A.   Introduction à la Loi

La Loi sur le privilège des travailleurs forestiers portant sur leur salaire n’a presque pas changé en 122 ans d’existence[8]. Elle prévoit qu’une personne qui accomplit du travail sur des billes ou du bois d’œuvre peut revendiquer un privilège sur ceux-ci afin de garantir son salaire[9]. Cependant, au fil du temps, les définitions contenues dans la Loi sont devenues inefficaces; sa portée est donc incertaine[10].

Le « travail » est défini en fonction des pratiques du 19e siècle et comprend des fonctions anachroniques comme le flottage libre, le flottage en trains et le flottage à bûches perdues ainsi que le travail accompli par le personnel des camps forestiers, notamment les cuisiniers et les forgerons, qui ont pratiquement disparu de l’industrie[11]. La Loi protège aussi bien les employés que les entrepreneurs forestiers, mais il n’est pas clair si elle couvre également les sous-traitants. Étant donné la nature fragmentée de l’industrie, pour un grand nombre de bûcherons ontariens, l’application de la Loi est incertaine.

La Loi définit « billes ou bois d’œuvre » en une liste d’articles, comprenant des poteaux télégraphiques, des traverses de chemin de fer, de l’écorce à tanin, du bois à pâte, des billes à bardeaux ou des douves[12]. Or, cette définition n’est plus pertinente. Certains de ces articles, comme l’écorce à tanin, sont désuets sur le plan commercial, tandis que d’autres produits importants de l’exploitation forestière moderne, les copeaux de bois et la biomasse par exemple, ne font pas partie de cette définition[13]. En outre, selon la définition de la Loi, le privilège est en vigueur tant que l’identification des billes ou du bois d’œuvre demeure possible. Dès que les billes sont transformées dans une usine, le privilège cesse d’exister au sens de la Loi[14]. Cette disposition était peut-être pertinente au début du siècle, alors que le bois restait dans la forêt pendant les mois d’hiver. Aujourd’hui, cependant, les billes peuvent être transformées beaucoup plus rapidement (parfois alors qu’elles sont encore dans la forêt); la disposition restreint donc considérablement la portée de la Loi et la valeur d’un privilège.

Les procédures mentionnées dans la Loi sont tout aussi anachroniques. Le réclamant doit déposer une revendication de privilège ainsi qu’un affidavit qui atteste celle-ci au greffe local de la Cour supérieure de justice, mais il n’existe aucun moyen fiable pour que les tierces parties prennent connaissance de ces revendications. Les échéances prévues par la Loi reposent sur la notion que l’exploitation forestière demeure une pratique saisonnière. Par exemple, l’échéance accordée aux employés forestiers qui travaillent en hiver est le 30 avril suivant la fin des travaux, tandis que pour ceux qui travaillent en été, l’échéance est 30 jours après la fin des travaux[15]. Il est tenu pour acquis que les bûcherons qui travaillent en forêt pendant l’hiver ont de la difficulté à quitter le camp pour déposer une revendication de privilège. En outre, une échéance différente est accordée aux entrepreneurs forestiers déposant une revendication, ce qui complique davantage les choses. Cette échéance est le 1er septembre après la fin des travaux[16].

Selon la Loi, après que des bûcherons ont déposé une revendication de privilège, ils ont 30 jours pour introduire une action afin de réaliser le privilège. Il est possible d’introduire une action auprès de la Cour supérieure de justice ou de la Cour des petites créances, selon le montant de la revendication[17]. Dans les deux cas, la procédure doit correspondre, dans la mesure du possible, à la formule en usage à la Cour des petites créances[18]. Même si cette disposition aurait pu être appropriée pour la récupération de salaires en 1891, elle ne tient pas compte des montants importants qui peuvent être réclamés par des entrepreneurs forestiers contemporains. Les Règles de la Cour des petites créances sont prévues pour des revendications de moins de 25 000 dollars et prévoient une enquête préalable abrégée dans le but de faciliter l’accès à la justice[19]. Vraisemblablement, les rédacteurs de la Loi n’avaient pas envisagé la possibilité de revendications de privilèges de près d’un million de dollars[20].

La Loi prévoit également que, lorsqu’il y a lieu de croire que les billes ou le bois d’œuvre sont sur le point de quitter l’Ontario, d’être vendus ou transformés de façon à rendre leur identification impossible, la Cour peut délivrer un bref de saisie au shérif pour le sommer de saisir ces billes ou ce bois d’œuvre[21]. Dans de telles circonstances, le propriétaire des billes ou du bois d’œuvre peut les récupérer en déposant un cautionnement couvrant le montant du privilège plus les frais[22].

Selon la Loi, le privilège l’emporte sur les autres réclamations ou revendications, à l’exception de certaines revendications de la Couronne comme les droits de coupe impayés[23]. Bien que cette disposition ait pu être pertinente en 1891, il est inhabituel, de nos jours, qu’un privilège commercial non possessoire ignore presque tous les autres droits dans les biens en l’absence d’une obligation d’enregistrement. De plus, aux termes de la Loi, les ventes aux tierces parties dans le cours normal des affaires ne portent pas atteinte au privilège[24]. Cette disposition ne concorde pas non plus avec les conventions contemporaines, qui visent à encourager le libre échange des biens en faisant appliquer les ventes aux tierces parties dans le cours normal des affaires.

Plusieurs autres dispositions de la Loi sont désuètes. Par exemple, la Cour est très limitée en ce qui a trait aux dépens qu’elle peut accorder relativement à une revendication de privilège. Dans le cas d’une revendication non contestée devant la Cour supérieure de justice, les dépens ne doivent pas dépasser 5 dollars si les services d’un avocat sont retenus. Si la revendication est contestée, ce montant peut atteindre 10 dollars[25]. La Loi prévoit même des montants inférieurs si l’affaire est présentée à la Cour des petites créances[26].

D’après une autre disposition de la Loi, les créanciers privilégiés peuvent prendre des mesures en vertu de la Loi sur l’aménagement des lacs et des rivières afin d’obtenir la séparation des billes ou du bois d’œuvre saisis par le shérif d’autres billes ou bois d’œuvre avec lesquels ils ont été mélangés. Cette disposition semble être orpheline, étant donné que la version actuelle de la Loi sur l’aménagement des lacs et des rivières ne contient aucune procédure à cet effet[27].

La Loi comprend aussi une restriction géographique. Elle ne s’applique qu’au comté d’Haliburton et aux districts territoriaux du nord de l’Ontario[28]. Cela exclut une zone importante des activités commerciales d’exploitation forestière qui ont actuellement lieu dans le sud de la province. Les bûcherons qui travaillent dans le nord de l’Ontario peuvent revendiquer un privilège aux termes de la Loi, tandis que ceux accomplissant le même travail à Mazinaw-Lanark, par exemple, ne seraient pas protégés.

 

B.   Contexte historique de la législation sur le privilège des travailleurs forestiers en Ontario

L’introduction de la Loi sur le privilège des travailleurs forestiers portant sur leur salaire illustre l’importance du contexte historique pour la compréhension de la politique sous-jacente à la mise en place d’un régime de privilèges pour les travailleurs forestiers en Ontario ainsi que de la structure juridique adoptée pour la Loi. Dans cette section, nous présentons une partie du contexte historique.

Au moment de l’entrée en vigueur de la version antérieure de la Loi en 1891, l’industrie était un élément important de l’économie ontarienne. Elle alimentait les scieries qui produisaient le bois scié essentiel à la construction de chemins de fer et des autres infrastructures du jeune Canada. Au cours de la deuxième moitié du 19e siècle, l’industrie a connu une rapide expansion. Un train de bois d’œuvre d’une valeur d’environ 12 000 dollars à la moitié du siècle valait 100 000 dollars avant la fin du siècle[29]. Les magnats du bois ont tiré parti de cette croissance et construit des scieries à grande échelle afin de transformer le bois d’œuvre. Parmi ces magnats se trouvaient des propriétaires de scierie du Michigan qui engageaient des entrepreneurs ontariens, les intermédiaires, afin qu’ils supervisent les activités d’exploitation forestière et fassent traverser le lac Huron à d’énormes estacades flottantes servant au transport des billes[30].

L’exploitation forestière était une activité physique ardue. Il fallait deux fois plus d’énergie pour transporter ou traîner le bois que pour extraire le charbon et trois fois plus que pour effectuer des travaux de maçonnerie[31]. Au début de la saison, des travailleurs appelés « castors » coupaient les arbres et dégageaient la forêt pour les chemins forestiers. Puis, les bûcherons se rendaient dans la forêt en équipes de trois pour abattre des arbres en utilisant des haches et des scies à tronçonner. Ils élaguaient ensuite les arbres et les tronçonnaient pour en faire des billes. Des équipes de débusquage faisaient glisser celles-ci jusqu’au bord de la route, au moyen de chevaux et de chaînes. Les rouleurs empilaient ensuite les billes sur le quai de chargement forestier. À la mi-saison, lorsque les chemins forestiers étaient bien gelés, les débardeurs chargeaient les billes sur un traîneau et les transportaient jusqu’à un débarcadère le long d’une rivière, voire directement sur la surface gelée d’un lac, en attendant la drave printanière. Au printemps, on faisait rouler ces billes dans l’eau, puis on les guidait en aval au moyen de longs crochets. À leur arrivée au lac, elles étaient attachées et on formait d’énormes estacades flottantes que des flotteurs menaient à destination. Exception faite de l’utilisation de scies, de haches et de traîneaux tirés par des chevaux, ces tâches étaient accomplies manuellement.

L’exploitation forestière était une activité risquée. Dans la province, seule l’exploitation minière était aussi dangereuse[32]. Les chutes, les accidents avec les haches, les billes roulant, les arbres abattus et les embâcles pouvaient entraîner des blessures[33]. Avant l’entrée en vigueur de la Workmen’s Compensation Act en 1914, les bûcherons blessés recevaient peu d’appui du gouvernement[34].

Les bûcherons passaient une bonne partie de l’année en forêt, dans des camps. Leurs logements étaient rudimentaires et ils avaient peu de commodités. Ils touchaient un salaire peu élevé, souvent insuffisant pour subvenir aux besoins d’une famille[35]. Les emplois d’exploitation forestière durant l’hiver étaient néanmoins très recherchés, car ils complétaient d’autres emplois saisonniers, comme la construction et les activités agricoles[36]. Ainsi, les propriétaires de scieries avaient une grande sélection de bûcherons, tandis que ces derniers ne disposaient que de peu de pouvoir de négociation pour obtenir de meilleures conditions[37]. La demande en matière d’emplois de bûcherons, l’isolement des camps forestiers et la nature indépendante des bûcherons faisaient obstacle à la syndicalisation durable au cours des premières années[38].

Les bûcherons étaient engagés sur une base saisonnière[39]. Les contrats d’emploi établissaient les salaires, la durée de l’emploi (c.-à-d. jusqu’au printemps) ainsi que d’autres modalités. En règle générale, les salaires étaient normalisés en fonction de l’expérience[40]. Les bûcherons recevaient un salaire mensuel, mais des années plus tard, le salaire à la pièce est devenu plus courant[41]. Habituellement, les modalités d’emploi favorisaient l’employeur[42].

Parfois, il était stipulé dans les contrats que les salaires ne seraient pas payés avant que le train de bois atteigne sa destination, peu importe si le bûcheron faisait toujours partie ou non des employés[43]. Cela s’explique notamment par le manque relatif de capital d’exploitation durant les premières années de l’industrie de l’exploitation forestière. Il arrivait, à l’occasion, que les entreprises de bois d’œuvre soient incapables de verser les paies avant d’avoir touché le produit des ventes de bois, à la fin de la saison[44]. Les salaires étaient aussi retenus afin d’empêcher les bûcherons, à la recherche de meilleures conditions de travail ou de meilleurs repas, de passer à un autre camp au milieu d’une saison[45].

Ainsi, les bûcherons devaient parfois consacrer des mois de travail alors qu’ils n’avaient que la promesse d’être payés[46]. Lorsque le versement des salaires se faisait attendre, ils avaient peu de recours. Ils pouvaient chercher à obtenir un jugement de la part d’un magistrat local. Cependant, lorsque les entreprises de bois d’œuvre ou les intermédiaires devenaient insolvables (ce qui arrivait souvent même à cette époque), de tels jugements se révélaient peu utiles. Dans certaines circonstances, lorsque les bûcherons livraient les billes à l’acheteur, il arrivait qu’ils ne laissaient ce dernier prendre possession des billes que s’il consentait à être responsable de leur salaire. Dans au moins un cas, les tribunaux ont veillé à l’application d’une entente à cet effet parce qu’il avait été estimé que le contrat de vente entre l’acheteur et l’entreprise de bois d’œuvre aurait dû tenir compte de cette pratique et qu’un montant aurait dû être retenu pour couvrir les salaires[47].

 

C.   Adoption de la législation sur le privilège des travailleurs forestiers en Ontario

C’est dans ce contexte historique que la version antérieure de la Loi a été introduite en 1891. Il semble clair qu’elle avait pour objet de protéger les bûcherons du 19e siècle contre les risques financiers liés à l’industrie de l’exploitation forestière de l’époque. C’est l’objet reconnu par la Cour dans l’affaire Buchanan : [traduction] « La volonté de protéger les revendications relatives à l’exploitation forestière est une reconnaissance implicite que les travailleurs forestiers sont vulnérables[48]. » Il n’est pas clair si cette intention du législateur était générale ou si elle visait un méfait en particulier.

En 1891, avant l’adoption de la première version de la Loi, les débats de l’Assemblée législative étaient peu abondants. Ils laissent cependant entrevoir certains des facteurs particuliers qui ont motivé la création d’un privilège concernant l’exploitation forestière. Lorsque le projet de loi a été déposé devant la Chambre, le ministre responsable a indiqué qu’il accorderait aux bûcherons travaillant dans les camps la même protection que celle conférée aux constructeurs en vertu de la Loi sur le privilège des constructeurs et des fournisseurs de matériaux[49]. Cette loi fournissait aux entrepreneurs et aux sous-traitants de l’industrie de la construction le droit de revendiquer un privilège équivalent au prix des matériaux fournis et des améliorations apportées au terrain contre le propriétaire de celui-ci, dans le but [traduction] « d’empêcher un propriétaire d’obtenir le fruit du travail et le capital d’autrui sans offrir une compensation en retour[50]. »

Au moment de la deuxième lecture, le projet de loi sur le privilège des travailleurs forestiers était légèrement plus détaillé :

M. Hardy a expliqué qu’il s’appliquait aux districts d’Algoma, de Thunder Bay et de Rainy River, où les billes étaient prises en charge par des intermédiaires qui manquaient parfois d’argent, ce qui les empêchait de verser le salaire aux hommes qu’ils avaient engagés. Le projet de loi avait pour but d’accorder un privilège sur les billes afin d’assurer le versement des salaires[51].

De même, un député a expliqué dans une session ultérieure :

[Traduction]
Le projet de loi a pour but d’assurer le versement du salaire des bûcherons, et l’une des difficultés qu’il vise à surmonter – et il s’agit peut-être de la principale – est le fait que des employeurs étrangers sans scrupules font parfois traverser la frontière américaine aux billes sans qu’il soit possible de récupérer le paiement pour les travaux réalisés[52].

Cette préoccupation à l’égard de l’implication des Américains dans l’industrie ontarienne de l’exploitation forestière était mise en évidence dans une autre disposition (qui figure encore dans la Loi actuelle), selon laquelle il était illégal de payer des salaires au moyen de chèques d’une banque étrangère[53]. D’après l’historien Ian Radforth, les bûcherons du Michigan participaient activement à la récolte du bois dans le nord de l’Ontario dans les années 1890[54]. Cela constituait un problème, et les législateurs cherchaient à rédiger une loi interdisant cette pratique. Par la suite, le gouvernement de l’Ontario a adopté une disposition sur la « transformation au Canada », prévenant l’exportation de billes de l’Ontario[55].

Dans tous les cas, il semble que la version originale de la Loi visait essentiellement les intermédiaires sous-capitalisés (qu’ils soient étrangers ou non) qui engageaient des bûcherons sans avoir les moyens de les payer, ainsi que les entreprises étrangères exerçant des activités en Ontario sans disposer d’actifs locaux. Ces deux circonstances particulières ont mené à la volonté plus générale de protéger les bûcherons de la même façon que les travailleurs de la construction en vertu de la Loi sur le privilège des constructeurs et des fournisseurs de matériaux.

Les premières discussions à propos de l’objet de la législation sur le privilège des bûcherons au Wisconsin révèlent d’autres indices sur la raison pour laquelle la version originale de la Loi a été adoptée en Ontario[56]. Un tribunal du Wisconsin a souligné la situation financière vulnérable des bûcherons :

[Traduction]
[…] la loi a été adoptée dans le but de protéger des travailleurs qui, en raison de leur situation, ne sont généralement pas en mesure d’obtenir des renseignements sur le crédit de leurs employeurs ni de supporter, sans adversité, la perte du salaire dont ils dépendent; elle fera par conséquent l’objet d’une interprétation libérale[57].

Les tribunaux au Wisconsin ont également reconnu l’importance des bûcherons pour l’industrie et la nature laborieuse de leur travail. James Willard Hurst résume ainsi cette notion :

[Traduction]
La loi doit reconnaître l’importance opérationnelle des travailleurs, qui demeurent prêts à céder à l’industrie leur force et leur compétence; ces lois visaient « à protéger les personnes dont le travail représente la majeure partie de la valeur pour ce type de bien »[58].

Ces déclarations initiales sur l’objet de la loi permettent de conclure que les lois originales sur les privilèges dans l’industrie de l’exploitation forestière avaient pour but de réduire la vulnérabilité économique des bûcherons œuvrant dans des circonstances assez différentes de celles d’aujourd’hui. Cela est manifeste lorsque l’on compare les conditions de l’époque avec l’évolution de l’industrie moderne, comme nous le verrons dans la prochaine section.

 

D.   Transformation de l’industrie de l’exploitation forestière

L’industrie de l’exploitation forestière a connu depuis des transformations qui ont une incidence directe et indirecte sur l’exercice de la Loi. Il s’agit aujourd’hui d’une industrie mûre dont la plus grande partie est contenue au sein des frontières de l’Ontario[59]. Au fil des ans, l’économie de la province s’est diversifiée. Les secteurs de la fabrication et des services ont dépassé le rôle du secteur primaire en Ontario, tout comme dans l’ensemble du Canada[60].

Néanmoins, l’industrie forestière demeure importante pour l’économie ontarienne, surtout dans le nord. En 2010, les revenus des produits du bois de l’Ontario se sont élevés à plus de 11 milliards de dollars[61]. En 2011, l’industrie forestière représentait 53 500 emplois, soit environ 1,2 % de l’ensemble des emplois de la province[62]. Les collectivités rurales situées à l’intérieur ou à proximité des forêts sont particulièrement dépendantes, sur le plan économique, de cette industrie[63]. De plus, l’exploitation forestière est une importante source de travail pour les Autochtones de l’Ontario. On estime que, en 2005, entre la moitié et les deux tiers des Premières nations de l’Ontario participaient activement aux activités du secteur forestier[64].

Le processus contemporain de coupe des arbres ressemble peu à celui de 1891. L’exploitation forestière s’est graduellement mécanisée après la Deuxième Guerre mondiale. La scie à chaîne a fait son arrivée en premier, et elle a considérablement accru la productivité des bûcherons. Le fonctionnement des premières scies à chaîne était imprévisible, et les entreprises ont constaté que le fait de les vendre à leurs bûcherons incitait ces derniers à les garder en bon état. Les bûcherons étaient quant à eux disposés à acheter ces scies qui augmentaient leur salaire à la pièce[65].

Les débusqueuses mécaniques ont ensuite fait leur apparition, et elles ont changé à jamais l’industrie de l’exploitation forestière. Les bûcherons ne dépendaient plus des conditions hivernales pour transporter les billes. Le débusquage et le transport pouvaient avoir lieu à longueur d’année. En fait, le coût élevé de ces machines faisait en sorte qu’il fallait les utiliser le plus possible au cours de l’année. Ainsi a pris fin le cycle saisonnier de l’exploitation forestière; le métier de bûcheron est alors devenu permanent[66]. De plus en plus de bûcherons se sont installés dans le nord avec leur famille. Dans l’ensemble, les camps forestiers sont devenus chose du passé.

Les abatteuses mécaniques sont arrivées dans les années 1960 et 1970. Elles ont entraîné d’autres bouleversements dans l’exploitation forestière. Les bûcherons, qui se servaient auparavant de scies, s’asseyaient maintenant dans d’énormes véhicules et manipulaient des leviers tandis que des griffes mécaniques et d’énormes cisailles d’abattage coupaient les arbres. Les entreprises recherchaient de plus en plus des employés ayant la dextérité manuelle et la perception de la profondeur nécessaires pour utiliser les machines, ainsi que les compétences en mécanique requises pour les réparer[67]. Les emplois dans l’exploitation forestière sont devenus semblables à ceux en usine[68]. De moins en moins de travailleurs étaient nécessaires. C’est pourquoi le nombre de bûcherons en Ontario a diminué petit à petit, passant d’environ 40 000 vers la fin des années 1940 à un peu plus de 7 000 en 2006, puis à seulement 3 500 en 2010[69].

Entre les années 1950 et 1980, de plus en plus de bûcherons sont devenus propriétaires-exploitants de leur matériel et ont commencé à conclure des contrats avec des entreprises de bois d’œuvre en tant qu’entrepreneurs indépendants plutôt qu’employés[70]. Les entreprises de bois d’œuvre incitaient les bûcherons à acheter leur propre débusqueuse, tout comme ils les avaient encouragés à acheter leur scie à chaîne. Cela réduisait la mise de fonds nécessaire à la mécanisation des opérations de débusquage, et l’on estimait que cela favoriserait une plus grande productivité des travailleurs. En outre, cela permettait aux entreprises d’éviter de payer les avantages sociaux des employés et de réduire les coûts liés à la supervision de la main-d’œuvre. Les entreprises offraient un salaire à la pièce plus élevé aux propriétaires-exploitants et leur concédaient, à l’occasion, une meilleure aire de coupe (parties d’une forêt où les arbres sont coupés). Ces mesures visaient en partie à contrebalancer les risques liés aux nouvelles machines. En raison de l’investissement élevé assumé par les propriétaires-exploitants, ils avaient tendance à bénéficier d’une période d’affectation avantageuse (ils étaient engagés en premier et mis à pied en dernier[71]).

La transition d’employé forestier à entrepreneur indépendant a suscité une certaine controverse. Vers la fin des années 1970 et le début des années 1980, le Lumber and Saw Union s’est opposé à cette tendance, avançant que les bûcherons deviendraient [traduction] « esclaves à leur machine[72] ». Du point de vue des entreprises, la question consistait à savoir si les propriétaires-exploitants seraient assez commercialement durables (malgré les taux d’intérêt élevés et les contrats incertains) pour assurer l’approvisionnement en bois[73].

Aujourd’hui, la vaste majorité des bûcherons ontariens sont des entrepreneurs indépendants. Ils forment habituellement de petites entreprises constituées en société exploitées par les membres d’une famille, aidées par quelques employés[74]. Les entreprises possèdent leur propre matériel qui est assujetti à des prêts. Le coût élevé du matériel et la nécessité d’effectuer des versements mensuels font en sorte que bon nombre de bûcherons disposent de peu de réserves.

Le nombre d’employés forestiers œuvrant toujours au sein de l’industrie n’est pas clair. Les scieries n’engagent pas directement d’employés forestiers, qui sont souvent syndiqués, mais la syndicalisation est en train de s’éteindre. Certaines entreprises de produits forestiers ont engagé des entrepreneurs afin de superviser leurs derniers employés syndiqués, ce qui est la première étape en vue de la sous-traitance de leurs activités d’exploitation forestière. Cependant, il ne fait aucun doute que ces employés constituent l’exception et que l’industrie de l’exploitation forestière est principalement constituée d’entrepreneurs indépendants.

En tant qu’entrepreneurs indépendants, les bûcherons ne reçoivent plus de salaire pour leur travail, mais plutôt un prix contractuel établi en fonction de la quantité de bois livrée à la scierie. On estime que la main-d’œuvre représente environ de 20 à 30 % du prix contractuel; le reste représente les coûts du matériel[75].

L’industrie est devenue fragmentée; des entrepreneurs généraux engagent des sous-traitants afin qu’ils effectuent des tâches particulières du processus de récolte. Il y a normalement peu de différences entre la structure opérationnelle des entrepreneurs et celle des sous-traitants. Les entrepreneurs importants posséderont la plus grande partie du matériel et confieront du travail à des sous-traitants ainsi qu’à des entreprises plus petites possédant, au plus, une machine. Cependant, les entrepreneurs généraux sont souvent sur place dans la forêt, soit pour accomplir directement une partie du travail ou pour superviser les sous-traitants.

Le risque de non-paiement assumé par les entrepreneurs forestiers modernes diffère grandement des risques courus par les bûcherons du 19e siècle. Le capital d’exploitation n’est plus aussi rare de nos jours. Les entreprises de produits forestiers sont essentiellement de grosses multinationales en mesure d’avoir accès à du financement à un taux concurrentiel. En outre, elles disposent de scieries en Ontario. Le risque que le bois traverse la frontière, vers le Michigan ou ailleurs, n’existe plus[76]. Les bûcherons contemporains ne sont pas tenus d’attendre jusqu’à la fin de la saison pour recevoir leur paiement. Normalement, il faut moins d’une semaine pour couper, débusquer, déchiqueter et livrer le bois à la scierie. Les entrepreneurs reçoivent habituellement leurs paiements moins de deux semaines plus tard.

Cependant, les bûcherons d’aujourd’hui continuent à jouer un rôle opérationnel essentiel au sein de l’industrie, et ils sont bel et bien confrontés à d’autres risques commerciaux. Ils demeurent mal outillés pour couvrir leurs pertes lorsqu’ils ne reçoivent pas un paiement. Selon leur position dans la chaîne d’approvisionnement, ils devront peut-être attendre plus longtemps. Comme le paiement est normalement effectué au moment où le bois arrive à la scierie, les sous-traitants qui ont participé aux premières étapes du processus de récolte risquent d’attendre plusieurs semaines avant d’être payés. De surcroît, les scieries se réservent parfois le droit de rejeter le bois et ne sont alors pas tenues de payer l’entrepreneur général avant que le bois soit accepté.

À l’instar d’autres industries essentiellement primaires, la santé de l’industrie forestière varie en fonction de l’économie. De 2005 à 2008, l’industrie forestière de l’Ontario a connu un ralentissement majeur en raison de plusieurs facteurs, y compris l’augmentation de la valeur du dollar canadien, la crise du logement aux États-Unis et une baisse de la demande de papier journal. Ce ralentissement a touché tous les segments de l’industrie, dont l’exploitation forestière. Ainsi, entre 2004 et 2008, les niveaux annuels de récolte en Ontario ont baissé de 43 %. En 2008, seulement 13 millions de mètres cubes de bois ont été récoltés dans les forêts ontariennes, sur les 31 millions de mètres cubes disponibles[77]. Au cours de cette période, le nombre d’emplois dépendants du secteur forestier (y compris la fabrication de produits issus du bois et de pâtes et papiers) a chuté, et environ 67 collectivités forestières étaient à risque[78]. L’exploitation forestière a été durement touchée. Les statistiques canadiennes révèlent une diminution annuelle de 6,4 % des emplois de foresterie et d’exploitation forestière de 2001 à 2011[79]. Au cours de ce ralentissement, plusieurs entreprises de produits forestiers sont devenues insolvables, ce qui s’est traduit par la fermeture de plusieurs scieries. L’industrie connaît depuis une remontée. Malgré cela, le risque d’insolvabilité demeure la principale raison pour laquelle un entrepreneur forestier ne serait pas payé.

 

E.   Incidence de l’industrie moderne de l’exploitation forestière sur la Loi

Certaines caractéristiques de l’industrie moderne de l’exploitation forestière revêtent une importance particulière lorsqu’il s’agit d’envisager le rôle futur de la Loi en Ontario. La présente section se penche sur trois de ces caractéristiques : les pratiques de récolte technologiquement avancées utilisées de nos jours, la relation commerciale différente entre les bûcherons et les entreprises de produits forestiers, et le régime de permis forestiers qui régit la gestion des forêts de la Couronne et la vente du bois d’œuvre dans la province. Chacune a une incidence sur la viabilité continue du régime de privilèges pour les travailleurs forestiers.

 

1.     L’applicabilité d’un privilège en tant que recours dans le cadre des pratiques contemporaines de récolte

Un privilège est une charge à l’encontre d’un intérêt de propriété et sa valeur ne peut donc pas dépasser celle des biens qu’il grève. La Loi prévoit qu’un privilège grève les billes ou le bois d’œuvre sur lesquels a travaillé le bûcheron revendiquant le privilège. Un tel recours était pertinent en 1891, puisqu’à cette époque, les billes restaient dans la forêt pendant des mois en attendant qu’il soit possible, aux fontes du printemps, de les transporter en aval jusqu’à la scierie où elles seraient transformées. Les billes conservaient leur forme originale et restaient identifiables pendant une période considérable au cours de laquelle le bûcheron pouvait revendiquer son privilège. Cependant, la mécanisation de l’exploitation forestière a fait en sorte que les billes ne restent maintenant plus dans la forêt pendant une longue période. Le transport a lieu toute l’année sans interruption. Habituellement, les billes sont livrées à la scierie en une semaine, approximativement[80]. Avec l’arrivée de déchiqueteuses mobiles, une partie de la transformation du bois se déroule sur place, immédiatement après la récolte. Étant donné que les billes sont transformées en produits du bois si rapidement, un privilège grevant des billes en particulier a une durée de vie limitée, et sa valeur peut être négligeable[81].

Les limites d’un recours fondé sur un privilège dans le cadre de l’industrie moderne de l’exploitation forestière ont été mises en évidence dans l’affaire Buchanan. Une partie du bois en question dans celle-ci avait déjà été transformé, dans la forêt, en copeaux. Les billes ou le bois d’œuvre dont un bûcheron pouvait revendiquer un privilège avaient, en effet, disparu. La juge Pierce a interprété la définition de « billes ou bois d’œuvre » afin d’inclure les copeaux et de préserver le privilège. Pour ce faire, elle a toutefois dû prendre des libertés avec la Loi en qualifiant les copeaux de bois à pâte coupés très finement[82].

La question des copeaux de bois aux termes de la Loi a été réglée dans la décision Buchanan. Toutefois, cette affaire illustre un problème plus important de la Loi. Un régime de privilèges établi par la loi constitue-t-il une protection appropriée pour les bûcherons dont les extrants demeurent identifiables pendant seulement une courte période?

Il se peut que les privilèges des travailleurs forestiers s’évanouissent plus rapidement qu’auparavant, mais aussi qu’ils fassent leur apparition plus tard. Comme susmentionné, les scieries se réservent parfois le droit de rejeter le bois selon leurs besoins. Par conséquent, il est possible qu’une scierie ne soit tenue de payer les services de l’entrepreneur général que lorsque le bois est accepté. Dans un tel cas, un recours fondé sur un privilège se révèle peu utile à l’entrepreneur. La situation est légèrement différente en ce qui concerne les sous-traitants, car ils reçoivent habituellement leur paiement une fois les travaux de sous-traitance terminés, autrement dit avant que le bois atteigne la scierie.

 

2.     Changements des relations entre les entreprises de produits forestiers et les bûcherons

La tendance qu’ont les entreprises de produits forestiers d’externaliser les travaux d’exploitation forestière à des entrepreneurs indépendants remet en question la protection accordée par la Loi aux bûcherons, vu qu’ils sont maintenant, pour la plupart, propriétaires de petites entreprises.

Du point de vue juridique, les entrepreneurs forestiers sont de véritables entrepreneurs indépendants. Ils décident de leurs conditions de travail et de leur production, ils possèdent leur propre matériel, ils engagent leurs employés ou des sous-traitants et ils assument le risque lié à la profitabilité de leurs travaux[83]. Dans bien des cas, les bûcherons sont constitués en société et doivent rembourser un prêt important pour leur matériel. Ainsi, un contrat de récolte de bois s’apparente à un contrat d’approvisionnement plus qu’à un contrat de travail et le bûcheron à un créancier plus qu’à un ouvrier comme l’envisageait la Loi. Cela se manifeste également dans l’importance des montants en jeu, qui peuvent dépasser de beaucoup une réclamation normale pour salaire impayé. Dans l’affaire Buchanan, les montants réclamés par les entrepreneurs forestiers allaient d’un peu moins de 20 000 de dollars à près d’un million de dollars[84]. Ces prix couvrent habituellement la fourniture de la machinerie et des autres fournitures, les profits et le coût de la main-d’œuvre.

Cependant, les entrepreneurs forestiers continuent à courir des risques commerciaux. Les frais de transport les empêchent de livrer le bois à un vaste marché. Par conséquent, ils sont économiquement dépendants des quelques scieries locales avec lesquelles ils peuvent établir des relations à long terme. Une étude au Québec a révélé que plus de 80 % des sous-traitants forestiers dépendaient de trois clients ou moins pour l’intégralité de leur chiffre d’affaires[85].

En outre, la marge de manœuvre des entreprises d’exploitation forestière est limitée. Habituellement, celles-ci doivent rembourser d’importants prêts pour le matériel, ce qui accroît leur dépendance envers les scieries qui les engagent. Elles sont payées au moment de la livraison du bois, mais, en attendant, peuvent générer des créances considérables en peu de temps. L’un des entrepreneurs a indiqué, lors des consultations, qu’il gagnait moins aujourd’hui qu’il y a 15 ans. Plus particulièrement, la hausse des coûts de l’essence a été mentionnée. Pour bon nombre de petits entrepreneurs, la distance entre un chargement de billes dans la forêt et la scierie constitue un facteur important de la profitabilité.

En plus de la dépendance commerciale, les bûcherons peuvent aussi éprouver de la dépendance sociale. L’industrie de l’exploitation forestière se situe en grande partie dans de petites collectivités très unies et est souvent une entreprise familiale. De leur côté, les scieries sont majoritairement exploitées par des multinationales de produits forestiers. Ces facteurs peuvent contribuer à réduire le pouvoir de négociation des bûcherons lorsqu’ils signent un contrat avec une scierie.

À titre d’entrepreneurs indépendants, les bûcherons sont relativement isolés sur le plan politique. Ils ne sont pas syndiqués[86]. Dans certaines administrations, des associations de bûcherons ont vu le jour afin de protéger les intérêts de ces derniers au moyen d’actions collectives[87]. Toutefois, il n’y a actuellement aucune association en activité en Ontario. Au début des années 2000, des tentatives de mise en place d’associations de bûcherons ont eu lieu, mais en vain.

Ces caractéristiques de l’industrie moderne de l’exploitation forestière se traduisent par des rapports de pouvoir inégaux entre les entrepreneurs forestiers et les entreprises de produits forestiers. L’industrie de l’exploitation forestière de l’Oregon est un exemple d’un tel déséquilibre :

[Traduction]
Fondamentalement, les contrats ne constituent pas la rencontre d’égaux. Il s’agit plutôt d’outils de pouvoir utilisés pour conserver une certaine souplesse grâce à des engagements à court terme envers les exploitants forestiers indépendants, tout en visant l’intégration et le contrôle au moyen de modalités précises, de diverses asymétries en matière de concurrence sur le marché régional et du contrôle différentiel des actifs[88].

En 2001, un rapport du gouvernement de la Colombie-Britannique a décrit une situation semblable dans la province :

[Traduction]
La consolidation du secteur forestier au cours de la dernière décennie s’est traduite par des entreprises plus grosses et moins nombreuses. Cette consolidation a, en effet, réduit le nombre d’entreprises avec lesquelles un entrepreneur peut conclure une entente. En raison de la réduction du nombre d’occasions d’affaires, les détenteurs de permis sont en mesure de proposer des offres du type à prendre ou à laisser, étant donné qu’ils savent que l’entrepreneur a peu d’autres sources de travail[89].

Dans une étude antérieure en Colombie-Britannique, l’auteure a constaté que les petits entrepreneurs forestiers étaient [traduction] « complètement dépendants des contrats des grosses entreprises » et qu’ils pouvaient être « anéantis et conduits à la faillite par leurs employeurs ». Ces entrepreneurs tenaient pour acquise leur [traduction] « position de négociation inférieure[90] ».

La possibilité qu’une scierie ferme ses portes à cause de son insolvabilité représente un autre risque pour les bûcherons ontariens. Lors de la dernière récession, les entrepreneurs forestiers ont connu des difficultés et bon nombre ont dû déclarer faillite, en partie en raison de leur structure opérationnelle. Comme ils n’ont que quelques clients, leur destin est inextricablement lié à celui des scieries qu’ils approvisionnent. De plus, leur petite taille et leurs importants coûts en capital font en sorte qu’ils sont moins résistants aux périodes de difficultés économiques.

Même à la suite d’une insolvabilité, les bûcherons demeurent désavantagés. Dans ses consultations, la CDO a appris que des subventions publiques avaient été versées à des entreprises de produits forestiers afin qu’elles reprennent l’exploitation des scieries, alors qu’elles devaient toujours des montants à certains bûcherons :

[Traduction]
À la suite de la réorganisation de l’entreprise, des membres de la direction ont reçu une grosse prime parce qu’ils avaient économisé de l’argent sur la réorganisation… Ce qui n’est pas difficile à faire lorsque vous ne payez pas vos entrepreneurs pendant deux semaines. Nous avions un barème des camions qui transportaient notre bois… mais nous n’avons jamais été payés. Je sais que tous les créanciers sont dans la même situation, mais il est frustrant d’apprendre que la direction a reçu une prime, alors que nous avons connu des pertes…[91]

Certains entrepreneurs forestiers entretiennent des relations d’affaires plus équitables avec les scieries qui les engagent. Cela est particulièrement vrai dans le sud de la province, où les entrepreneurs font le plus souvent affaire avec une petite scierie locale ou un propriétaire privé de lot boisé, plutôt qu’avec une multinationale[92]. Malgré cela, les bûcherons sont en majorité économiquement dépendants des scieries qu’ils approvisionnent.

Donc, il est juste de dire que les entrepreneurs forestiers ontariens se retrouvent rarement en position pour négocier des modalités de contrat individualisées[93]. Concrètement, les scieries établissent un prix par mètre cube de bois récolté; ce prix est à prendre ou à laisser. Dans de telles circonstances, il n’est pas réaliste de s’attendre à ce que les bûcherons se protègent au moyen de contrats de sûreté consensuels. Comme l’a expliqué le professeur Ronald C. C. Cuming dans le contexte des privilèges des réparateurs, des entreposeurs et des transporteurs :

[Traduction]
Il existe des coûts transactionnels liés à l’utilisation de contrats de garantie, particulièrement ceux en vertu desquels le débiteur demeure en possession du bien grevé, et un certain niveau de culture juridique que l’on ne retrouve généralement pas chez les fournisseurs de services est nécessaire. Puisque le crédit dans une seule transaction comprenant la fourniture de services sera probablement peu élevé, les coûts transactionnels, y compris ceux pour obtenir les connaissances nécessaires sur le droit des sûretés, seront probablement disproportionnés par rapport aux avantages découlant de l’acquisition des sûretés. En pratique, cela signifierait que bon nombre de fournisseurs de services seraient des créanciers non garantis.

Ce raisonnement permet naturellement de conclure que les privilèges doivent être prévus par la loi uniquement aux fournisseurs qui, d’une façon générale, n’accordent que de faibles montants de crédit et n’ont pas d’autres moyens rentables de garantir les paiements qui leur sont dus[94].

Étant donné que certaines des revendications de privilèges des travailleurs forestiers dans l’affaire Buchanan frôlaient le million de dollars, ce raisonnement permet de conclure que la dépendance économique des travailleurs forestiers ne signifie pas, en soi, qu’un régime de privilèges prévu par la loi demeure nécessaire. Cependant, en 1992, dans un projet de réforme, la Law Reform Commission of British Columbia (LRCBC) a indiqué que l’absence de contrats de sûreté consensuels dans l’industrie forestière justifiait la conservation des sûretés prévues par la loi pour les travailleurs forestiers de cette administration :

[Traduction]
Ceux qui travaillent dans l’industrie forestière à un titre autre que celui de salarié peuvent considérer que l’abrogation de cette Loi constitue une perte, mais compte tenu de la forme actuelle de celle-ci, leur droit de revendiquer un privilège repose sur une base très fragile et incertaine. Puisque ces personnes peuvent se servir de la législation en tant que levier pour recevoir des paiements, certains pourraient se demander pourquoi elles ont droit à une disposition collective coercitive, contrairement à d’autres acteurs de l’économie. Ce type d’argument laisse entendre que l’abrogation est peut-être pertinente.

Bien que nous accepterions toute opinion sur la question, nous sommes d’avis, sous toute réserve, que les personnes qui travaillent au sein de l’industrie forestière devraient continuer à avoir accès à une sûreté quelconque prévue par la loi. Ces personnes travaillent dans un milieu ou les contrats de sûretés consensuels ne sont pas répandus, et il est normal que les travailleurs et les entrepreneurs bénéficient d’une protection semblable à celle fournie par la Woodworker Lien Act[95].

 

3.     L’incidence du régime de permis d’exploitation forestière de l’Ontario sur l’industrie forestière

Environ 80 % des forêts de l’Ontario appartiennent à la Couronne provinciale et sont ouvertes à la récolte à des fins commerciales[96]. Le régime de permis utilisé par le ministère des Richesses naturelles (MRN) pour régir ces forêts a également une incidence sur les relations contractuelles des bûcherons et, par conséquent, la viabilité d’un régime de privilège.

Au moment de l’entrée en vigueur de la Loi, l’Ontario disposait d’un système rudimentaire de délivrance de permis. L’entreprise de bois d’œuvre devait obtenir un permis pour exploiter un lot de terre de la Couronne, et engageait des bûcherons qui s’occupaient des activités en leur nom. Elle payait des droits à la Couronne selon le volume d’arbres coupés ainsi que, dans certains cas, des droits de location de terres[97]. En tant que titulaire de permis, elle avait un intérêt de propriété sur les billes récoltées[98]. Elle était de surcroît responsable des salaires des bûcherons par le truchement d’un employé (le contremaître du camp) ou de son agent local (un intermédiaire). Dans ces circonstances, un régime de privilège était plutôt simple. Le bûcheron avait un contrat de travail (en qualité d’employé ou d’entrepreneur indépendant) direct avec un titulaire de permis, dont l’intérêt de propriété sur les billes récoltées constituait une sécurité pour le montant dû en vertu de ce contrat.

Aujourd’hui, le régime de permis d’exploitation forestière de l’Ontario est plus complexe, et de nouveaux modèles émergents changent comment et avec qui les bûcherons signent des contrats. Aux termes de la Loi de 1994 sur la durabilité des forêts de la Couronne (LDFC), le MRN accorde des permis d’aménagement forestier durable (PAFD). Ils durent 20 ans et peuvent être renouvelés[99]. Sur les 36 PAFD en Ontario (en 2011), 18 sont des PAFD à titulaire unique détenus par des entreprises de produits forestiers exploitant des scieries[100]. En vertu de ces PAFD à titulaire unique, la passation de contrats se déroule essentiellement comme au début du siècle. Les entreprises de produits forestiers titulaires de permis assument des responsabilités d’aménagement forestier en plus de leurs activités commerciales d’exploitation forestière. Elles disposent d’un intérêt de propriété sur les ressources forestières (qui est assujetti à l’obligation de payer les droits de coupe à la Couronne) et engagent des entrepreneurs forestiers pour récolter le bois sur la propriété faisant l’objet d’un permis. L’intérêt de propriété du titulaire fait en sorte qu’il est possible, pour les entrepreneurs et les sous-traitants, de revendiquer un privilège sur le bois en cas de non-paiement.

Dernièrement, la politique ontarienne consiste à limiter la participation des entreprises de produits forestiers à la gestion des forêts de la Couronne, dans le but de séparer l’aspect commercial de l’industrie de l’aménagement forestier[101]. Les 18 autres PAFD sont détenus par des coopératives ne s’occupant que de l’aménagement forestier. Ces PAFD de coopératives peuvent compter différents actionnaires, y compris des exploitants commerciaux comme des entreprises de produits forestiers, des scieries locales et des entrepreneurs forestiers. Les relations entre ces actionnaires varient. Parfois, l’actionnaire contrôlant est une entreprise de produits forestiers. Un permis forestier l’autorise à récolter le bois sur la propriété faisant l’objet du permis; il devra ensuite engager des entrepreneurs forestiers pour la récolte. Cependant, dans d’autres situations, les actionnaires de PAFD détenus par une coopérative sont des entrepreneurs forestiers, et les permis forestiers leur sont délivrés directement. Ces entrepreneurs récoltent le bois à leur propre compte et le vendent ensuite à de tierces entreprises de produits forestiers[102]. En vertu de ce modèle, les entrepreneurs forestiers n’ont plus de contrat de travail avec les entreprises de produits forestiers; ces dernières n’ont aucun intérêt de propriété sur le bois avant son achat à son arrivée à la scierie. Une revendication de privilège n’est alors pas très logique. De leur côté, les sous-traitants ont toujours un contrat de travail avec l’entrepreneur et, par conséquent (si les sous-traitants sont couverts par la Loi), un recours fondé sur un privilège protège toujours leurs intérêts. Dans tous les cas, la grande variété d’ententes possibles en matière de permis et de contrats dans le régime contemporain de permis d’exploitation forestière de l’Ontario complique l’application de la Loi qui peut même être, parfois, inappropriée[103].

La politique moderne en matière de permis d’exploitation forestière a une autre incidence : elle peut contribuer à réduire le déséquilibre du pouvoir commercial entre les entrepreneurs et les entreprises de produits forestiers. Les entrepreneurs qui participent à la propriété collective d’un permis peuvent avoir plus de pouvoir de négociation quant à la destination du bois qu’ils récoltent. Ainsi, les bûcherons actionnaires détenteurs d’un PAFD de coopérative peuvent vendre leur bois en vrac, ce qui leur permet de négocier avec différentes scieries. D’après un journal industriel, un bûcheron actionnaire a fait la déclaration suivante : [traduction] « Grâce au volume, nous avons accès à toutes sortes de marchés qui nous auraient été fermés en tant que bûcherons indépendants[104]. » Dans les consultations, plus d’un intervenant de l’industrie a laissé entendre que la structure de permis coopératif visait notamment à empêcher un segment de l’industrie de contrôler le programme[105].

Par ailleurs, il faudra du temps avant que des avantages puissent être tirés de la réforme des permis d’exploitation forestière. En attendant, bon nombre de bûcherons demeurent désavantagés, encore plus peut-être que ce qui se voit sur papier. La relation entre la Couronne, les scieries et les entrepreneurs en matière de délivrance de permis peut compliquer les choses. Par exemple, lors de ses consultations, la CDO a appris que certains entrepreneurs étaient conjointement responsables de payer les droits de coupe de la Couronne. En outre, les scieries contrôlent le « mesurage » (la pesée du bois à l’entrée de la scierie afin de déterminer le montant à payer). Ces pratiques sont sujettes à controverse sur les mesures employées pour mesurer le bois à différentes fins (par exemple, le calcul du paiement à verser aux entrepreneurs par rapport au calcul des droits de coupe à la Couronne).

La mise en place du régime de permis d’exploitation forestière de l’Ontario soulève la question de savoir si le régime de privilège commercial de la Loi actuelle demeure le meilleur modèle de gouvernance pour protéger les bûcherons contemporains. Presque tous les aspects de l’industrie de l’exploitation forestière moderne sont déjà touchés par le régime de permis d’exploitation forestière de la province, ce qui n’était pas le cas en 1891. Bien que la relation contractuelle entre les détenteurs de permis, les entrepreneurs et les sous-traitants ne soit actuellement pas réglementée, il s’agit certainement d’une possibilité. Par exemple, la Colombie-Britannique a promulgué le Timber Harvesting Contract and Subcontract Regulation qui impose des conditions sur la relation contractuelle entre les détenteurs de permis et les entrepreneurs ou sous-traitants[106]. L’un des principaux objectifs du règlement est d’assurer une sécurité financière et une sécurité d’emploi aux entrepreneurs et aux sous-traitants. Cet objectif a été expliqué de la façon suivante :

[Traduction]
La politique sous-jacente du Règlement est de protéger les intérêts des bûcherons contractuels indépendants et de promouvoir leurs intérêts. Cette collectivité est, d’une façon générale, composée de petites et moyennes entreprises : de l’opérateur seul disposant d’une machine à l’équipe relativement importante comptant des dizaines de personnes et menant simultanément plusieurs activités de récolte du bois. Ces entreprises ont en commun d’investir des sommes importantes en fournitures et en équipement et de dépendre grandement des titulaires de permis (c.-à-d. les entreprises de produits forestiers avec des tenures remplaçables aux termes de la Forest Act). Dans ce contexte, la politique en évolution à l’origine du Règlement vise à :

(1) protéger les bûcherons contractuels en préservant leurs sources de travail;
(2) réduire le déséquilibre du pouvoir de négociation que connaissent les entrepreneurs individuels en raison de leur dépendance envers les titulaires de permis[107].

Ce Règlement de la Colombie-Britannique exige que, dans certaines circonstances, les titulaires de permis offrent des contrats de rechange aux entrepreneurs et que ces derniers offrent des contrats de sous-traitance de rechange aux sous-traitants. Ces contrats de remplacement garantissent une certaine quantité de travail au bûcheron, sous réserve de plusieurs exceptions prévues par le Règlement. Ce dernier régit aussi certaines des autres modalités de ces contrats, y compris les dispositions sur l’arbitrage en cas de litige. L’efficacité pratique du Règlement a peut-être été limitée, dans une certaine mesure, par une modification adoptée en 2004 selon laquelle les parties peuvent renoncer à la plupart des dispositions du Règlement, y compris celle sur les contrats de rechange[108].

Le Règlement de la Colombie-Britannique ne régit pas les sûretés et n’inclut aucun mécanisme permettant aux entrepreneurs de récupérer les montants qui leur sont dus. Cependant, il peut être intéressant, en Ontario, de mettre en place de nouvelles protections financières pour les bûcherons en adoptant un règlement en vertu de la LDFC. Un tel règlement démontrerait qu’il s’agit d’une initiative particulière à cette industrie et qui constituerait une exception au régime global du droit commercial de l’Ontario. En outre, compte tenu des changements importants aux relations entre les bûcherons et les titulaires de permis depuis 1891, le MRN aurait peut-être intérêt à explorer des solutions de rechange pour corriger le déséquilibre du pouvoir de négociation au sein de l’industrie. L’adoption d’un règlement en vertu de la LDFC permettrait de régler la question dans le contexte du cadre réglementaire plus large touchant à la fois les bûcherons et les titulaires de permis.


F.    Incompatibilité de la Loi sur le privilège des travailleurs forestiers portant sur leur salaire et l’industrie contemporaine de l’exploitation forestière

La Loi a été conçue en fonction d’un modèle remontant à plus d’un siècle. Depuis, comme nous l’avons expliqué précédemment, cette industrie a presque entièrement changé. Il ne fait aucun doute que la Loi, telle quelle, ne convient plus. Il est aussi évident que des modifications superficielles à la structure de la Loi seraient inefficaces pour la faire concorder aux pratiques de travail et aux méthodes de récolte modernes[109]. En fait, l’examen révèle plusieurs facteurs permettant de croire que la Loi a fait son temps sur toute la ligne :

  • L’intention du législateur qui a rédigé la Loi originale portait sur une industrie à des lieues de celle qui existe aujourd’hui. Nous n’avons plus, aujourd’hui, à nous inquiéter que des entrepreneurs forestiers américains se cachent de l’autre côté de la frontière pour échapper à leurs obligations de paiement. Les bûcherons ne travaillent plus dans la forêt pendant toute une saison sans recevoir de paiement. De nos jours, les risques de non-paiement ont considérablement diminué. 
  • La valeur d’un recours fondé sur un privilège rattaché aux billes ou au bois d’œuvre récoltés est beaucoup moins élevée, puisque le bois est transformé beaucoup plus rapidement. 
  • À titre d’entrepreneurs indépendants, les bûcherons entretiennent avec les scieries une relation totalement différente de celle qu’ils avaient en 1891. Ils facturent un prix contractuel qui couvre leurs frais d’exploitation, et non plus seulement le coût de la main-d’œuvre, et grâce à l’équipement moderne, ils sont en mesure de récolter suffisamment de bois pour générer des créances de plusieurs centaines de milliers de dollars. Même s’il subsiste visiblement des éléments de vulnérabilité économique, ces propriétaires de petites entreprises n’ont rien à voir avec les employés occasionnels saisonniers de 1891. 
  • La Loi repose sur l’existence d’un contrat de service entre la scierie et l’entrepreneur forestier. Aujourd’hui, à la suite de la réforme des permis d’exploitation forestière, certains bûcherons récoltent le bois pour leur propre compte et vendent des billes sur le marché libre. Un régime de privilège est moins logique lorsque l’on vend des biens plutôt que des services. 
  • Dans une certaine mesure, le régime de permis de l’Ontario a pris la place de la Loi en fait de protection des bûcherons dans le cadre de leur relation contractuelle avec les scieries. Certains bûcherons participent maintenant à la propriété collective des entreprises d’aménagement forestier qui prennent les décisions sur l’exploitation et la régénération des forêts ontariennes. L’orientation future de la réforme du régime de permis poursuivra cette tendance.

Comme l’illustrent ces facteurs, un régime de privilège des travailleurs forestiers ne constitue plus, en 2013, un outil législatif logique pour protéger les bûcherons ontariens; dans certains cas, il se révèle même clairement incompatible avec le fonctionnement de l’industrie contemporaine de l’exploitation forestière. Les facteurs soulèvent également la question de savoir si la Loi est toujours nécessaire sur le plan commercial. Non seulement la terminologie employée dans la Loi est désuète, mais il se peut que le concept même de régime de privilège établi par la loi propre à l’industrie visant à protéger les entrepreneurs forestiers le soit tout autant[110].

On pourrait dire que deux motifs appuient l’existence continue d’un régime de privilège des travailleurs forestiers. Le premier est que le degré de risque financier assumé par les entrepreneurs forestiers justifie cette protection juridique. Il semble évident que la plupart des entrepreneurs forestiers ontariens dépendent toujours économiquement des scieries auxquelles ils fournissent du bois. Il est pertinent de déterminer si cela les distingue d’autres petits entrepreneurs qui participent à l’économie de la province (que ce soit par l’absence de contrats de sûreté consensuels, l’importance politique des ressources forestières ou pour un autre motif politique) dans une mesure justifiant qu’ils continuent de bénéficier d’une protection juridique, contrairement aux autres acteurs de l’industrie. La question est devenue un thème récurrent au cours des consultations de la CDO. Plusieurs intervenants ont demandé pour quelle raison les entrepreneurs forestiers bénéficiaient d’un recours fondé sur un privilège, mais pas les autres petits entrepreneurs indépendants. Pourquoi le propriétaire ou l’opérateur d’une abatteuse-groupeuse peut-il revendiquer un privilège, mais pas l’entreprise fournissant le carburant pour l’abatteuse-groupeuse? Ou, si les bûcherons ont besoin d’un privilège, pourquoi les scieries n’en auraient-elles pas également un, rattaché aux billes qu’elles livrent aux usines de pâte aux fins de transformation? De nombreux intervenants ont reconnu que cela représentait une certaine injustice.

Traditionnellement, les tribunaux ont eu de la difficulté à distinguer les entrepreneurs qui effectuent des « travaux » liés des « billes ou bois d’œuvre » au sens de la Loi des entrepreneurs qui ne sont qu’indirectement liés à l’industrie[111]. Cela soulève des préoccupations d’équité commerciale, particulièrement dans le cas d’une insolvabilité, puisqu’il s’agit souvent d’un « jeu à somme nulle ». Le fait d’accorder la priorité absolue aux entrepreneurs forestiers signifie que d’autres entrepreneurs qui ne sont qu’indirectement liés à l’industrie risquent d’être perdants. En 1891, la politique ontarienne visant à appuyer la récolte de ressources justifiait peut-être l’établissement de cette distinction entre les bûcherons et les autres acteurs de la chaîne d’approvisionnement menant à des produits finis issus du bois. Aujourd’hui, la frontière n’est plus aussi évidente.

Cette même préoccupation en matière d’équité peut s’appliquer à l’économie ontarienne dans son ensemble. La sous-traitance est une tendance répandue sur le marché du travail et les entrepreneurs forestiers ont des homologues dans d’autres industries, comme l’industrie automobile[112]. Cette dernière est également fragmentée, les petits entrepreneurs indépendants étant séparés par plusieurs liens contractuels des trois grands fabricants, ce qui rend difficile l’évaluation du risque de crédit. Il convient donc de déterminer s’il est approprié, dans le contexte économique plus large, que les entrepreneurs forestiers disposent d’une protection juridique préférentielle, mais pas les petits propriétaires-exploitants des autres industries.

Un argument semblable a été soulevé par la LRCBC dans un rapport de 1972 sur la Mechanics’ Lien Act de la Colombie-Britannique :

[traduction]

Le but de la Loi est d’aider les fournisseurs de marchandises et de services dans le cadre d’un projet de construction à être payés. Mais ce n’est pas, en soi, une analyse suffisante de la raison d’être de la Loi. Il existe plusieurs catégories de créanciers, et malgré tout, la loi ne leur accorde pas de droits spéciaux en matière de sécurité ou de priorité. Et, en fait, cela est impossible. Si la loi cherchait à accorder à tous les créanciers une protection identique ou équivalente, elle ne réussirait à protéger personne. En protégeant une catégorie de créanciers, on rend une autre catégorie plus vulnérable. La protection pour tous n’est en fait une protection pour personne. La question fondamentale à se poser est donc la suivante : pourquoi une catégorie de personnes en particulier travaillant dans l’industrie de la construction bénéficierait-elle d’une protection supérieure à celle accordée aux autres créanciers d’une façon générale[113]?

Et plus loin :

D’un point de vue politique, un argument simple contre la Loi est qu’elle accorde à une catégorie de personnes en particulier une certaine protection qui, en plus de ne pas avoir d’équivalent dans d’autres secteurs de la collectivité, agit au détriment de ceux-ci. […] les personnes qui en subissent directement les conséquences sont les autres créanciers généraux de la personne dont le défaut de paiement a conduit au dépôt d’une revendication de privilège[114].

Malgré ce raisonnement, la LRCBC a décidé de ne pas recommander l’abrogation de la Mechanics’ Lien Act, puisqu’elle ne disposait pas d’éléments de preuve suffisants à propos des conséquences commerciales potentielles de l’abrogation. Cependant, il convient de poser la même question sur l’équité commerciale en ce qui concerne la position relative des entrepreneurs forestiers de l’Ontario au sein de l’économie de façon plus générale.

Une deuxième justification qui appuie l’existence continue de la Loi est celle qui est traditionnellement sous-jacente aux régimes de privilège commercial. Les titulaires de privilège commercial ajoutent (ou préservent) normalement de la valeur aux biens, ce qui est avantageux pour toutes les parties ayant un intérêt dans les biens, y compris les parties garanties antérieures[115]. Dans le même ordre d’idées, les bûcherons ajoutent de la valeur à un produit issu du bois, mais dans un contexte différent[116]. Contrairement à un réparateur, un bûcheron ne travaille pas sur un produit fini au nom de son propriétaire. Il fournit plutôt le premier intrant dans une chaîne d’approvisionnement qui mènera un jour à un produit fini issu du bois[117]. Le long de cette chaîne d’approvisionnement, plusieurs autres personnes apporteront de la valeur au produit fini. Il n’est pas possible, et il ne serait pas logique, d’accorder un privilège à toutes les personnes contribuant à la chaîne de valeur[118]. Par exemple, les sylviculteurs s’occupent de la plantation des arbres et de la régénération de la forêt. Il serait possible de soutenir que ces professionnels devancent les bûcherons dans la chaîne d’approvisionnement. Or, aucun privilège ne protège leurs intérêts. Une fois encore, il y a une certaine injustice.

Maintenant que nous nous sommes penchés sur le fonctionnement de la Loi dans son contexte historique de même que de nos jours, le prochain chapitre examine les liens entre la Loi et l’ensemble du cadre du droit juridique en Ontario.

 

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