A.    Introduction

Le concept juridique de « capacité » est un élément central de la législation relative à la prise de décision, définissant à la fois l’objet et le seuil d’application de la législation. En général, les personnes considérées comme juridiquement capables ont le droit de prendre elles-mêmes leurs propres décisions et sont alors responsables des conséquences, même dans le cas des décisions que d’autres pourraient juger irresponsables ou malavisées. Par ailleurs, s’il est établi que des personnes manquent de capacité juridique dans un domaine particulier ou dans le cas d’une décision particulière, elles peuvent perdre le droit de prendre indépendamment leurs propres décisions dans ce domaine : d’autres seront alors chargés de décider en leur nom et pourront être tenus légalement responsables des décisions ainsi prises.

La capacité juridique a été définie de différentes manières à différents moments et à différentes fins. Il est arrivé, dans certaines administrations, que la définition soit liée au diagnostic de handicaps particuliers dans ce qu’on a appelé la conception fondée sur « l’état ». À d’autres moments, on a plutôt adopté la conception fondée sur « le résultat » : la personne en cause prend-elle de « bonnes » décisions? Autrement dit, les décisions s’inscrivent-elles dans les limites de ce qu’on juge raisonnable[51]? L’approche adoptée en Ontario, comme dans beaucoup d’autres administrations de common law, se base sur une conception cognitive et fonctionnelle reposant sur la capacité de prendre, à un moment donné, une décision précise ou un type particulier de décision ainsi que sur l’évaluation de l’aptitude de la personne en cause à comprendre, à retenir et à juger l’information liée à une décision. Cette conception découle des importants travaux qui ont abouti à la publication, en 1990, du rapport de l’Enquête sur la capacité mentale réalisée sous la direction de David Weisstub[52].

Parce que le critère de détermination de la capacité juridique définit le seuil d’application de la loi et qu’une décision à cet égard peut avoir d’énormes conséquences, les différentes conceptions de la capacité juridique sont hautement contestées. Les controverses sont d’autant plus vives que le concept de capacité est plutôt abstrait, se fondant lui-même sur de multiples réalités et concepts juridiques, éthiques, médicaux et sociaux interdépendants.

De plus, le problème est amplifié par la difficulté qu’il y a à opérationnaliser le concept de capacité juridique, surtout dans le cas de la conception nuancée adoptée dans la législation ontarienne. Il pourrait être difficile de faire la distinction entre les problèmes de mise en œuvre et les lacunes de la conception elle-même. Nous examinons au chapitre V du présent rapport les systèmes ontariens d’évaluation de la capacité juridique.

Enfin, le concept de capacité juridique et les critiques dont il fait l’objet sont étroitement liés au débat actuel entourant le concept de « prise de décision accompagnée », comme solution de rechange à la prise de décision au nom d’autrui, parce que certains modèles de prise de décision accompagnée se basent sur un changement fondamental proposé de la conception de capacité juridique. Nous abordons au chapitre VI du présent Rapport préliminaire les questions liées aux formules pouvant replacer la prise de décision au nom d’autrui.

B.    État actuel du droit en Ontario

Les éléments suivants jouent un rôle fondamental dans la conception ontarienne de la capacité juridique :

1.               Présomption légale de capacité : La LCSS établit explicitement une présomption de capacité dans le cas des décisions couvertes par ses dispositions. Cette présomption est valide tant qu’un praticien de la santé n’a pas des « motifs raisonnables » de croire que la personne en cause est légalement incapable à l’égard de la décision à prendre[53]. D’après la LPDNA, toute personne de 18 ans ou plus est présumée capable de conclure un contrat sans pour autant établir la même présomption dans le cas des autres domaines relevant de la Loi. Les Lignes directrices en matière d’évaluations de la capacité produites par le ministère du Procureur général – que doivent appliquer les évaluateurs de la capacité chargés de procéder à des évaluations en vertu de la LPDNA – soulignent que, lors de l’évaluation de la capacité, « [dans] chaque cas il y a une présomption de capacité et il faut qu’il y ait des motifs raisonnables pour justifier une demande d’évaluation officielle de la capacité[54] ».

2.               Base fonctionnelle et cognitive de l’évaluation de la capacité : L’évaluation de la capacité de décider doit se fonder sur les exigences fonctionnelles propres à la décision en cause plutôt que sur les capacités de la personne considérées dans l’abstrait, sur son état ou sur le résultat probable de son choix.

3.               Le critère « comprendre et évaluer » : Les critères de détermination de la capacité sont basés sur l’aptitude à comprendre l’information propre à la décision devant être prise et à évaluer les conséquences de la prise de la décision[55] : par conséquent, c’est l’aptitude, plutôt que la compréhension ou l’évaluation en soi, qui constitue l’élément le plus important. Bien que cette subtile distinction puisse être difficile à faire en pratique, elle permet à plus de gens de satisfaire au critère puisqu’il leur suffit de manifester le potentiel de comprendre et d’évaluer sans avoir à établir qu’ils comprennent et évaluent effectivement. Ainsi, même s’il est possible que des obstacles à la communication empêchent des personnes de comprendre, ils ne porteraient pas atteinte à son aptitude à comprendre

4.               Capacité propre au domaine ou à la décision : Il convient d’éviter une conception globale de la capacité. Ainsi, la détermination de la capacité se limite à l’évaluation de l’aptitude à prendre une décision précise ou un type précis de décision. La LPDNA et la LCSS prévoient des critères particuliers de détermination de la capacité pour la gestion des biens, le soin de la personne, l’établissement de procurations relatives aux biens et au soin de la personne, le consentement au traitement, les services d’aide personnelle dispensés en foyer de soins de longue durée et l’admission à des soins de longue durée.

5.               Caractère temporaire de la détermination de la capacité : Puisque la capacité peut varier ou fluctuer avec le temps, la durée de validité de la détermination de la capacité doit se limiter à la période durant laquelle une évaluation clinique a révélé qu’aucune modification majeure de la capacité n’est susceptible de se produire.

La LPDNA et la LCSS prévoient de multiples critères de détermination de la capacité reflétant la conception propre au domaine ou à la décision préconisée dans le Rapport Weisstub. Même s’il ne s’agit que de variantes du critère « comprendre et évaluer », les exigences pour y satisfaire peuvent en pratique être très différentes : par exemple, l’information qu’il faut comprendre et évaluer pour établir une procuration relative au soin de la personne est très différente (et moins rigoureuse) que celle qu’il faut comprendre et apprécier pour gérer des biens. Ainsi, le critère « comprendre et évaluer » peut être appliqué avec beaucoup de souplesse et être adapté à des fins et à des contextes différents. Il demeure que le fondement du critère – l’exigence de comprendre et d’évaluer des renseignements particuliers – est cohérent et uniforme dans les divers domaines.

Il convient de préciser cependant que quelques dispositions mentionnent la capacité tandis que d’autres parlent d’incapacité, témoignant des différences de contexte qui caractérisent les divers domaines dans lesquels la capacité juridique est évaluée. Les professionnels de la santé, par exemple, ont l’obligation positive de prendre des mesures raisonnables pour s’assurer de la capacité de la personne et de son consentement. C’est pourquoi la LCSS définit la « capacité ». De même, le mandant doit, aux termes de la LPDNA, jouir de la capacité pour établir une procuration valide. En revanche, pour la gestion des biens et le soin de la personne, la tutelle et la procuration relative au soin de la personne prévues par la Loi ne prennent effet que s’il y a eu un constat d’incapacité (les exigences quant à la personne devant faire ce constat varient), et les définitions de la loi visent l’incapacité. Une personne qui pourrait être jugée incapable de gérer des biens pourrait en réalité ne pas avoir à prendre des décisions importantes relatives aux biens ou pouvoir compter sur des mesures de soutien sans caractère officiel suffisantes pour qu’un constat officiel d’incapacité ou la nomination d’un mandataire spécial ne soient pas utiles.
 


C.    Sujets de préoccupation

1.     Article 12 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées

La plus importante critique de la conception fonctionnelle et cognitive ontarienne de la capacité juridique se fonde sur les droits énoncés à l’article 12 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations Unies[56] (CRDPH). La CRDPH codifie les engagements de la communauté internationale à l’égard des droits des personnes handicapées, en détaillant ceux dont jouissent toutes les personnes handicapées et en définissant les obligations que doivent assumer les États parties pour protéger ces droits. Elle a pour objet de « promouvoir, protéger et assurer la pleine et égale jouissance de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales par les personnes handicapées et de promouvoir le respect de leur dignité intrinsèque[57] ». Reflétant à la fois le modèle social de l’incapacité et le modèle fondé sur les droits de la personne, elle insiste en conséquence sur le fait que la société doit s’adapter aux situations et aux réalités particulières des personnes handicapées pour que celles-ci soient respectées et intégrées.

L’article 12 de la Convention impose aux États parties de prendre en particulier les mesures suivantes :

·       réaffirmer que les personnes handicapées ont droit à la reconnaissance en tous lieux de leur personnalité juridique;

·       reconnaître que les personnes handicapées jouissent de la capacité juridique dans tous les domaines, sur la base de l’égalité avec les autres;

·       prendre des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique;

·       faire en sorte que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique soient assorties de garanties appropriées et effectives pour prévenir les abus, conformément au droit international des droits de l’homme. Ces garanties doivent garantir que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique respectent les droits, la volonté et les préférences de la personne concernée, soient exemptes de tout conflit d’intérêts et ne donnent lieu à aucun abus d’influence, soient proportionnées et adaptées à la situation de la personne concernée, s’appliquent pendant la période la plus brève possible et soient soumises à un contrôle périodique effectué par un organe compétent, indépendant et impartial ou une instance judiciaire;

·       sous réserve des dispositions de l’article, prendre toutes mesures appropriées et effectives pour garantir le droit qu’ont les personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres, de posséder des biens ou d’en hériter, de contrôler leurs finances et d’avoir accès aux mêmes conditions que les autres personnes aux prêts bancaires, hypothèques et autres formes de crédit financier et pour veiller à ce que les personnes handicapées ne soient pas arbitrairement privées de leurs biens[58].

On a beaucoup parlé des répercussions de l’article 12 sur les différentes conceptions de la prise de décision. Pour certains observateurs, l’article 12 protège contre des décisions discriminatoires d’incapacité basées sur l’état de personne handicapée. Pour d’autres, l’article 12 reconnaît aux personnes handicapées le droit inaliénable et non dérogeable d’être reconnues comme personnes juridiquement capables en tout temps.

Le premier point de vue semble être celui que le Canada avait adopté lorsqu’il avait ratifié la CRDPH : à l’époque, il avait publié une Déclaration et réserve d’après laquelle « le Canada reconnaît que les personnes handicapées sont présumées avoir la capacité juridique dans tous les aspects de leur vie[59] ». Il déclare en outre comprendre que l’article 12 permet des mesures d’accompagnement et de représentation relatives à l’exercice de la capacité juridique « dans des circonstances appropriées et conformément à la loi », et se réserve le droit « de continuer l’utilisation de telles mesures dans des circonstances appropriées et sujet à ce qu’elles soient assorties de garanties appropriées et effectives ».

Le second point de vue – selon lequel la capacité juridique est un droit inaliénable et non dérogeable – est exposé dans l’Observation générale formulée par le Comité des droits des personnes handicapées[60]. Les observations générales [traduction] « découlent d’un vaste processus de consultation et, sans être juridiquement contraignantes, sont considérée comme d’importantes références juridiques pour l’interprétation et la mise en œuvre d’aspects particuliers des traités[61] ». Le Comité a constaté « l’existence d’un malentendu général en ce qui concerne la portée exacte des obligations des États parties au titre de l’article 12 de la Convention ». Nous présentons dans les paragraphes qui suivent un bref aperçu du point de vue du Comité.

·       En vertu de l’article 12 de la Convention, toutes les personnes handicapées ont la pleine capacité juridique. Cette capacité constitue un attribut universel inhérent à la personne humaine, qu’elle ne peut pas perdre sur la base d’un critère juridique. La capacité juridique comprend à la fois la capacité de détenir des droits et celle d’agir (c’est-à-dire d’avoir « le pouvoir d’effectuer des opérations juridiques et de créer des relations juridiques, de les modifier ou d’y mettre fin »). Une incapacité mentale réelle ou supposée ne saurait justifier le déni de la capacité juridique. Les conceptions de l’incapacité fondées sur l’état ou le résultat ainsi que les conceptions fonctionnelles sont toutes contraires à l’article 12. Toutes les pratiques qui ont pour but ou pour effet de priver une personne handicapée de sa capacité juridique doivent être abolies.

·       Doivent être abolis tous les régimes permettant qu’une personne soit privée de sa capacité juridique, ne serait-ce qu’à l’égard d’une seule décision, qu’un mandataire spécial soit nommé par quelqu’un d’autre que la personne concernée, contre sa volonté, ou que des décisions puissent être prises par autrui sur la base d’une évaluation objective de son « intérêt supérieur ». La mise en place de régimes de prise de décision accompagnée parallèlement à ces régimes de prise de décision au nom d’autrui ne suffit pas, de l’avis du Comité, pour satisfaire aux exigences de l’article 12. Le Comité va plus loin en exhortant les États parties à élaborer des mécanismes efficaces pour combattre la prise de décision au nom d’autrui, qu’elle soit officielle ou informelle.

·       Les États parties doivent assurer aux personnes handicapées l’accès à l’accompagnement nécessaire pour leur permettre de prendre des décisions ayant un effet juridique. L’accompagnement dans l’exercice de la capacité juridique doit respecter les droits, la volonté et les préférences des personnes handicapées. S’il est impossible de déterminer la volonté et les préférences d’une personne, l’interprétation optimale de cette volonté et de ces préférences doit constituer la base de la prise de décision. Une personne peut ne pas souhaiter exercer son droit à un accompagnement. Elle doit avoir le droit de refuser l’accompagnement et de mettre fin à la relation d’accompagnement ou de la modifier à tout moment.

·       Des garanties doivent être mises en place pour assurer la protection contre les abus. Leur principal objet doit consister à respecter les droits, la volonté et les préférences des personnes concernées. Les garanties doivent comprendre la protection contre les influences indues, mais doivent laisser aux gens le droit de prendre des risques et de faire des erreurs.

·       La « réalisation progressive » ne s’applique pas à l’article 12 : les États parties doivent prendre immédiatement des mesures pour réaliser les droits énoncés.

Autrement dit, l’Observation générale présente un programme visant une réforme immédiate et profonde du droit qui aurait d’énormes répercussions personnelles, sociales et juridiques non seulement sur les personnes concernées elles-mêmes, mais aussi sur des gouvernements, des membres de la famille et des tiers. Elle soulève une foule de questions pratiques et de problèmes de mise en œuvre que les États parties sont censés régler.

Tant la Déclaration et réserve du Canada que l’Observation générale du Comité donnent d’importants indices ouvrant la voie à des interprétations possibles de l’article 12 de la CRDPH, que le Canada s’est engagé à mettre en œuvre. Compte tenu de la nature du rôle et du mandat de la CDO, ni l’Observation générale ni la Déclaration et réserve ne limitent les recommandations possibles de la Commission, bien qu’elles puissent certainement les influencer. Il incombe à la CDO de formuler des recommandations qui soient pour le moins compatibles avec les engagements internationaux du Canada. Bien entendu, l’Observation générale n’étant pas contraignante et le Canada ayant déposé sa Déclaration et réserve, le Canada n’est pas clairement tenu d’appliquer le programme de réforme préconisé dans l’Observation générale. Toutefois, la CDO peut sûrement recommander au gouvernement de prendre des mesures allant au-delà d’une conformité minimale à ses obligations. Cela ne signifie pas que la CDO accepte l’interprétation de l’article 12 présentée dans l’Observation générale. Il lui incombe d’étudier soigneusement la recherche disponible et les résultats des consultations publiques, puis de formuler des recommandations de réforme du droit fondées sur cette étude. Il appartiendra ensuite au gouvernement d’évaluer l’analyse et les recommandations de la CDO et de prendre les mesures qu’il jugera utiles.

Il est un peu artificiel de séparer la conception de la capacité juridique présentée dans l’Observation générale de son rejet total du concept même de la prise de décision au nom d’autrui, qu’elle préconise de remplacer complètement par un système global de prise de décision accompagnée. Toutefois, la CDO estime qu’il y a certains avantages à séparer l’examen des critiques de la conception fonctionnelle et cognitive de la capacité formulées dans l’Observation générale, d’une part, de la recherche de formules de remplacement de la prise de décision au nom d’autrui, de l’autre. Il y a des concepts de prise de décision accompagnée qui ne dépendent pas de la conception de la capacité juridique que préconise l’Observation générale. Certains des modèles existants de « prise de décision accompagnée », comme celui qu’applique l’Alberta[62], recourent à un critère de détermination de la capacité fonctionnelle comme seuil d’admissibilité à de tels arrangements. Il est donc possible de rejeter la conception de la capacité juridique exposée dans l’Observation générale sans pour autant exclure le concept de la prise de décision accompagnée.

Le présent chapitre est centré sur la critique du critère fonctionnel et cognitif de détermination de la capacité juridique adopté en Ontario et, par voie de conséquence, sur les inévitables problèmes et lacunes de toute conception de la capacité juridique et de la prise de décision.

 

2.     Les cadres de la CDO et le principe de l’autonomie

Comme nous l’avons noté au chapitre III, l’une des priorités centrales de la réforme du droit – mise en évidence par le travail de la CDO dans le cadre de ce projet – est de réduire les interventions inutiles ou déplacées dans la vie des personnes touchées par ce domaine du droit, l’objectif étant de respecter le principe d’avancement de l’autonomie et de l’indépendance. Les personnes touchées par ce domaine du droit ont clairement dit qu’elles souhaitaient pour le moins être consultées et entendues lorsqu’une décision les concernant doit être prise et, si possible, avoir la possibilité de prendre leurs propres décisions. Plusieurs personnes ont évoqué avec beaucoup de tristesse des circonstances dans lesquelles on ne leur a pas demandé leur point de vue ou on n’en a pas tenu compte ainsi que l’impression qu’on les a empêchées de mener leur propre vie.

Ma mère peut se montrer très condescendante. Je me suis bien rétabli après avoir subi une blessure catastrophique. J’ai récemment obtenu un diplôme [universitaire]. Comme j’aborde maintenant la trentaine, j’aimerais jouir de plus d’indépendance, de liberté et de dignité. Le fait de donner à quelqu’un un pouvoir arbitraire total sur la vie d’une autre personne peut être inefficace, complexe et déshumanisant. La culture canadienne n’admet pas des choses telles que le mariage arrangé, mais c’est dans une situation analogue que se trouvent parfois les gens soumis aux décisions d’un mandataire spécial. J’ai parfois l’impression que, parce que cette autre personne détient un bout de papier signé par un juge, je suis considéré et traité différemment, mon intuition, mes précieux sentiments n’ont aucun poids, et il arrive que mon opinion soit accueillie avec dédain. J’ai l’impression qu’avec de telles ramifications, ce document juridique a retardé ma guérison et m’a certainement causé des préjudices que j’attribue exclusivement à l’évaluation de la capacité qui a été effectuée… Cela a ajouté un énorme stress[63].

Les participants au groupe de discussion des personnes atteintes d’aphasie, trouble de l’expression, de l’écriture et de la compréhension du langage, ont exposé avec une profonde émotion les effets de l’attitude des praticiens de la santé et d’autres avec qui ils ont des interactions : ces gens supposent automatiquement qu’ils ne peuvent pas comprendre la décision à prendre ou y participer et se tournent vers la personne qui les accompagne, les excluant de la discussion de leur propre vie. Tout examen des différentes conceptions de la capacité juridique doit absolument déterminer si l’approche ontarienne est fondamentalement incompatible avec le principe de l’autonomie, comme le suggère l’Observation générale.

Le débat entourant le concept de la capacité juridique s’inspire explicitement du principe de l’avancement de l’autonomie et de l’indépendance. Les critiques des pratiques actuelles et les partisans de la conception énoncée dans l’Observation générale signalent les lacunes de la promotion et de la protection de l’autonomie dans les régimes tels que celui de l’Ontario. Ceux qui contestent les dispositions de la législation en vigueur sans préconiser l’abandon de la prise de décision au nom d’autrui considèrent les lacunes comme des problèmes de mise en œuvre. Pour leur part, les partisans du modèle exposé dans l’Observation générale estiment que les concepts de capacité juridique et de prise de décision au nom d’autrui sont fondamentalement incompatibles avec le principe de l’autonomie.

Toutefois, le fait de reconnaître l’importance de l’avancement de l’autonomie n’est qu’un seul aspect de la recherche d’une conception appropriée de la capacité juridique. Comme nous l’avons vu au chapitre III, même si la société accorde une grande valeur à l’autonomie et à la liberté de choisir, nous sommes tous soumis à une vaste gamme de restrictions juridiques visant à protéger les droits et les besoins des autres ou de la collectivité, ou encore à prévenir un risque déraisonnable. Autrement dit, aussi importante que soit l’autonomie, elle est toujours assujettie à des limites pratiques, sociales ou juridiques. Certains risques ou résultats négatifs sont jugés inacceptables, indépendamment du choix autonome de l’individu et de la question de savoir s’il jouit ou non de la capacité juridique. Ce qui constitue un risque inacceptable ou un résultat négatif fait constamment l’objet de controverses et de modifications législatives. On ne devrait pas automatiquement rejeter les restrictions de l’autonomie imposées par les lois sur la capacité juridique et la prise de décision pour la simple raison qu’elles limitent l’autonomie. Il faut cependant soumettre à un examen soigneux toute limitation supplémentaire de l’autonomie ne touchant que certaines personnes, afin de s’assurer qu’elle est justifiée.

Comme nous l’avons vu au chapitre III, on estime souvent, dans ce domaine du droit, que le principe de la sûreté ou de la sécurité s’oppose à celui de l’autonomie et de l’indépendance à cause de préoccupations touchant le choix et le risque, ce qui met en évidence l’importance d’une approche nuancée des deux principes. Il n’y a pas de solution simple aux problèmes que pose ce domaine du droit : tant l’approche adoptée dans l’Observation générale que la conception mise de l’avant dans la Déclaration et réserve du Canada visent, pour leurs adeptes, à promouvoir les deux principes, quoique de manières différentes.

Par nature, l’autonomie comprend le droit de courir des risques et de prendre de mauvaises décisions. Les conceptions fonctionnelles de la capacité juridique mettent en évidence le droit des personnes qui satisfont au seuil minimal de la capacité juridique de courir des risques et de prendre de mauvaises décisions dans une vaste gamme d’activités, mais limitent de façon intrinsèque le droit de le faire dans le cas des personnes qui ne satisfont pas au seuil minimal puisque le critère de détermination de la capacité impose, pour que la personne en cause puisse courir un risque ou accepter un résultat négatif, qu’elle comprenne qu’elle court un tel risque ou accepte un tel résultat. Un mandataire spécial peut courir un risque ou accepter un résultat négatif au nom de la personne dans les limites imposées par la loi (par exemple, refuser un traitement recommandé), mais doit assumer la responsabilité de ses décisions. Dans la conception énoncée dans l’Observation générale, le droit de courir des risques et la responsabilité correspondante d’accepter des résultats négatifs s’étendent à tous, et ne sont limités que par la possibilité pour la personne de désavouer les décisions prises sous l’effet d’une influence indue ou de contraintes exercées par un accompagnateur.

Par conséquent, il importe de comprendre que les enjeux à la base des concepts de capacité juridique comprennent non seulement le droit de courir des risques, mais aussi la responsabilité correspondante d’en assumer les conséquences. Dans un cadre juridique, cela soulève des questions quant à la répartition appropriée de la responsabilité. Dans les sections qui suivent, nous examinons de plus près les relations qui existent entre la prise de décision, la responsabilité juridique, l’autonomie et le risque.

 

3.     Responsabilité juridique à l’égard des décisions prises

Comme nous l’avons brièvement mentionné ci-dessus, l’approche générale adoptée à l’égard de ce domaine dans la législation ontarienne consiste, lorsqu’une déficience de l’aptitude à décider amène une personne à un certain seuil d’incapacité juridique, à laisser une autre personne conclure des ententes en son nom; cette personne peut alors être tenue responsable de la façon dont elle s’acquitte de cette fonction. Par exemple, d’après la LPDNA, les tuteurs et les titulaires de procurations relatives aux biens sont responsables des dommages résultant d’un manquement à leurs obligations[64].

Les dispositions établissant une responsabilité juridique à l’égard des décisions prises ont des avantages et des inconvénients. L’état de capacité juridique – c’est-à-dire l’aptitude à prendre des décisions et à conclure des ententes en son propre nom – est souvent conçu comme un aspect de la personnalité juridique. D’après l’Observation générale :

Tout au long de l’histoire, la capacité juridique a été refusée de manière préjudiciable à de nombreux groupes, notamment les femmes (en particulier après le mariage) et les minorités ethniques. Les personnes handicapées demeurent toutefois le groupe auquel la capacité juridique est le plus souvent déniée dans les systèmes juridiques partout dans le monde. Le droit à la reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité implique que la capacité juridique est un attribut universel inhérent à la personne humaine qui doit être respecté dans le cas des personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres. La capacité juridique est indispensable à l’exercice des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Elle revêt une importance toute particulière pour les personnes handicapées quand celles-ci doivent prendre des décisions fondamentales les concernant en matière de santé, d’éducation et d’emploi. Dans de nombreux cas, le déni de la capacité juridique aux personnes handicapées a eu pour conséquence de les priver de nombreux droits fondamentaux, notamment le droit de vote, le droit de se marier et de fonder une famille, les droits en matière de procréation, les droits parentaux, le droit de consentir aux relations intimes et aux traitements médicaux et le droit à la liberté[65].

L’Observation générale n’accorde pas autant d’attention à l’autre aspect du maintien de la capacité juridique, c’est-à-dire au fait qu’elle implique d’assumer les conséquences juridiques de la décision prise. Cela soulève un certain nombre de questions épineuses que l’Observation générale n’aborde presque pas d’un point de vue pratique.

Pour comprendre les ramifications de la démarche proposée dans l’Observation générale, il importe, comme point de départ, de se rendre compte que, dans un régime où tous les individus jouissent de la capacité juridique en tout temps, les conséquences d’une décision risquée ou franchement mauvaise sont la responsabilité du décideur, qui est habilité à prendre une telle décision, aussi faible que soit son aptitude à le faire. Par exemple, dans le cadre établi dans l’Observation générale, il semble qu’il ne serait jamais acceptable de traiter une personne affectée d’une grave déficience mentale sans son consentement, même si le traitement a pour but de prévenir un sérieux préjudice[66]. Autre exemple : si une personne qui vient de subir des lésions cérébrales consacre la totalité de l’indemnité qu’elle a obtenue à des cadeaux somptueux et à des achats impulsifs qui la condamnent à une vie de pauvreté, on ne pourrait pas l’empêcher d’agir dans le genre de cadre juridique que préconise l’Observation générale, même si ses lésions cérébrales ont compromis son aptitude à comprendre les risques et les effets négatifs de sa conduite. Bien que des accompagnateurs puissent tenter de la dissuader, ils n’auraient pas le droit de l’empêcher d’agir. De plus, si la personne souhaite se dispenser des services de son accompagnateur, elle en aurait parfaitement le droit.

Chacun a le droit de courir des risques et de prendre des décisions stupides. Il est bien vrai d’ailleurs que beaucoup de gens qui satisfont sans conteste au critère de l’« aptitude à comprendre et à évaluer » gèrent très mal leur argent. La question fondamentale à se poser ici est légèrement différente : est-il juste qu’une personne subisse les conséquences néfastes d’une décision si elle n’est pas en mesure d’en comprendre ou d’en prévoir les incidences?

L’accompagnateur nommé dans un tel cas a certes un important rôle à jouer pour aider la personne en cause à évaluer les conséquences d’une décision. Toutefois, l’accompagnateur peut être incapable d’expliquer adéquatement ces conséquences, soit à cause de la nature de la déficience de la personne accompagnée ou de son propre manque de compétence. Dans les deux cas, la personne restera juridiquement responsable de la décision, indépendamment de son degré de compréhension des conséquences. De toute façon, l’aspect essentiel de cette approche est que l’accompagnateur n’est pas habilité à lui imposer sa compréhension du risque ou du résultat négatif.

Si la personne accompagnée ne comprend pas, lorsqu’elle prend une décision, qu’elle court un risque ou s’expose à un résultat négatif, il est plutôt difficile d’expliciter la nature du « droit de courir un risque ». La CDO est d’avis qu’il n’est pas intrinsèquement déraisonnable d’exiger qu’une personne n’assume la responsabilité juridique exclusive d’une décision que si elle est apte à comprendre et à évaluer des renseignements concernant les conséquences.

Parallèlement, une conception de la capacité juridique fondée sur l’hypothèse que tous les individus jouissent en tout temps de la capacité de prendre des décisions soulève aussi la question de savoir ce que nous entendons par « prendre une décision » et comment nous y rattachons la notion de responsabilité. Pour la CDO, il y a, dans le cadre d’une répartition appropriée de la responsabilité, une nette différence entre, d’une part, la situation d’une personne qui a la possibilité non seulement d’avoir et d’exprimer un désir ou une préférence, mais aussi d’avoir une idée – avec le degré d’accompagnement et d’aide qui peut être nécessaire – des conséquences que son désir ou sa préférence peuvent avoir sur sa vie et, de l’autre, la situation qui existe lorsqu’une autre personne est chargée d’évaluer les conséquences possibles du désir ou de la préférence.

En pratique, chacun ou presque pourrait avoir la possibilité d’indiquer d’une manière ou d’une autre s’il se sent ou non à l’aise dans une situation particulière, par exemple, ou de faire part de désirs ou d’intérêts de base. Dans le cas des personnes qui sont atteintes d’une déficience dans leur vieillesse, il y a souvent des gens qui les connaissent assez pour deviner leurs vœux dans des circonstances particulières. Cette communication ou cette connaissance peut aider un accompagnateur à prendre de nombreuses décisions courantes. Toutefois, elle ne pourrait pas en pratique donner des indications claires sur des questions complexes ou des situations nouvelles. Beaucoup d’adultes envisagent avec angoisse les décisions à prendre au nom d’un parent au sujet du bien-fondé d’un traitement médical, en dépit du fait qu’ils connaissent depuis longtemps les valeurs et les préférences de leur parent parce que l’application de ces valeurs et préférences n’est pas évidente dans la situation particulière qui existe. Lorsque des décisions comportent de multiples possibilités assez complexes ou peuvent avoir des conséquences considérables, il est douteux – même si l’accompagnateur est consciencieux et attentif aux besoins de la personne – qu’on puisse dire qu’il a « pris une décision » permettant à la personne en cause d’assumer la responsabilité exclusive de la décision prise. Il y a une différence entre une décision prise en interprétant les valeurs et les objectifs d’une autre personne et une décision prise directement sans recourir à ce genre d’inférence empathique. Tenter de se mettre dans la peau d’un autre est une entreprise difficile hautement sujette à l’erreur, quelles que soient la rigueur et l’attention avec lesquelles elle est menée. Encore une fois, cela est particulièrement vrai dans des situations compliquées ou des circonstances où on ne peut se fonder sur aucune expérience antérieure. Même dans des conditions idéales, les humains ont tendance à mal se comprendre les uns les autres. Souvent, l’accompagnateur n’est simplement pas en mesure de communiquer d’une manière neutre une décision clairement vérifiable de la personne en cause. Pour la CDO, ces limites inévitables ont des incidences sur les obligations éthiques des personnes qui donnent de l’aide et, par extension, devraient aussi avoir des incidences juridiques. Quand une décision a été prise grâce à ce genre d’inférence empathique, la personne en cause ne devrait pas être seule à subir les conséquences juridiques.

Enfin, comme l’ont signalé les adversaires de la prise de décision accompagnée, attribuer la responsabilité exclusive de la décision prise à la personne accompagnée ouvre la porte à l’exploitation, à moins que la personne ne puisse prouver que l’accompagnateur a déformé le processus à son profit. Dans les conceptions de la prise de décision accompagnée qui n’imposent aucune limite sur le niveau de risque ou les résultats négatifs possibles qu’une personne peut assumer et où l’accompagnateur n’a pas l’obligation d’éviter de tels résultats, il est difficile de trouver des garanties efficaces pour protéger une personne dont l’aptitude à décider est gravement déficiente. Dans un contexte où la personne accompagnée n’est peut-être pas apte à se rappeler ou à communiquer la substance des interactions qu’elle a eues avec son accompagnateur, ou encore dans des circonstances où l’accompagnateur prétend être le seul à pouvoir donner « la meilleure interprétation de la volonté et des préférences » de la personne accompagnée, l’accompagnateur peut facilement soutenir qu’il a donné suite à des préférences qui l’avantagent lui-même au détriment de la personne accompagnée. Il serait alors difficile de détecter ou de contester de tels abus des pouvoirs de prise de décision.

D.   Le point de vue de la CDO

1.     Éviter les interventions inutiles

L’article 12 de la CRDPH et l’Observation générale montrent à quel point il est important d’éviter le paternalisme à l’égard des personnes handicapées et de tenir compte du rôle que jouent le choix et le risque dans l’expérience humaine. En politique publique, il faut souvent trouver un équilibre difficile entre le respect du droit individuel de faire des choix risqués ou franchement mauvais et la prévention de résultats intenables. Les enjeux liés à la capacité juridique soulèvent ces questions d’une façon particulièrement difficile compte tenu de la vulnérabilité du groupe concerné et des nombreux antécédents de paternalisme injustifié et finalement contre-productif envers les aînés et les personnes handicapées.

La CDO est d’avis qu’il y a des circonstances dans lesquelles il convient de déclarer qu’une personne n’a pas la capacité juridique de prendre une décision particulière ou un genre particulier de décisions : un critère de détermination de la capacité juridique peut donc être justifié. Toutefois, la CDO est également d’avis que le fait de priver une personne de ses droits est une décision très sérieuse à ne prendre que si elle est vraiment nécessaire et qu’il faut assortir de fortes garanties procédurales. Ce point de vue constitue la base de l’essentiel du régime législatif actuel, mais il est clair pour la CDO qu’il faut déployer plus d’efforts pour en faire une réalité.

Le projet de la CDO sur La capacité et la représentation aux fins du REEI fédéral, expose à la section I.D du présent rapport, a mis en évidence une situation dans laquelle le processus lourd et coûteux de nomination d’un tuteur en vertu de la LPDNA est disproportionné compte tenu du contexte. Beaucoup d’intéressés pensent que l’imposition d’une tutelle officielle à une personne dans le seul but d’établir un REEI et de gérer les fonds qui y sont déposés restreint d’une manière excessive l’autonomie d’une personne qui n’a pas autrement besoin de l’aide d’un mandataire spécial. Ils estiment par conséquent que cette situation justifie la mise en place d’un mécanisme plus simple de nomination d’une personne de confiance à cette fin particulière[67].

2.     Reconnaître les multiples aspects de la prise de décision

L’analyse qui précède tient compte du fait que la prise de décision revêt de multiples aspects auxquels tout concept de capacité juridique doit pouvoir s’adapter. La prise de décision est le moyen par lequel l’individu contrôle sa propre vie, exprime ses valeurs et affirme son individualité. C’est donc à juste titre qu’elle est associée à la reconnaissance de l’humanité de base de la personne et aux droits fondamentaux. Le statut de la prise de décision est également associé à la responsabilité juridique. Le concept de capacité juridique peut être envisagé comme un moyen de réunir ces aspects. Le concept de la « dignité du risque » met en évidence le droit individuel de courir des risques et de prendre des décisions que d’autres peuvent juger imprudentes, dans le cadre du respect de l’autonomie humaine. Toutefois, la notion voulant qu’on attribue sans réserve la responsabilité juridique à une personne dont l’aptitude à décider est diminuée soulève aussi d’importantes questions éthiques et philosophiques.

La CDO est d’avis que les différentes conceptions de la capacité juridique doivent tenir compte à la fois des préoccupations touchant l’autonomie et des questions pratiques et éthiques associées à l’attribution de la responsabilité juridique

 

3.     L’obligation d’accommodement

Le concept juridique de l’obligation d’accommodement peut contribuer dans une certaine mesure à la réalisation de l’objectif général visant à éviter le plus possible d’intervenir sans nécessité dans la prise de décision individuelle.

Le principe de l’accommodement axé sur les droits de la personne est bien reconnu dans le droit ontarien, en tant qu’élément aussi bien de la jurisprudence fondée sur la Charte que du Code des droits de la personne de l’Ontario. D’après le paragraphe 17(1) du Code, il n’y a pas atteinte aux droits d’une personne si la seule raison de leur déni est qu’elle est incapable, à cause d’un handicap, de s’acquitter des obligations ou de satisfaire aux exigences essentielles inhérentes à l’exercice de ces droits. Toutefois, si une personne est incapable de s’acquitter des obligations ou de satisfaire aux exigences à cause d’un handicap, le Code prévoit aussi, au paragraphe 17(2), une obligation d’accommodement à l’égard des services, de l’emploi, du logement, des contrats et des services de formation professionnelle avant que la personne ne soit déclarée incapable. De plus, l’article 11, qui traite de la discrimination indirecte, vise des circonstances analogues relatives à l’ensemble des motifs illicites de discrimination, y compris l’âge et la déficience[68]. Comme le Code l’emporte sur les autres lois à moins d’une exemption législative précise[69], l’obligation d’accommodement s’applique également à la législation relative à la capacité juridique et à la prise de décision.

Capacité juridique, obligation d’accommodement et prestation de services

Du fait qu’une aptitude réduite à décider a des incidences disproportionnées sur les personnes ayant certaines déficiences – comme les déficiences intellectuelles ou cognitives et les troubles mentaux –, ces personnes peuvent avoir de la difficulté à accéder à des services si les prestataires ont des exigences relatives à la capacité juridique, ce qui soulève des questions liées aux droits de la personne et à l’obligation d’accommodement.

Même si l’obligation d’accommodement semble clairement s’appliquer aux prestataires de services qui doivent tenir compte de la capacité juridique des personnes qu’ils desservent, les éléments précis de cette obligation sont loin d’être clairs.

La CDO n’a pas réussi à trouver dans la jurisprudence, les politiques et les analyses détaillées produites par des universitaires des éléments concernant spécifiquement l’application de l’obligation d’accommodement à l’utilisation par les prestataires de services de critères de détermination de la capacité juridique. Il est difficile d’établir avec certitude dans quelles circonstances cette application peut être justifiée en vertu du Code (ou peut-être même, dans le cas de certains prestataires, en vertu de la Charte) et de préciser la nature, l’étendue et les limites de l’obligation d’accommodement.

Compte tenu de l’analyse faite dans le présent chapitre, la CDO est d’avis qu’au moins dans certaines circonstances, la capacité juridique peut être nécessaire pour recevoir des services. La CDO estime en outre qu’il conviendrait de procéder à une analyse fondée sur les droits de la personne pour s’assurer qu’on n’exige pas la capacité juridique d’une manière inopportune ou sans nécessité et que, dans les cas où elle est nécessaire pour recevoir des services, des accommodements sont offerts si possible afin d’aider les intéressés à satisfaire aux exigences.

On trouvera dans la section VI.F.2 une analyse plus poussée de l’obligation d’accommodement des prestataires de services.

 

L’obligation d’accommodement et l’évaluation de la capacité

À part l’obligation d’accommodement exigée par le Code relativement à la détermination de la capacité juridique par les prestataires de services, le concept général de l’obligation d’accommodement pourrait s’étendre d’une manière plus globale au concept même de la capacité juridique et, plus particulièrement, aux évaluations de la capacité. Il n’est pas vraiment évident que le Code s’applique à de telles situations : l’évaluation de la capacité dans le contexte de la gestion des biens, du soin de la personne ou du traitement ne semble pas en soi être assimilable à la prestation d’un service, même si, comme nous l’avons vu plus haut, elle peut constituer une étape nécessaire pour accéder à un service.

Toutefois, en dehors d’une analyse des obligations précises imposées par le Code, le concept général de l’accommodement lié aux droits de la personne peut contribuer à une meilleure harmonisation de la conception ontarienne de la capacité juridique avec l’approche fondée sur les droits de la personne. De ce point de vue, si une personne peut satisfaire au critère de détermination de la capacité juridique grâce à des mesures appropriées d’accommodement qui n’imposent pas de contraintes excessives, il faut considérer que la personne a satisfait au critère sur une base d’égalité avec d’autres qui n’ont pas eu besoin de mesures d’accommodement.

Cette notion est plus ou moins admise implicitement puisque la législation insiste sur le fait que la capacité juridique réside dans l’aptitude à comprendre et à évaluer plutôt que dans la compréhension ou l’évaluation en soi. Ainsi, les obstacles à la communication ne devraient pas toucher l’aptitude d’une personne à comprendre et à évaluer les renseignements nécessaires, même s’ils nuisent effectivement à la compréhension et à l’évaluation. Par exemple, une personne atteinte d’aphasie, affection qui réduit l’aptitude à comprendre le langage oral ou écrit, peut ne pas être capable de comprendre les risques et les avantages d’un vaccin contre la grippe, tels qu’ils sont présentés dans une notice relativement complexe, mais être en mesure de les comprendre s’ils lui sont expliqués d’une manière adéquate. Il peut néanmoins être difficile en pratique de confirmer l’existence de l’aptitude en l’absence de mesures d’accommodement.

Le Code interdit également la discrimination fondée sur l’ascendance, le lieu d’origine et la race, motifs qui peuvent être associés à la langue et à la culture[70]. C’est là un rappel de l’importance qu’il y a à s’assurer que les évaluations de la capacité ne sont pas faussées par des obstacles linguistiques ou des malentendus culturels. Pour que l’évaluation de la capacité juridique soit sérieusement faite, il peut être nécessaire de recourir à une interprétation linguistique ou culturelle afin d’éviter, par exemple, d’assimiler un comportement inspiré de la culture à une déficience de l’aptitude à comprendre et à évaluer.

Il convient donc, dans ce contexte, d’interpréter assez largement le principe d’accommodement pour qu’il englobe une gamme de circonstances et de besoins susceptibles de masquer des aptitudes individuelles, qu’elles soient énumérées ou non dans le Code des droits de la personne.

Le fait d’assurer des mesures d’accommodement au cours de l’évaluation de la capacité ne garantit nullement que la personne en cause pourra y recourir dans sa vie quotidienne, au fur et à mesure qu’elle aura à prendre des décisions. Autrement dit, si on juge qu’une personne est apte à comprendre et à évaluer en présence de mesures d’accommodement, il ne va pas de soi qu’elle pourra disposer de l’aide nécessaire pour prendre des décisions si le besoin s’en fait sentir. Pour cette raison, il importe qu’une conception de la capacité juridique comprenant le concept de l’accommodement s’étende aussi bien au processus d’évaluation qu’aux prestataires de services, comme on le verra dans la section VI.F.2. Il est également vrai – et il est important de le garder à l’esprit – que c’est le prestataire de services qui s’occupe dans certains cas de l’évaluation officielle ou informelle (quand il s’agit, par exemple, d’administrer un traitement).

Cette démarche est intégrée dans une certaine mesure dans les Lignes directrices en matière d’évaluations de la capacité produites par le ministère du Procureur général à titre de guide obligatoire pour l’exécution des évaluations de la capacité touchant la gestion des biens ou le soin de la personne en vertu de la Loi de 1992 sur la prise de décisions au nom d’autrui. Par exemple, les Lignes directrices imposent aux évaluateurs de la capacité de poser leurs questions « de manière à tenir compte de la culture, du vocabulaire, du niveau d’instruction et des modalités de communication de la personne » et notent en particulier ce qui suit :

La diversité culturelle est un élément important chez les personnes âgées de l’Ontario. Beaucoup d’entre elles sont des Canadiens de première génération dont la première langue n’est ni l’anglais ni le français. Leurs normes et traditions culturelles peuvent être très différentes et avoir une profonde influence sur leur vie quotidienne[71].

Les Lignes directrices donnent des instructions détaillées sur les mesures d’accommodement à prendre pour répondre aux besoins de populations particulières, telles que les personnes âgées, les personnes ayant des troubles psychiatriques, les personnes ayant des déficiences intellectuelles et les personnes ayant des troubles neurologiques focaux[72]. Plusieurs intervenants experts croient que cette forme d’accommodement est implicite dans la conception ontarienne de la capacité juridique, mais il n’est pas certain que cela soit uniformément compris et mis en œuvre dans les différents contextes qui existent.

 

E.     Projets de recommandation

Compte tenu de tout ce qui précède, la CDO recommande que l’Ontario conserve une conception fonctionnelle et cognitive de la capacité juridique. La CDO est d’avis que cette conception, adéquatement mise en œuvre en portant l’attention nécessaire aux garanties procédurales et aux options les moins restrictives, est celle qui convient le mieux pour minimiser l’intervention injustifiée tout en assurant une attribution adéquate de la responsabilité juridique. Il serait injuste d’attribuer l’entière responsabilité juridique d’une décision ou d’une mesure à une personne qui ne peut pas en comprendre les conséquences possibles. Pour qu’il y ait dignité dans le risque, la personne doit pour le moins avoir une certaine compréhension du fait qu’elle court un risque.

L’Ontario a adopté une approche nuancée du critère « comprendre et évaluer ». Il a fait de grands efforts pour adapter le critère aux contextes et à la nature de types particuliers de décisions. Par exemple, les éléments légaux particuliers du critère qui s’appliquent à l’établissement d’une procuration relative à la gestion des biens ou au soin de la personne diffèrent sensiblement, les éléments applicables au second cas étant très accessibles. La CDO croit que cette conception est adéquate et efficace en dépit de ses limites. Nous examinons les préoccupations relatives à la mise en œuvre de cette conception dans l’ensemble du présent rapport.

PROJET DE RECOMMANDATION 3. Que soit maintenue la conception ontarienne actuelle de la capacité juridique fondée sur une perspective fonctionnelle et cognitive.

Conformément à une conception de la capacité juridique et de la prise de décision axée sur les droits de la personne, il devrait être évident que la capacité juridique existe s’il est possible de satisfaire au critère de détermination de la capacité grâce à des mesures appropriées d’accompagnement et d’accommodement, sans pour autant imposer des contraintes excessives. L’accommodement peut comprendre des méthodes de communication différentes, de plus longs délais, des mesures permettant de tenir compte de l’heure ou de l’environnement ou encore l’aide d’une personne de confiance pouvant donner des explications que la personne en cause est en mesure d’appréhender. Il peut également comprendre des mesures d’adaptation liées au langage, à la culture ou à d’autres domaines dans lesquels des besoins particuliers peuvent influer sur le processus d’évaluation. En prévoyant clairement la responsabilité de proposer des mesures d’accommodement au cours d’une évaluation, on aiderait la Commission du consentement et de la capacité (CCC) à mettre en œuvre cette conception de la capacité juridique lors de l’examen des contestations dans ce domaine.

PROJET DE RECOMMANDATION 4. Que le gouvernement ontarien modifie la Loi de 1996 sur le consentement aux soins de santé et la Loi de 1992 sur la prise de décisions au nom d’autrui afin d’établir clairement :

a)     que la capacité juridique existe si la personne concernée peut satisfaire au critère de détermination de la capacité grâce à des mesures appropriées d’accommodement;

b)     que l’évaluation de la capacité doit être assortie de mesures appropriées d’accommodement inspirées de la forme d’accommodement adoptée dans la législation canadienne sur les droits de la personne, comme des mesures tenant compte de l’heure, prévoyant des formes différentes de communication ou accordant de plus longs délais.

F.     Résumé

Le concept de capacité juridique occupant une place centrale dans ce domaine du droit, les débats relatifs aux moyens de l’aborder peuvent soulever des questions fondamentales. Par nature, le concept donne lieu à des questions difficiles concernant l’autonomie, le risque et la responsabilité. Différentes approches du concept recourront donc à des moyens différents pour en arriver à un certain équilibre entre ces besoins contradictoires.

Certains observateurs ont contesté la conception fonctionnelle et cognitive de la capacité juridique adoptée en Ontario, et surtout le recours à des critères de détermination de la capacité fondés sur l’« aptitude à comprendre et à évaluer », considérant que cette conception limite indûment l’autonomie individuelle. Ils ont donc proposé une autre conception dans laquelle tous les adultes jouissent de la capacité juridique, le rôle de la législation consistant alors à prévoir un accompagnement permettant d’exercer cette capacité.

Toute conception de la capacité juridique et de la prise de décision a ses limites et ses problèmes parce qu’elle doit faire face à des questions difficiles liées au risque, à l’autonomie, à la responsabilité et à la nature de ce que représente pour nous la « prise de décision ». Aucune conception ne permet de régler tous les problèmes qui se posent : toutes ont des lacunes sous un aspect ou un autre. Dans l’ensemble, la CDO est d’avis que la conception fonctionnelle et cognitive de l’Ontario, adéquatement mise en œuvre, permet de réaliser un équilibre approprié entre le désir d’encourager le plus possible les gens à mener leur propre vie et la nécessité d’attribuer d’une manière adéquate la responsabilité juridique des décisions prises. Il faudrait cependant que toute évaluation de la capacité juridique soit accompagnée de mesures d’accommodement appropriées.

Il est essentiel que cette conception de la capacité juridique soit convenablement mise en œuvre pour éviter de priver des personnes de leur autonomie décisionnelle d’une manière injustifiée ou excessive. La mise en œuvre soulève en soi de sérieuses questions que nous abordons en détail au chapitre V.

L’adoption de cette conception de la capacité juridique ne règle pas la question de savoir si la prise de décision au nom d’autrui doit constituer la seule solution envisageable dans le cas des personnes incapables de prendre des décisions indépendantes ou s’il convient aussi de prévoir d’autres possibilités à l’intention de certaines catégories de personnes touchées par ces lois. Nous examinons cet aspect au chapitre VI.

 

 

Précédent Prochaine
Première page Dernière page
Table des matières