L’une des principales fonctions de la réforme du droit est de garantir l’évolution de celui-ci au fil des changements sociaux, économiques et technologiques. La Loi sur le privilège des travailleurs forestiers portant sur leur salaire (Loi sur le privilège des travailleurs forestiers ou la Loi) est un exemple classique de loi victime des temps qui changent[1]. La Loi fournit un privilège grevant le bois en fonction du montant dû aux travailleurs forestiers pour ce travail[2]. Elle remonte à 1891 et servait à protéger le salaire des bûcherons abattant des arbres dans la forêt du nord de l’Ontario[3]. Elle demeure de nos jours essentiellement la même, bien que presque tous ses principes sous-jacents aient changé. Il n’apparaît pas clairement que la protection des privilèges des bûcherons est toujours nécessaire ou pertinente dans le contexte juridique et commercial contemporain[4].

Par exemple, en 1891, les bûcherons étaient des travailleurs saisonniers engagés par les scieries pour passer l’hiver à abattre des arbres dans la forêt. Le bois demeurait sur place pendant des mois, jusqu’aux fontes du printemps. Il était alors acheminé par flottage jusqu’aux scieries aux fins de transformation. Les bûcherons recevaient un salaire peu élevé qui n’était parfois pas versé avant la fin de la saison, une fois qu’ils avaient travaillé pendant des mois. Ils étaient physiquement isolés et avaient peu ou pas de réserves financières. Souvent, les scieries étaient sous-capitalisées et insolvables. Il arrivait parfois que les billes soient livrées de l’autre côté de la frontière avant que les bûcherons puissent prendre des mesures pour recevoir leur salaire. La Loi prévoyait un privilège grevant le bois récolté; celui-ci pouvait ainsi être saisi dans la forêt puis vendu afin que les bûcherons puissent toucher leur salaire impayé.

Aujourd’hui, au contraire, les bûcherons sont pour la plupart des entrepreneurs indépendants qui possèdent leur propre matériel et facturent un prix contractuel selon l’utilisation de celui-ci en plus du coût de la main-d’œuvre. Si ces entrepreneurs sont fréquemment engagés par des scieries, certains d’entre eux récoltent et vendent le bois pour leur propre compte, et ne sont pas « engagés » du tout. En outre, il est courant de nos jours que certains aspects de l’exploitation forestière soient confiés à des sous-traitants. Plusieurs liens contractuels peuvent séparer ceux-ci du titulaire de permis ayant un intérêt de propriété sur le bois récolté. De plus, en raison de l’évolution de la technologie, l’exploitation forestière s’étend sur toute l’année et la transformation du bois est une question de semaines plutôt que de mois. Ces changements ont une incidence sur la viabilité d’un régime permanent des privilèges et remettent en question la vulnérabilité des entrepreneurs et des sous-traitants forestiers modernes au sens prévu à l’origine par la Loi.

La Commission du droit de l’Ontario (CDO) a pris connaissance de la Loi en 2009, à la suite d’une instance judiciaire où des revendications de privilèges ont été déposées par des travailleurs forestiers relativement à l’insolvabilité de Buchanan Forest Products Ltd[5]. Dans la décision rendue dans l’affaire Buchanan, la juge Pierce a souligné les procédures d’application et les termes archaïques employés dans la Loi, mais a adopté une interprétation libérale tenant compte de la raison d’être de la Loi, soit protéger les travailleurs forestiers. La CDO a étudié cette décision et, à la suite d’une recherche préliminaire, a entamé le présent projet d’examen de la Loi.

En septembre 2012, la CDO a publié un document de consultation qu’elle a affiché sur son site Web et distribué aux intervenants. Le document de consultation mentionnait trois options de réforme : abroger la Loi au motif qu’elle est désuète, la mettre à jour ou procéder à une refonte majeure. À l’époque, la CDO s’attendait à ce qu’il soit possible de modifier la Loi afin de tenir compte des changements dans l’industrie.

Les consultations auprès d’un large éventail d’intervenants de l’industrie de l’exploitation forestière, du gouvernement et de la collectivité juridique ont eu lieu pour la plupart de septembre 2012 à janvier 2013. Nous avons consulté les ministères pertinents, y compris le ministère des Ressources naturelles (MRN), qui a refusé de faire des commentaires. En novembre 2012, des représentants de la CDO se sont réunis à Thunder Bay pendant deux jours avec des représentants des entreprises de produits forestiers, des entreprises d’aménagement forestier et des entrepreneurs forestiers. Le projet a grandement bénéficié de l’apport de ces personnes qui ont pris le temps d’expliquer la nature complexe de l’industrie de l’exploitation forestière contemporaine et du régime de permis forestiers de l’Ontario. Les commentaires de plusieurs spécialistes du droit commercial à propos de l’incidence de la Loi sur les lois ontariennes sur les transactions garanties ainsi que sur la législation fédérale sur la faillite et l’insolvabilité ont été très importants. La CDO remercie tous ceux qui ont participé au processus de consultation.

Exception faite de l’affaire Buchanan, il semble que peu de revendications de privilèges soient déposées par des travailleurs forestiers de nos jours[6]. La CDO a effectué une enquête téléphonique informelle auprès de plusieurs greffes du nord de l’Ontario. Dans la plupart des cas, le personnel a indiqué ne pas se rappeler d’affaires récentes concernant des privilèges. À deux reprises, le personnel a indiqué qu’il y avait peut-être eu une ou deux revendications de privilèges au cours des quelques dernières années. Il est difficile d’établir le nombre de revendications déposées étant donné qu’elles ne sont pas classées en tant que revendications de privilèges, mais plutôt en fonction du nom de la partie[7].

Des praticiens du droit nous ont indiqué que les bûcherons hésitent peut-être à déposer des revendications en raison de la terminologie employée dans la Loi, qui crée des incertitudes quant à sa portée et à son application. Les ressources financières de la plupart des travailleurs forestiers ne leur permettent pas d’avoir recours aux procédures judiciaires nécessaires pour lever ces ambiguïtés. Les revendications dans l’affaire Buchanan ont pu aller de l’avant uniquement en raison du grand nombre de réclamants qui ont pu se partager les frais judiciaires. Ainsi, les préoccupations relatives à l’accès à la justice ont joué un rôle clé et poussé la CDO à entreprendre ce projet. Toutefois, il se peut également qu’il soit moins souvent nécessaire d’avoir recours à la Loi de nos jours. Lors des consultations, plusieurs intervenants ont indiqué que les entreprises de produits forestiers et les entrepreneurs s’acquittaient normalement de leurs obligations de payer les entrepreneurs et les sous-traitants. Il est plus probable que des revendications de privilèges soient déposées lorsque l’insolvabilité entraîne la fermeture d’une scierie, mais l’affaire Buchanan est la seule à cet effet dans les dernières années. Peu importe, le recours peu fréquent à la Loi confirmait qu’il convenait de procéder à cet examen.

Le présent rapport se penche sur la justification de la Loi en fonction des changements survenus dans l’industrie de l’exploitation forestière au cours des cent dernières années et souligne de nombreux problèmes juridiques soulevés par la Loi au sein de l’industrie moderne et dans le cadre du droit commercial ontarien. Il se penche sur plusieurs modèles possibles de régimes de privilèges pour la réforme de la Loi, mais établit que certaines caractéristiques distinguent celle-ci des lois analogues. C’est pour ces raisons que la CDO a conclu que la Loi est commercialement et légalement désuète. Plutôt que de la réformer comme la CDO l’avait d’abord envisagé, il s’avère préférable de l’abroger entièrement. Par conséquent, la CDO recommande, dans la conclusion du présent rapport, l’abrogation de la Loi.

Le rapport final a été approuvé par le Conseil des gouverneurs de la CDO le 12 septembre 2013 et affiché sur le site Web de la CDO.

 

 

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