.L.R. 161 (C.P. Canada) : le contrôle, la propriété des instruments de travail, le risque de perte ou la possibilité de profit et l’intégration. Comme il est indiqué dans Sagaz qu’il n’existe aucun critère définitif unique, les agents des normes d’emploi, les arbitres et les tribunaux doivent se fonder sur les facteurs énoncés dans l’arrêt Sagaz, le critère à quatre volets énoncé dans l’arrêt Montréal ainsi que d’autres critères qui sont apparus : le « critère de l’organisation », qui est axé sur le fait de savoir si le travailleur faisait partie intégrante de l’organisation, le « critère de l’entreprise » qui examine le degré de contrôle qu’exerce l’employeur et le degré de risque qu’il supporte, de même que le « critère des pratiques commerciales », qui porte sur l’intention de l’entente commerciale entre les parties[473]. Chacun des critères offre un moyen de répondre à la question centrale suivante : [traduction] « la personne qui a été engagée pour fournir des services les fournit-elle à titre de personne exerçant des activités à son propre compte? »[474].

Une question qui est apparue dans la législation est celle de savoir si un « entrepreneur dépendant » est inclus, ou pourrait l’être, dans la définition d’un employé que l’on trouve dans la LNE. Les « entrepreneurs dépendants » ne sont pas définis dans la LNE, mais ils le sont dans la Loi sur les relations de travail. Dans cette dernière, la définition d’un employé inclut l’entrepreneur dépendant.

« Entrepreneur dépendant ». Quiconque, employé ou non aux termes d’un contrat de travail et fournissant ou non ses propres outils, ses véhicules, son outillage, sa machinerie, ses matériaux ou quoi que ce soit, accomplit un travail pour le compte d’une autre personne ou lui fournit des services en échange d’une rémunération ou d’une rétribution, à des conditions qui le placent dans une situation de dépendance économique à son égard et l’oblige à exercer pour cette personne des fonctions qui s’apparentent davantage aux fonctions d’un employé qu’à celles d’un entrepreneur indépendant[475].

En général, les entrepreneurs dépendants sont les travailleurs qui n’ont qu’un seul client, ce qui les expose à une extrême vulnérabilité. Reste entière la question de savoir s’il est possible de remédier à ce type de vulnérabilité par voie législative, et il en est question plus loin.

 

D.             Le problème principal : les erreurs de classement

Le principal sujet de préoccupation qui ressort des recherches et des consultations de la CDO, relativement au travail autonome, est la question des erreurs de classement. Certaines personnes sont classées à tort comme des entrepreneurs indépendants autonomes travaillant à leur propre compte, alors que, selon la LNE, ils seraient considérés à plus juste titre comme des employés. Quand un travailleur est mal classé (c.-à-d., défini comme un travailleur autonome,  alors qu’il devrait l’être comme un employé), soit délibérément soit erronément, ce travailleur n’est peut-être pas au courant qu’il se trouve dans une relation d’emploi et qu’il a accès aux mesures de protection qu’offre la LNE. Cela peut avoir des effets particulièrement difficiles sur les travailleurs à faible revenu et, dans une mesure disproportionnée, des effets négatifs sur les femmes et les immigrants. Selon des défenseurs des droits des travailleurs, les travailleurs acceptent parfois d’être classés comme autonomes en signant des contrats ou en constituant une société sur papier à la demande de l’employeur juste pour garantir une forme quelconque de revenu. Dans d’autres cas, les travailleurs croient à tort qu’ils sont autonomes juste parce que l’employeur le leur a dit[476]. Cependant, ce ne sont pas là les facteurs qui permettent de déterminer s’il existe une relation d’emploi. Quelques défenseurs des droits des travailleurs se soucient de ce que l’on appelle le [traduction] « classement créatif » que font les employeurs. Des erreurs de classement ont été relevées dans des secteurs tels que ceux de la conciergerie et du camionnage. Lors de nos consultations, on nous a donné quelques exemples de livreurs de pizza et de travailleurs du secteur de la restauration qui avaient été classés à tort comme entrepreneurs indépendants afin de permettre aux employeurs de se soustraire aux obligations qu’imposent les normes d’emploi[477].

Les employeurs ont indiqué que la sous-traitance peut être considérée comme une nécessité pour les entreprises si elles veulent affronter la concurrence sur le marché mondial dans des secteurs tels que la fabrication. Cependant, les défendeurs des droits des travailleurs n’admettent pas que la mondialisation en est la cause première.

Les employeurs soutiennent que ces stratégies sont nécessaires à cause de l’intégration économique mondiale. S’il est vrai qu’un certain nombre de fabricants locaux s’efforcent de réduire leurs coûts de façon à pouvoir rivaliser avec des entreprises situées ailleurs, la mondialisation n’explique pas les nouvelles pratiques auxquelles se livrent les employeurs en Ontario. De nombreux employeurs et secteurs qui s’adonnent à la sous-traitance, à l’embauchage indirect et à la classification erronée des travailleurs qui ont été documentés par le Workers Action Centre (WAC) sont des secteurs dont le marché est d’envergure nettement locale. Les restaurants, les services de conciergerie, les services aux entreprises, la construction, le camionnage, les soins de santé à domicile, l’entreposage, l’emballage et la fabrication d’articles consommés à l’échelle locale[478].

Lorsqu’on étudie les possibilités de réforme, il est important de bien saisir la distinction qui existe entre les erreurs de classement et les choix d’affaires que font les entreprises en vue de rehausser leur compétitivité, comme la sous-traitance et le recours à des travailleurs d’agence temporaire. Les erreurs de classement, qu’elles soient faites délibérément ou par inadvertance, sont visées par la législation existante et il faut donc que les efforts faits pour les corriger soient étayés par des mesures d’exécution. Les choix d’affaires légitimes qui donnent lieu à de l’insécurité sur le plan du travail requièrent d’autres types d’intervention, comme une réglementation de la chaîne d’approvisionnement et peut-être une protection législative renforcée, comme il en a été question plus tôt dans le présent chapitre et comme il en sera question dans le prochain chapitre, qui porte sur la LSST.

 

E.               Les possibilités de réforme

Certains auteurs ont proposé que l’on harmonise la définition d’un « employé » ou d’un « travailleur » dans tous les régimes juridiques applicables, afin d’uniformiser la définition donnée dans la Loi sur les normes d’emploi avec celles qui ont été établies dans d’autres contextes, comme la législation fédérale de l’impôt sur le revenu. Subsidiairement, il a été suggéré que l’on pourrait réviser les lois relatives à l’emploi afin d’y inclure des dispositions afin que les distinctions relatives à la définition d’un employé dans un contexte particulier puissent s’appliquer à d’autres contextes[479].

Selon une autre école de pensée, cette réforme « définitionnelle » est insuffisante. Fudge, Tucker et Vosko suggèrent d’abolir la distinction entre les employés et les entrepreneurs indépendants et d’étendre une protection à la totalité des travailleurs, pas seulement dans le contexte des normes d’emploi, mais aussi en rapport avec la négociation collective et la législation de l’impôt sur le revenu, en faisant valoir à tout le moins que [traduction] « le point de départ serait que tous les travailleurs qui dépendent de la vente de leur aptitude à travailler soient visés, sauf s’il existe des motifs d’intérêt public impérieux pour établir une définition plus étroite »[480]. Ces trois auteurs suggèrent qu’au lieu de se fier à une définition élargie de l’employé en tant que base de protection, celle-ci soit accordée par défaut, indépendamment de la façon dont on qualifie la vente de main-d’œuvre. Dans le même ordre d’idées, l’Institut Wellesley plaide en faveur d’une protection étendue, assurée sous le régime de la LNE, sans égard au classement. Se fondant sur la législation en matière d’égalité et de droits de la personne, il ajoute :

[traduction] [i]l ne devrait pas y avoir de différence sur le plan de la rémunération ou des conditions de travail chez les travailleurs qui accomplissent le même travail, mais qui sont classés différemment, comme les travailleurs à temps partiel, à contrat, temporaires ou autonomes.

La LNE a un rôle à jouer pour ce qui est d’établir un cadre propice à l’égalité entre les travailleurs accomplissant un travail comparable. Le gouvernement ne devrait pas permettre aux employeurs d’imposer des conditions inférieures aux travailleurs (qui finissent par être principalement des femmes, des travailleurs racialisés, des travailleurs immigrants et des jeunes) juste à cause de la forme d’emploi ou du statut sur le plan de l’emploi. Cette mesure aiderait à aligner la LNE sur le Code des droits de la personne[481].

La CDO soutient le point de vue général selon lequel les travailleurs, comme ceux qui occupent un poste à temps partiel, devraient être rémunérés de la même façon que leurs homologues occupant un poste à temps plein pour un travail équivalent, mais les travailleurs autonomes se rangent dans une catégorie différente. Les suggestions selon lesquelles toutes les distinctions entre les travailleurs autonomes et les employés devraient être fondues en une seule dans tous les règlements auraient des conséquences d’une grande portée et, à terme, des effets négatifs chez les personnes autonomes. Quoi qu’il en soit, cela exigerait, à l’échelon provincial et fédéral, un vaste examen de principe qui déborde le cadre du présent projet.

Il est difficile de comprendre pourquoi il est nécessaire de règlementer le travail des personnes qui sont légitimement autonomes. Par ailleurs, nous sommes d’avis que la mise en œuvre d’une telle politique présenterait des problèmes de faisabilité. Par exemple, faudrait-il exiger que les personnes autonomes se limitent à un certain nombre d’heures de travail par semaine ou soient tenues de payer elles-mêmes un certain salaire? Un tel règlement serait non seulement inapplicable, mais aussi indésirable. De plus, comment répartirait-on la responsabilité relative à un congé de deux semaines entre les multiples clients d’un entrepreneur indépendant?

À notre avis, le véritable problème est la façon de cerner et de rectifier la situation des travailleurs classés erronément comme autonomes dans les cas où il existe réellement une relation d’emploi. Un problème secondaire est celui de savoir s’il faudrait mettre en place des mesures de protection additionnelles pour protéger les travailleurs autonomes qui entretiennent des relations de travail dépendantes (c.-à-d., les travailleurs à faible revenu n’ayant qu’un seul client), tout en permettant à d’autres personnes autonomes de bénéficier de la souplesse et du choix qu’offre l’auto-détermination de leurs conditions de travail.

Du point de vue de la CDO, l’option la plus simple serait de cibler le véritable problème, la pratique qui consiste à mal classer les employés, grâce à des procédures d’exécution améliorées, à l’élaboration de politiques, à la formation des ANE et à la sensibilisation du public. Cette mesure protégerait les plus vulnérables sans avoir d’effet négatif sur ceux qui bénéficient d’un travail autonome. Les avantages qu’offrent les pratiques d’observation et d’exécution, comme les inspections proactives et les enquêtes élargies dont nous avons parlé plus tôt, s’appliquent tout autant à la détermination des cas de classement erronés. Les activités d’exécution les plus efficaces seraient celles que l’on axerait sur les secteurs qui présentent un risque élevé d’erreurs de classement, comme le camionnage, les services de conciergerie et la restauration, de même que l’identification et la surveillance proactive des secteurs dans lesquels se trouvent les travailleurs reconnus pour être touchés d’une manière disproportionnée.

Nos consultations ont révélé le sentiment que ceux qui travaillent auprès des travailleurs vulnérables ne sont pas sûrs que les déterminations que fait le ministère du Travail au sujet du classement des employés par opposition aux travailleurs autonomes soient toujours appropriées. Dans le Guide de politique et d’interprétation de la LNE, des informations sont données au ANE sur les divers critères juridiques applicables. Cependant, aucune directive de principe de fond n’est fournie[482]. Une directive de principe sur la façon de procéder à une détermination en fonction des critères de la common law serait peut-être un moyen de rendre le processus décisionnel plus transparent et d’inspirer davantage confiance aux représentants. Nous avons parlé des avantages des campagnes de sensibilisation publique plus tôt dans le présent rapport et, à notre avis, le fait de faire ressortir la pratique des classements erronés et de fournir des informations sur la définition appropriée des employés et des travailleurs autonomes au moyen d’affiches de sensibilisation publique, d’annonces et de séances d’information axées sur le grand public et les secteurs à risque élevé amélioreraient les chances d’observation et jetteraient les bases de mesures d’exécution améliorées.

Il faudrait songer à la possibilité qu’il existe des erreurs de classement systémiques. Autrement dit, il est possible que des catégories entières de travailleurs soient désignées à tort comme des entrepreneurs indépendants. Une fois que l’on aurait identifié ces catégories ou types de travailleurs, au lieu d’exiger que chacun soumette son dossier au ministère du Travail sous la forme d’une plainte individuelle, des activités d’exécution proactives, menées sous la forme d’une campagne-éclair, offriraient la possibilité additionnelle de mettre au jour ce type de classement erroné systémique. De tels processus pourraient paver la voie à des mesures précises en matière d’élaboration de politiques et de sensibilisation des employeurs.

La codification dans la LNE d’un critère clair et net de définition de l’emploi est un autre moyen par lequel la province pourrait faire un énoncé catégorique sur le problème et, en même temps, donner des directives aux employeurs, aux employés et aux décideurs. Il pourrait être difficile, cependant, de créer une définition suffisamment précise pour donner lieu à un critère qui soit à la fois utile, mais assez souple pour suivre le rythme de la nature métamorphique de l’emploi. Nous mettons en garde contre le fait d’introduire plus d’uniformité aux dépens d’un certain degré de souplesse. Une stricte uniformité ne produit pas toujours les résultats escomptés. À notre avis, les politiques et les lois doivent s’appliquer en mettant en équilibre la souplesse et l’uniformité. Le gouvernement et les tribunaux doivent disposer d’un cadre juridique et de principe clair, mais il faut aussi leur attribuer un pouvoir discrétionnaire suffisant pour répondre au large éventail des circonstances individuelles qui leur sont présentées.

Au-delà des questions d’uniformité, le fait d’étendre une protection aux travailleurs entretenant des relations de dépendance (c.-à-d., les entrepreneurs à faible revenu au service d’un seul client) présente des défis singuliers. Par exemple, un état de dépendance peut être fluide, en ce sens que certains de ces travailleurs peuvent être dépendants d’un seul client à un certain moment et, à un autre, en compter plusieurs. L’examen d’une définition du mot « employé » qui engloberait ces travailleurs aurait à mettre en balance les besoins des travailleurs indépendants et/ou des travailleurs autonomes à revenu élevé qui bénéficient d’une certaine souplesse et d’un certain contrôle sur leurs modalités de travail. Une définition appropriée pourrait donner ouverture à la reconnaissance de formes d’emploi nouvelles et émergentes ainsi qu’à un large éventail de situations distinctes. En reconnaissant le fait que de tels changements ne peuvent pas prévoir tous les effets, toute politique et toute disposition législative de cette nature devraient être évaluées après un délai raisonnable afin d’en déterminer l’efficacité et de savoir s’il est nécessaire d’apporter des rajustements.

La Commission du droit de l’Ontario recommande :

31. Que le ministère du Travail entreprenne de réduire les cas où les employés sont classés à tort comme travailleurs autonomes, et ce, de la manière suivante :

a) mettre en œuvre des processus d’observation et d’exécution proactifs axés sur les secteurs où l’on sait que les cas d’erreur de classement sont élevés;

b) améliorer la transparence des décisions grâce à des directives de principe et à des activités de formation à l’intention des agents des normes d’emploi au sujet de la définition du mot « employé » et des critères de la common law;

c) lancer une campagne d’éducation en vue de sensibiliser le public au problème du classement erroné des employés sous le régime de la Loi sur les normes d’emploi.

32. Que le gouvernement de l’Ontario envisage d’étendre certaines mesures de protection de la LNE aux travailleurs autonomes à faible revenu et hautement vulnérables qui entretiennent des relations de travail dépendantes avec un seul client et/ou trouver d’autres options pour répondre à leur besoin de protection sur le plan des normes d’emploi.

À la recommandation no 9, nous recommandons que le ministère du Travail oblige les employeurs à fournir à tous les travailleurs, au début de la relation de travail, un avis écrit de leur statut en matière d’emploi et des conditions de leur contrat d’emploi. Nous croyons que cette mesure présenterait des avantages particuliers pour les travailleurs classés à tort comme autonomes. Cela créerait une situation qui obligerait toutes les parties à se pencher sur la question de la relation d’emploi. Quelques préoccupations ont été évoquées au sujet de la possibilité que le fait d’exiger un contrat écrit intensifierait le risque que des employés soient mal classés, délibérément ou erronément, comme des travailleurs autonomes[483]. Comme nous l’avons signalé, parfois une simple affirmation écrite selon laquelle un travailleur est autonome est acceptée comme suffisante alors que, en droit, cela n’est pas le cas. Cependant, si des formulaires que le ministère du Travail établirait à cette fin énonçaient la définition appropriée d’un employé par opposition à un travailleur autonome, ces documents eux-mêmes pourraient fournir des directives et des informations sur les définitions appropriées. L’inclusion des coordonnées du Ministère encouragerait certains à obtenir du ministère des éclaircissements sur les zones grises. Les formulaires eux-mêmes et l’obligation de les remplir auraient pour effet d’améliorer les connaissances ainsi que l’observation volontaire. De plus, cela avantagerait plus tard les décideurs, en cas de différend. Conjuguée à une campagne d’éducation publique efficace, cette mesure simple et peu coûteuse serait une stratégie utile pour faire face au problème que posent les erreurs de classement.

La Commission du droit de l’Ontario recommande :

33. a) Que le gouvernement de l’Ontario modifie la LNE afin d’obliger les employeurs et les entrepreneurs à remettre à tous les employés un avis écrit de leur statut en matière d’emploi et des conditions de leur contrat d’emploi;

b) Que le ministère du Travail établisse des formulaires types afin d’aider les employeurs et les entrepreneurs à s’acquitter de cette tâche.

 

 

Précédent Suivant
D’abord Bout
Table des matières