A.   Les lois sur le privilège des travailleurs forestiers des autres compétences

Certaines compétences ont abrogé leurs lois sur le privilège des travailleurs forestiers qui ressemblent à la Loi sur le privilège des travailleurs forestiers portant sur leur salaire, vraisemblablement parce qu’elles étaient jugées désuètes sur le plan commercial. Par exemple, la loi du Michigan a été abrogée discrètement en 2000[178]. Au Québec, des dispositions liées à la protection des travailleurs forestiers existaient en vertu du Code civil du Bas-Canada[179], mais elles ont été abolies lors de la promulgation du Code civil du Québec au début des années 1990[180]. Néanmoins, plusieurs provinces du Canada et certains États des États-Unis, comme Washington et l’Oregon, continuent d’avoir des lois officielles sur le privilège des travailleurs forestiers[181], et en règle générale, celles-ci ressemblent à la Loi. Dans la plupart de ces compétences, il n’y a eu aucun débat politique sur la loi dernièrement et il y a peu de jurisprudence récente. L’Alberta et la Colombie-Britannique constituent toutefois des exceptions. Des projets de réforme du droit concernant les lois sur le privilège des travailleurs forestiers ont été menés dans les deux provinces et en Colombie-Britannique, cela a entraîné une réforme de la loi.

L’Alberta Law Reform Institute (ALRI) a procédé à l’examen de sa loi sur le privilège des travailleurs forestiers au début des années 1990 dans le cadre d’un projet de réforme plus vaste du droit sur les privilèges[182]. Cet examen a permis de constater que les lois étaient périmées et qu’il n’y avait eu aucun développement notable en matière de droit sur les privilèges au cours des 60 dernières années. Le rapport découlant de cet examen cite plusieurs raisons justifiant la réforme de ces lois, notamment l’obsolescence grandissante, l’absence d’uniformité, le manque de compatibilité avec la Personal Property Security Act (PPSA) de l’Alberta, et la nécessité qu’il y ait un registre et de meilleures méthodes d’application de la loi[183]. On a recommandé l’élaboration d’une nouvelle loi générale sur les privilèges, qui concernerait à la fois les bûcherons et d’autres travailleurs comme les garagistes et les entreposeurs. L’ALRI a considéré l’option d’abolir les lois sur les privilèges, mais l’a rejetée parce que cela créerait de l’incertitude, plus particulièrement en ce qui a trait aux règles de priorité[184]. Toutefois, cela n’est pas tout à fait pertinent pour l’examen de la loi ontarienne. Le projet de l’ALRI englobait l’ensemble des privilèges, y compris les privilèges possessoires. L’abolition aurait été une proposition extrême dans ce contexte. Le rapport de l’ALRI n’a pas entraîné de réforme et la loi sur le privilège des travailleurs forestiers de l’Alberta demeure officielle[185].

 

B.   Réforme de la loi sur le privilège des travailleurs forestiers en Colombie-Britannique

1.   La Law Reform Commission of British Columbia (LRCBC) a proposé la Forest Work Security Interest Act

La Woodworker Lien Act (WLA) de la Colombie-Britannique ressemble à la Loi de l’Ontario, à une importante exception près[186]. La WLA offre une protection aux employés forestiers, mais pas aux entrepreneurs[187]. En 1992, la LRCBC a entrepris un projet de réforme afin notamment d’élargir la protection de la WLA pour y inclure les entrepreneurs forestiers. Elle a déterminé que la WLA était toujours justifiée puisque les entrepreneurs forestiers n’étaient pas en mesure de négocier des contrats de sûreté consensuels[188].

Le rapport de 1994 de la LRCBC recommandait de remplacer la WLA par la Forest Work Security Act (la loi proposée), qui correspondrait étroitement à la version de la PPSA de la Colombie-Britannique[189]. Le rapport donnait l’explication suivante :

[Traduction] Incorporer la PPSA par référence dans la nouvelle loi, comme nous l’avons fait, permet de fournir un pilier conceptuel central qui peut ensuite être modifié au besoin pour répondre aux exigences du travail forestier. Cela permet aussi d’avoir des lois relativement courtes et sobres[190].

La loi proposée créerait une sûreté sur le travail forestier permettant de garantir l’argent dû au travailleur forestier. Le terme « travailleur forestier » a été défini de façon à inclure les employés et les entrepreneurs (ainsi que les sous-traitants) et le terme « travail forestier » s’est vu attribuer la définition ouverte suivante : [traduction] « tout travail lié à une opération de récolte du bois », accompagnée d’une liste d’activités non exclusive à titre d’exemple.

La sûreté sur le travail forestier grèverait l’ensemble des produits forestiers d’un lieu de récolte ou de manutention appartenant au titulaire de permis ou à l’entrepreneur. Cela permettrait d’éviter qu’un demandeur ait à faire la distinction entre différentes billes. Le terme « produit forestier » serait défini comme étant des billes ou du bois d’œuvre ayant été coupé ou taillé, mais n’ayant pas subi d’autres transformations. À titre d’exception à la PPSA, la sûreté ne grèverait pas le montant des recettes tirées de la vente de produits forestiers. La sûreté prendrait fin dès que les produits forestiers auraient quitté le lieu de récolte ou de manutention (sauf lors du transport) ou auraient été transformés.

La LRCBC a choisi d’élargir la portée de la loi proposée pour y inclure les sous-traitants. Elle s’est attaquée au problème des sous-traitants en recommandant que les revendications de ces derniers soient limitées au montant que doit le propriétaire à l’entrepreneur général au moment où il reçoit l’avis concernant le privilège[191]. Une disposition permettrait aux sous-traitants de présenter un avis de revendication de privilège au propriétaire, préservant ainsi toute somme due par le propriétaire pour satisfaire la revendication de privilège du sous-traitant.

La sûreté pourrait être enregistrée en vertu de la PPSA de la Colombie-Britannique et être sujette à la règle conférant priorité au premier enregistrement aux termes de la loi, comprenant l’exception selon laquelle 20 000 dollars de la revendication auraient priorité sur toutes les sûretés de la PPSA[192]. Ce plafond législatif des revendications de priorité permettrait aux tierces parties prêteuses d’anticiper les risques potentiels et de s’organiser en conséquence. La plupart des autres aspects de la sûreté sur le travail forestier, y compris les règles d’application de la loi, seraient traités par référence à la PPSA de la Colombie-Britannique.

Le rapport de la LRCBC n’a pas été adopté par la législature de la Colombie-Britannique et la WLA est toujours en vigueur.

 

2. La Forestry Service Providers Protection Act de la Colombie-Britannique

En 2010, le gouvernement de la Colombie britannique a présenté une nouvelle mesure législative pour protéger les bûcherons, en adoptant toutefois une approche différente de celle recommandée par la LRCBC. On a laissé en place la WLA existante qui s’applique aux employés forestiers et promulgué une loi à deux volets, la Forestry Service Providers Protection Act (FSPPA), conçue spécialement pour protéger les entrepreneurs et les sous-traitants forestiers[193]. La FSPPA est entrée pleinement en vigueur en avril 2013.

En vertu de l’article 1 de la FSPPA, un entrepreneur forestier possède un privilège sur les montants dus dans le cadre d’un contrat de récolte[194]. Un entrepreneur se définit au sens large par une personne offrant des « services » au propriétaire de produits forestiers. Les « services » sont définis selon une liste d’activités particulières comme l’abattage, le tronçonnage et le débusquage, y compris [traduction] « toute autre activité quotidienne prescrite ». À première vue, cette définition est peut-être plus étroite que la portée de la loi proposée par la LRCBC, mais elle prévoit des règles pour élargir la définition des « services » afin de suivre l’évolution des nouvelles fonctions au sein de l’industrie forestière.

La FSPPA va plus loin que la loi proposée de la LRCBC en étendant les biens assujettis au privilège. Ce dernier se rapporte à l’ensemble des produits forestiers du propriétaire, peu importe leur emplacement, et comprend les produits acquis après la prestation des services. Les produits forestiers sont définis au sens large pour inclure les produits visés en plus du bois brut. Puis, en plus du privilège, un entrepreneur se voit accorder une charge sur les comptes débiteurs du propriétaire. Bien entendu, cela n’augmente pas la valeur globale de la revendication de privilège. Le privilège et la charge assurent uniquement la juste valeur marchande des services fournis. Cela permet toutefois d’écarter la crainte qu’un bien puisse disparaître avant qu’un privilège ne soit exercé.

La question des sous-traitants est traitée séparément au sein de la FSPPA. Seuls les entrepreneurs ont un privilège grevant les produits forestiers du propriétaire. Les sous-traitants sont protégés grâce à une charge statutaire grevant les comptes débiteurs de l’entrepreneur[195]. Le paiement pour les produits forestiers reçu par l’entrepreneur est noté pour le sous-traitant et ainsi de suite en aval de la chaîne d’approvisionnement. Il s’agit d’une bonne solution au problème des sous-traitants, car elle permet de conserver la connexité d’intérêts de chacune des relations contractuelles et ne nécessite pas d’administration complexe. Elle refuse cependant aux sous-traitants la sécurité d’avoir une revendication directe sur des biens précis.

Les privilèges et les charges associées aux services forestiers en vertu de la FSPPA de la Colombie-Britannique sont enregistrés à titre d’états de financement dans le Registre d’enregistrement des sûretés mobilières (RESM). Il n’est pas nécessaire qu’un privilège ou une charge soit enregistré pour que l’on puisse procéder au recouvrement auprès du débiteur. L’enregistrement est toutefois nécessaire pour que le privilège ou la charge ait priorité sur des sûretés enregistrées subséquemment ou obligatoires en vertu de la PPSA.

Il est important de noter que les privilèges et les charges aux termes de la FSPPA n’ont pas le statut de superpriorité prévu aux termes de la Loi de l’Ontario et d’autres régimes historiques de privilèges d’origine législative. La FSPPA prévoit qu’un privilège ou une charge est subordonné aux sûretés obligatoires préalablement enregistrées en vertu de la PPSA (y compris les futures avances). Dans la pratique, cela réduit les chances de recouvrement des bûcherons en cas d’insolvabilité. La FSPPA fait contrepoids à cette situation en établissant un fonds d’indemnisation dont peuvent profiter les bûcherons en cas d’insolvabilité[196]. Le gouvernement a versé un montant initial de 5 millions de dollars dans le fonds, mais n’a pas encore été déterminé qui contribuera à ce fonds à l’avenir. Lors des débats législatifs, on a énoncé l’idée que tous les intervenants y contribuent[197]. Le gouvernement a mis en place une entité privée pour administrer le fonds[198].

La justification de la démarche à deux volets de la FSPPA pour protéger les entrepreneurs et les sous-traitants forestiers a été articulée par un député de l’Assemblée législative de la Colombie-Britannique :

[Traduction] Le député d’en face n’est pas sans savoir que les créanciers non garantis reçoivent une très petite part de l’argent qui leur est dû en cas d’insolvabilité. Mais le fonds d’indemnisation protège l’entrepreneur à cette étape.

S’il n’y avait qu’un fonds d’indemnisation, mais aucun privilège, et si le titulaire de permis choisissait de rendre la vie difficile à l’entrepreneur dans un contexte d’insolvabilité, il n’y aurait aucune protection. Cet entrepreneur ne pourrait pas invoquer un privilège pour s’assurer d’être payé pour ses services; il ne pourrait que recourir aux processus judiciaires qui existent de nos jours et qui sont jugés lourds et ingérables[199].

La raison pour laquelle le gouvernement a décidé d’abandonner la superpriorité traditionnellement accordée aux titulaires de privilèges est expliquée plus tôt dans les débats :

[Traduction] Le défi consiste à garantir qu’il n’y aura pas d’impact négatif sur la capacité des titulaires de permis à obtenir du crédit en modifiant l’ordre de participation des fournisseurs de crédits, dans une situation d’insolvabilité, plus particulièrement l’ordre des créditeurs garantis par rapport aux créditeurs non garantis[200].

La nouvelle législation de la Colombie-Britannique suppose qu’une loi sur le privilège des travailleurs forestiers répond toujours à un besoin commercial dans certains cas. Néanmoins, cette analogie est limitée compte tenu des différences importantes entre les industries de l’exploitation forestière de la Colombie-Britannique et de l’Ontario. La Colombie-Britannique abrite de loin la plus importante industrie d’exploitation forestière du Canada, et autant les entreprises de produits forestiers que les travailleurs forestiers y sont engagés politiquement[201]. En outre, contrairement à la situation en Ontario, la WLA de la Colombie-Britannique s’applique uniquement aux employés forestiers. La réforme avait pour motivation d’élargir la portée de la WLA afin d’y inclure les entrepreneurs. La possibilité d’abroger la loi sur le privilège n’a jamais véritablement été prise en considération. L’importance relative de la jurisprudence provenant de la Colombie-Britannique suppose également que le besoin commercial d’une telle loi au sein de cette compétence est peut-être plus grand qu’en Ontario[202].

 

C.   Régimes analogues de privilèges commerciaux

La CDO a aussi examiné d’autres cas de réforme sur les privilèges d’origine législative comme indicateurs possibles de comparaison pour réformer la Loi. Bien que ces modèles ressemblent à différents degrés à la Loi, des distinctions sur la nature et l’objectif des privilèges des travailleurs forestiers limitent les leçons à retenir.

 

1.   Loi sur le privilège des réparateurs et des entreposeurs de l’Ontario

En common law, les réparateurs avaient un privilège possessoire sur les articles sur lesquels ils travaillaient leur permettant de garder les articles jusqu’à ce qu’ils soient payés. Le privilège des réparateurs ne protégeait pas les entrepositaires (traditionnellement connus sous le nom d’« entreposeurs ») puisque les entreposeurs ne faisaient qu’entreposer les biens, plutôt que les améliorer. Finalement, on a créé un privilège d’origine législative qui incluait les entreposeurs au privilège possessoire[203]. Toutefois, avant 1989, les privilèges touchant les réparateurs et les entreposeurs étaient uniquement possessoires et ils disparaissaient à la fin de la possession.

La Loi sur le privilège des réparateurs et des entreposeurs (LPRE) de l’Ontario adoptée en 1989 visait à moderniser ce régime historique. La réforme répondait à la volonté de tenir compte des circonstances où les réparateurs et les entreposeurs se départissaient des biens avant d’avoir été payés. Il s’agissait d’un besoin commercial dans les cas où les débiteurs devaient posséder les biens pour générer les fonds servant à payer les réparations ou l’entreposage. Dans d’autres cas, c’était le réparateur ou l’entreposeur qui souhaitait ne plus avoir possession des biens pour éviter les coûts associés à leur entreposage en attente du paiement[204].

La LPRE crée à la fois un privilège possessoire et non possessoire pour les réparateurs et les entreposeurs[205]. Il semble que le privilège d’un réparateur grève un article même si celui-ci n’appartient pas au débiteur et que le propriétaire n’a pas autorisé sa réparation. Cependant, cela n’est pas clairement indiqué dans la loi. En common law, le privilège d’un réparateur était reconnu uniquement si la réparation avait été autorisée par le propriétaire[206]. Par opposition, il est évident aux termes de la LPRE qu’un privilège grève les services d’entreposage non autorisés. La LPRE indique que, lorsqu’un entreposeur a lieu de croire que le propriétaire d’un article n’a pas autorisé l’entreposage, la valeur du privilège a un plafond de 60 jours sur les frais d’entreposage à moins que l’entreposeur ne fournisse au propriétaire un avis du privilège[207]. Il semblerait que cette disposition visait principalement les situations où des voitures sont mises à la fourrière par la police ou les directions du stationnement[208].

Le problème de sous-traitance soulevé aux termes de la Loi est réglé dans la LPRE dans un contexte quelque peu différent, soit celui où les réparateurs ou les entreposeurs prennent possession d’un article et l’envoient à une autre personne qui fera le travail. La LPRE prévoit que le réparateur ou l’entreposeur qui prend possession de l’article est réputé avoir rendu les services et peut exercer le droit à un privilège, à moins que cette personne ait simplement agi à titre de mandataire en envoyant l’article au réparateur ou à l’entreposeur[209]. Cette disposition indique clairement qu’une des deux personnes, mais pas les deux, peut revendiquer un privilège. Par conséquent, contrairement à la Loi, il n’y a pas à s’inquiéter que le propriétaire puisse faire l’objet d’une revendication de privilège même après qu’il a payé la réparation ou l’entreposage.

Lorsqu’un réparateur ou un entreposeur n’a pas en sa possession un article grevé d’un privilège, il est plus difficile d’établir la validité de la revendication de privilège. Pour éviter les fausses revendications, la LPRE prévoit que les privilèges non possessoires ne sont pas réalisables à moins que le créancier privilégié n’ait obtenu une reconnaissance de dette écrite pour appuyer sa revendication[210].

La LPRE prévoit que les privilèges non possessoires soient enregistrés dans le RESM. Dès qu’ils sont enregistrés, ils se classent derrière les privilèges possessoires, mais généralement devant les sûretés aux termes de la LPRE[211]. Le titulaire d’un privilège non possessoire peut faire valoir le privilège en donnant au shérif de la localité l’ordre de saisir l’article et de le lui remettre[212].

Les privilèges des travailleurs forestiers présentent quelques similitudes avec ceux des réparateurs. Les deux protègent les travailleurs qui offrent des services augmentant la valeur des biens. Il est permis de croire que les deux régimes de privilèges ont pour justification que le propriétaire des biens ne devrait pas profiter de leur valeur accrue sans payer pour les améliorations[213]. Cependant, il y a également un certain nombre de différences importantes entre les privilèges des travailleurs forestiers et ceux des réparateurs et des entreposeurs :

  • Les privilèges des réparateurs et des entreposeurs sont généralement justifiés sur la base de la théorie du contrat implicite selon laquelle le propriétaire des biens ne s’attend pas à récupérer ceux-ci sans avoir payé les services rendus[214]. La sous-traitance est toutefois plus fréquente au sein de l’industrie de l’exploitation forestière qu’elle ne l’est dans l’industrie des réparations et de l’entreposage. La théorie du contrat implicite ne s’applique pas facilement au contexte de l’exploitation forestière où de nombreux créanciers privilégiés n’ont aucune relation contractuelle avec le titulaire de permis et, par conséquent, aucune attente commerciale que le titulaire devrait payer le montant dû.
  • Initialement, les privilèges des réparateurs et des entreposeurs étaient exclusivement possessoires. L’objectif de la LPRE était d’élargir ce recours préexistant pour tenir compte des circonstances touchant des privilèges non possessoires. Par opposition, les privilèges des travailleurs forestiers ne sont pas d’origine possessoire. Ils s’éloignent de la notion traditionnelle du privilège[215].
  • En raison de la nature non possessoire des privilèges des travailleurs forestiers, il peut être plus difficile pour ces derniers de revendiquer un privilège. Les sous-traitants ne sont peut-être pas en position d’exiger une reconnaissance de dette comme condition pour transférer les billes.
  • Les biens grevés de privilèges des réparateurs et des entreposeurs (les automobiles, par exemple) sont habituellement faciles à identifier. En revanche, identifier les billes ou le bois d’œuvre grevé d’un privilège des travailleurs forestiers peut se révéler un problème important qui diminue l’efficacité d’un registre public.
  • Par rapport aux privilèges des travailleurs forestiers, les privilèges des réparateurs et des entreposeurs représentent généralement une proportion bien plus petite des créances des titulaires.
  • Contrairement aux réparateurs et aux entreposeurs, les travailleurs forestiers ont tendance à établir des relations contractuelles à long terme avec certains titulaires de permis et peuvent être réticents à déposer une revendication de privilège par crainte de compromettre une future relation.

Ces distinctions limitent l’utilité de la LPRE comme modèle pour réformer les privilèges des travailleurs forestiers en Ontario.

 

2.   Loi sur les privilèges proposée par l’ALRI

Comme il a été mentionné plus haut, en 1992 l’ALRI a entrepris une réforme pour consolider en une seule loi plusieurs privilèges non consensuels, y compris les privilèges des réparateurs et des entreposeurs, des transporteurs, des aubergistes, des tenanciers d’écurie, des exploitants de batteuse et des travailleurs forestiers. Cela s’est révélé difficile en ce qui a trait aux privilèges des travailleurs forestiers qui se distinguaient des autres sur certains aspects importants.

Par exemple, l’ALRI recommandait que les privilèges ne grèvent pas les biens appartenant à des tierces parties, même dans le cas des aubergistes et des transporteurs où cela était habituellement permis. Les privilèges devraient plutôt être considérés uniquement dans le contexte d’une relation contractuelle directe. L’ALRI a indiqué que [traduction] « il ne semble guère justifié de permettre la revendication d’un privilège sur des biens appartenant à une tierce partie qui n’a pas autorisé la transaction »[216]. L’ALRI a toutefois exempté les privilèges des travailleurs forestiers de cette règle en raison de la nature fragmentée de l’industrie. Les sous-traitants sont tellement nombreux dans l’industrie de l’exploitation forestière qu’il aurait été injuste de les exclure des mécanismes de protection. Par conséquent, l’ALRI a recommandé que les sous-traitants forestiers puissent déposer des demandes de privilèges comme travailleurs forestiers. Afin de protéger partiellement les propriétaires, l’ALRI a recommandé que le privilège des sous-traitants se limite au montant que doit le propriétaire à l’entrepreneur après réception de l’avis du privilège[217].

L’ALRI a aussi recommandé que les créanciers privilégiés qui cèdent la possession de biens soient astreints à obtenir du débiteur une reconnaissance de dette écrite comme preuve pour faire valoir leur privilège. Néanmoins, une fois de plus, les privilèges des travailleurs forestiers (et ceux des exploitants de batteuse) ont été exemptés de cette règle. Les travailleurs forestiers ne pouvaient pas céder la possession des biens puisqu’en premier lieu, ils n’en avaient généralement pas la possession. Par conséquent, contrairement aux autres privilèges examinés dans le rapport, les travailleurs forestiers ne pouvaient pas demander de reconnaissance de dette écrite comme condition de livraison des biens au débiteur. Bien que l’ALRI n’aborde pas la question, cette exemption aurait permis le traitement des revendications de privilèges des travailleurs forestiers ayant un fondement probatoire inférieur à celui des autres revendications de privilèges. Les parties commerciales étaient susceptibles d’avoir moins confiance en un tel système, plus particulièrement dans les cas où les privilèges des travailleurs forestiers étaient dirigés contre des tierces parties.

L’ALRI a découvert que les privilèges des travailleurs forestiers, tout comme les autres privilèges faisant l’objet de discussions, devraient être soumis à un registre central. L’enregistrement s’effectuerait au moyen d’un état de financement en vertu de la PPSA de l’Alberta[218]. La loi proposée conserverait la priorité des privilèges sur les sûretés de la PPSA pourvu que les privilèges soient rendus opposables par l’enregistrement ou la possession[219]. Cependant, les privilèges seraient subordonnés aux tierces parties qui acquièrent les biens grevés dans le cours normal des affaires. On les appliquerait en utilisant des procédures semblables à celles établies dans la PPSA, selon lesquelles le shérif est responsable de saisir les biens grevés d’un privilège, mais le titulaire du privilège serait responsable de leur vente[220].

La loi proposée par l’ALRI n’a pas été adoptée en Alberta. Le rapport est toutefois utile, car il fournit un examen des privilèges des travailleurs forestiers dans le contexte général des privilèges d’origine législative. Les privilèges des travailleurs forestiers ont en commun avec les privilèges des réparateurs et des entreposeurs, des aubergistes et des tenanciers d’écurie de protéger ceux qui améliorent ou conservent la valeur des biens. Selon le rapport, tous les privilèges non possessoires d’origine législative devraient faire l’objet d’un enregistrement lié au régime de la PPSA. Le rapport illustre toutefois les différences fonctionnelles entre les privilèges des travailleurs forestiers et d’autres privilèges d’origine législative. Ces différences compliquent l’élaboration d’un régime sur les privilèges des travailleurs forestiers qui s’accorde aux principes de la PPSA.

 

3.   Loi uniforme sur les privilèges de la CHLC

Le rapport de l’ALRI a incité la Conférence pour l’harmonisation des lois au Canada (CHLC) à entreprendre un projet de réforme semblable en vue d’harmoniser les lois sur les privilèges commerciaux. Le résultat, la Loi uniforme sur les privilèges (LUP), concerne les réparateurs, les entreposeurs et les transporteurs publics[221]. La CHLC a décidé de ne pas inclure les privilèges des travailleurs forestiers dans la loi au motif que ces privilèges, ainsi que ceux des exploitants de batteuse et des betteraviers, étaient de nature locale et ne convenaient pas à une loi uniforme[222].

La LUP présente certaines similitudes avec la LPRE de l’Ontario, bien qu’il y ait des différences importantes[223]. En mettant au point la LUP, la CHLC a conservé une distinction conceptuelle entre les privilèges d’origine législative et les sûretés aux termes de la Loi sur les sûretés mobilières (LSM), en adoptant le raisonnement suivant : [traduction] « les personnes qui améliorent ou qui ajoutent de la valeur n’occupent généralement pas la même position que les personnes qui prêtent de l’argent ou qui vendent des biens »[224]. Cependant, la CHLC a recommandé que les dispositions de la LSM soient appliquées au contexte des privilèges dans la mesure du possible.

Contrairement à la LPRE, la LUP fusionne les privilèges des entreposeurs, des réparateurs et des transporteurs en un seul privilège pour les « services ». Là où la question de l’autorisation pour les services demeure quelque peu trouble aux termes de la LPRE, la LUP procède d’une politique bien arrêtée visant à permettre la création d’un privilège même lorsque le travail est autorisé par quelqu’un d’autre que le propriétaire des biens. Le commentaire donne l’explication suivante : « [la politique] a pour but de limiter le moins possible l’établissement de privilèges en excluant la considération de pouvoirs ou de propriété apparents »[225]. Cependant, la LUP n’a aucune disposition concernant l’avis au propriétaire des biens dans de telles circonstances.

Comme c’est le cas pour la LPRE, la LUP présente un fondement probatoire pour les privilèges non possessoires en exigeant qu’un tel privilège soit exécutable uniquement lorsque le créancier privilégié a obtenu soit une autorisation signée pour les services donnant lieu au privilège, soit une reconnaissance de dette signée[226]. De plus, la LUP assujettit un privilège non possessoire à un enregistrement en vertu de la LSM. Les règles de priorité sont complexes, mais les privilèges enregistrés conservent la priorité sur les autres intérêts liés aux biens dans la plupart des circonstances.

Pour que l’enregistrement d’un privilège non possessoire soit valide, l’état de financement doit indiquer à la fois le nom du propriétaire des biens et celui de la personne qui demande les services (lorsqu’il ne s’agit pas de la même personne). Cette disposition prévoit le cas où un créancier privilégié ne connaît pas le nom du propriétaire des biens et qu’il enregistre un état de financement en indiquant uniquement le nom du débiteur, alors qu’une tierce partie qui ne connaît pas le nom du débiteur fait une recherche dans le registre à partir du nom du propriétaire seulement. Les rédacteurs de la LUP ont choisi une politique bien arrêtée pour protéger les intérêts des tierces parties par rapport aux créanciers privilégiés dans ces circonstances, en s’appuyant sur le raisonnement suivant : [traduction] « le créancier privilégié est en meilleure position pour éviter que le problème survienne, puisqu’il peut demander la preuve de la propriété des biens relativement aux services demandés[227] ».

La seule province qui a mis en œuvre l’ensemble de la LUP est la Saskatchewan avec sa Loi sur les privilèges à base commerciale[228]. La Nouvelle-Écosse a adopté une loi pour mettre la LUP en œuvre, mais cette loi n’est pas entrée en vigueur[229]. En 2003, le British Columbia Law Institute a recommandé l’adoption de la LUP par la Colombie-Britannique, mais cela n’est pas encore arrivé[230].

Bien que la LUP ait une portée plus large que la LPRE de l’Ontario, elle est tout de même conçue pour protéger un groupe limité de travailleurs, à savoir ceux qui fournissent la main-d’œuvre et le matériel aux fins de réparation, d’entreposage ou de transport des biens à la demande d’une personne en possession des biens. Encore une fois, les caractéristiques uniques des privilèges des travailleurs forestiers limitent l’utilité de la LUP comme modèle de réforme.

 

4.   Loi sur le privilège dans l’industrie de la construction de l’Ontario

La Loi sur le privilège dans l’industrie de la construction (LPIC), sur le plan conceptuel, s’éloigne de la Loi et des autres régimes de privilèges d’origine législative mentionnés plus haut. Cela s’explique par le fait qu’elle prévoit un privilège grevant les biens immeubles plutôt que les biens personnels. Cependant, les deux régimes de privilèges partagent un contexte similaire. La loi de 1891 qu’a remplacé la Loi a été promulguée en réaction aux conditions industrielles qui ressemblaient aux conditions de l’industrie de la construction à l’époque. Le premier régime de privilèges dans l’industrie de la construction de l’Ontario a précédé la loi de 1891 d’environ vingt ans et a servi de modèle aux législateurs qui rédigeaient cette loi[231]. À cette époque, les industries de la construction et de l’exploitation forestière étaient d’excellentes candidates à la protection législative étant donné leur importance au développement de la jeune province[232]. Par ailleurs, les deux industries avaient tendance à être sous-capitalisées en raison de faillites fréquentes[233].

De nos jours, il est largement admis que la LPIC moderne demeure essentielle à la vitalité de l’industrie de la construction[234]. Toutefois, dans quelle mesure la justification politique continue d’exister dans l’industrie de l’exploitation forestière est matière à débat. Assurément, les deux industries demeurent très fragmentées et ont le potentiel d’avoir plusieurs degrés de séparation entre le travailleur et le propriétaire des biens. Selon Stephen Fram,

[Traduction] …Éventuellement, la possibilité pour un constructeur en particulier d’être payé pour le travail qu’il a accompli est souvent subordonnée à l’état final des comptes entre des personnes avec qui il n’a aucune entente contractuelle et à la solvabilité de ces personnes. Il peut être difficile pour le fournisseur de déterminer cette solvabilité et celle-ci peut aussi fluctuer grandement en cours de construction en raison de frais inattendus[235].

Il y a toutefois certaines différences. Les travaux du secteur de l’exploitation forestière sont maintenant entrepris principalement par des entrepreneurs et des sous-traitants constitués en société. Bien qu’une part importante des travailleurs de la construction soient autonomes, ils sont moins susceptibles d’être constitués en société que d’être des exploitants indépendants[236]. La syndicalisation est aussi plus répandue dans l’industrie de la construction[237].

Les travailleurs de la construction sont exposés à des risques financiers, car bien qu’ils contribuent à l’amélioration de biens immobiliers, il est possible qu’ils ne produisent rien de tangible à reprendre s’ils ne sont pas payés[238]. Comme l’a expliqué le Northwest Territories Committee on Law Reform, les travailleurs de la construction [traduction] « produisent essentiellement des biens immeubles sur la propriété de quelqu’un d’autre, à crédit. La loi sur le privilège des mécaniciens vise à traiter avec ces parties de façon plus équitable »[239]. Par comparaison, les bûcherons produisent des biens meubles : les billes. Bien que les billes subissent ensuite une transformation en d’autres produits du bois, leur valeur est consolidée à chaque étape du processus[240].

Par contre, les bûcherons doivent relever des défis auxquels ne sont pas confrontés les travailleurs de la construction. Puisque les améliorations apportées aux biens immobiliers sont fixes, il est plus simple de les identifier aux fins d’une revendication de privilège. Les billes, toutefois, sont des biens fongibles et difficiles à identifier lorsqu’elles sont mélangées à d’autres billes. De plus, les billes disparaissent avec leur transformation, ce qui réduit la durée du privilège d’un travailleur forestier.

Une autre distinction consiste en l’utilisation relative de la LPIC par rapport à la Loi. La LPIC demeure enracinée dans l’industrie de la construction et les tribunaux l’évoquent régulièrement. Même si elle est souhaitable sur le plan des politiques, l’abrogation ne constitue pas une option pratique. Comme l’a déclaré Kevin McGuinness :

[Traduction] Il est évident que le privilège des mécaniciens et ses recours connexes sont au centre de la pratique d’octroi de crédit au sein de l’industrie de la construction. De toute évidence, leur abolition perturberait grandement cette industrie[241].

En revanche, les travailleurs forestiers utilisent très peu la LPIC[242]. Les distinctions entre les industries de la construction et de l’exploitation forestière, de même que la nature différente de ces deux régimes de privilèges, limitent l’utilité de la LPIC comme modèle pour réformer la Loi.

 

D.   Les privilèges des travailleurs forestiers se distinguent des autres régimes de privilèges commerciaux

Cet examen de certains régimes de privilèges d’origine législative qui ont été réformés montre qu’il existe des approches différentes pour coordonner les privilèges d’origine législative avec les principes sous-jacents de la LSM. Outre la LPIC (qui, comme cela a été mentionné plus haut, fonctionne dans un contexte industriel très différent), ces approches peuvent être en gros réparties en deux modèles conceptuels. Premièrement, il y a des modèles conçus pour imiter la protection des sûretés consensuelles aux termes de la LSM. Deuxièmement, il y a des modèles qui visent davantage à conserver les concepts traditionnels de privilèges, plus particulièrement en ce qui a trait aux travailleurs qui ajoutent de la valeur aux biens.

Bien qu’on retrouve des éléments des deux modèles conceptuels dans tous les exemples cités plus haut, la loi proposée par la LRCBC et, jusqu’à un certain point, la FSPPA de la Colombie-Britannique se rapprochent davantage d’un modèle de LSM. Dans les deux cas, la sûreté d’origine législative va au-delà des billes ou du bois d’œuvre en question et grève d’autres produits forestiers appartenant au titulaire de permis et, dans le cas de la FSPPA, aux comptes débiteurs. De plus, les deux lois limitent, dans des mesures différentes, la superpriorité traditionnellement accordée aux titulaires de privilèges en faveur du système de priorité établi aux termes de la LSM.

À l’opposé se trouve le modèle représenté par la LPRE, la loi proposée par l’ALRI et la LUP. Ces lois conservent plus de caractéristiques du concept traditionnel du privilège. Elles tiennent compte des privilèges grevant principalement les biens en cours d’amélioration. Bien qu’elles adoptent le système d’enregistrement aux termes de la LSM, leurs régimes de priorité reposent davantage sur la superpriorité traditionnellement accordée aux privilèges (avec quelques améliorations législatives) que sur le régime conférant priorité au premier enregistrement de la PPSA.

Les privilèges des travailleurs forestiers ne cadrent pas très bien dans l’un ou l’autre de ces modèles conceptuels. Contrairement aux contrats de sûreté consensuels sous la LSM, les travailleurs forestiers n’ont pas tendance à négocier des ententes officielles[243]. Cela limite la mesure dans laquelle ils peuvent être intégrés à la LSM. Par exemple, déterminer le moment où commencent les privilèges des travailleurs forestiers peut constituer un défi, ce qui n’est pas un problème avec les contrats de sûreté consensuels. De plus, les mécanismes d’application de la LSM peuvent ne pas être appropriés lorsqu’un débiteur n’a pas eu la possibilité de négocier les modalités du contrat de sûreté donnant lieu au privilège.

Par contre, les privilèges des travailleurs forestiers se distinguent aussi d’autres régimes plus traditionnels de privilèges d’origine législative, comme l’ont reconnu les rédacteurs de LPRE, de la loi proposée par l’ALRI et de la LUP. Contrairement aux réparateurs et aux entreposeurs, les bûcherons n’ont généralement pas les billes sur lesquelles ils travaillent en leur possession. De plus, l’exploitation forestière fait souvent l’objet d’une sous-traitance et les billes sont difficiles à identifier.

Parmi les différents régimes de privilèges d’origine législative mentionnés plus haut, la FSPPA de la Colombie-Britannique est le meilleur modèle de ce à quoi pourrait ressembler un régime réformé sur le privilège des travailleurs forestiers en Ontario. Cependant, il reste d’importants défis à relever pour concevoir une loi réformée en Ontario, et une solution « faite en Colombie-Britannique » n’est pas nécessairement appropriée étant donné les conditions commerciales différentes de l’industrie de l’exploitation forestière en Ontario. Voici certaines des difficultés de conception les plus problématiques.

Premièrement, la nature des biens qui servent de sûreté pour un régime de privilèges des travailleurs forestiers. Les biens fongibles comme les billes sont difficiles à décrire aux fins d’un système d’enregistrement et difficiles à identifier aux fins d’application d’un privilège. La FSPPA de la Colombie-Britannique a contourné le problème en définissant les biens sujets à un privilège de manière générale de sorte que, même si un produit du bois ne peut être identifié, le titulaire du privilège peut chercher d’autres biens pour faire droit à la revendication. Il s’agit d’une approche efficace pour régler le problème. Cependant, comme cela a été souligné dans le document de consultation de la CDO, il est possible que cela cause des différends parmi les créanciers à propos des biens disponibles pour satisfaire aux revendications de privilège[244]. De plus, il y a le problème conceptuel associé aux billes qui, contrairement à la plupart des biens assujettis aux régimes de privilèges d’origine législative, sont, de par leur nature, destinées à disparaître lorsqu’elles sont transformées en produits du bois. Cela indique qu’un régime de privilèges ne convient pas nécessairement à ce contexte commercial.

Deuxièmement, il n’y a pas de solution claire pour régler le problème de protection des sous-traitants dans le cadre d’un régime de privilèges des travailleurs forestiers sans porter préjudice aux titulaires de permis. Les régimes de privilèges qui visent principalement les réparateurs et les entreposeurs ont différentes approches lorsqu’il s’agit de déterminer si des privilèges devraient grever des biens sans l’autorisation du propriétaire. Néanmoins, ces régimes ne comportent généralement pas de sous-traitance et ne sont donc pas pertinents dans le contexte de l’exploitation forestière. Par exemple, les lois comme la LUP qui prévoient un privilège lié aux services non autorisés effectués sur les biens sont justifiées parce que le propriétaire des biens retire généralement une certaine valeur de ces services non autorisés. Ce raisonnement ne s’applique pas quand les services ont été sous-traités. Un titulaire de permis ne retire pas de valeur supplémentaire des services de récolte sous-traités puisqu’il doit payer l’entrepreneur général pour les services.

Les régimes de privilèges des travailleurs forestiers qui ont été réformés reconnaissent tous que la protection des sous-traitants est nécessaire étant donné la structure de l’industrie de l’exploitation forestière. Le défi résiderait alors à mettre au point un mécanisme pour éviter que le titulaire de permis paie en double les mêmes services. Chacune des approches mentionnées plus haut présente des désavantages. L’approche de la FSPPA de la Colombie-Britannique, qui consiste à limiter les revendications des sous-traitants sur les charges des comptes débiteurs de l’entrepreneur, est probablement la plus appropriée étant donné le contexte actuel ainsi que la taille et les pratiques commerciales informelles de l’industrie de l’exploitation forestière de l’Ontario. Cependant, les sous-traitants devraient se contenter d’une revendication relativement moins sûre que ce qu’on retrouve généralement dans un régime de privilèges.

Troisièmement, depuis l’entrée en vigueur de la LSM, on n’accepte plus qu’un régime de privilèges commerciaux non possessoires fonctionne en l’absence d’un avis aux tierces parties. Toutefois, un registre serait difficile à administrer dans l’industrie de l’exploitation forestière, car celle-ci est petite, fragmentée et fonctionne de façon informelle sur la base de relations à long terme. Une des difficultés consiste à déterminer qui devrait être nommé lors de l’enregistrement d’une revendication de privilège. La LUP impose l’obligation au titulaire du privilège d’identifier et de nommer à la fois le propriétaire et le débiteur (lorsqu’il ne s’agit pas de la même personne). La FSPPA de la Colombie-Britannique évite ce problème en prévoyant que les sous-traitants puissent enregistrer une charge imputée à la partie avec laquelle ils ont conclu une entente seulement. Cette option semble plus pratique dans une industrie axée sur les permis où la propriété n’apparaît pas toujours clairement. Par contre, elle pose aussi la difficulté d’aider les entrepreneurs et les sous-traitants forestiers à accéder au registre et à y entrer les renseignements nécessaires pour déposer une revendication valide. Finalement, il n’est pas certain qu’un registre serait rentable étant donné le petit nombre de revendications de privilèges des travailleurs forestiers habituellement présentées en Ontario.

Quatrièmement, il peut être difficile d’intégrer les revendications de privilèges des travailleurs forestiers dans le régime de priorité de la LSM, tout en tenant compte de l’impact sur d’autres réclamations de créanciers. La FSPPA de la Colombie-Britannique adopte le régime conférant priorité au premier enregistrement de la PPSA. Cependant, le gouvernement de la Colombie-Britannique a tenu compte de l’inquiétude selon laquelle les entrepreneurs forestiers ne parviendraient pas au recouvrement en cas de faillite en établissant un fonds d’indemnisation. Ce dernier susciterait la controverse en Ontario. Au cours des consultations de la CDO, un certain nombre d’intervenants de l’industrie des produits forestiers et d’exploitants forestiers ont exprimé leur réticence à l’idée de règles gouvernementales supplémentaires au sein de l’industrie. Les titulaires de permis de l’Ontario versent déjà une portion de leurs droits de coupe dans deux fonds. Le Fonds de reboisement sert à financer la régénération des forêts et le Fonds de réserve forestier offre une garantie contre les catastrophes naturelles provoquées par des insectes, des maladies ou des incendies. En 2011-2012, en plus des droits de coupe qui s’élevaient en moyenne à 3,06 dollars le mètre cube, les titulaires de permis versaient aussi 3,71 dollars le mètre cube dans ces fonds[245]. Selon les personnes qui seraient tenues de contribuer, un fonds d’indemnisation augmenterait probablement le coût de revient des entreprises.

Assurément, il serait possible de rédiger une nouvelle loi ontarienne qui tiendrait compte de chacune de ces difficultés. La FSPPA de la Colombie-Britannique est un exemple de remaniement complet d’un régime traditionnel de privilèges pour les travailleurs forestiers qui atteint son objectif grâce à des normes et à des concepts commerciaux contemporains. Cependant, les difficultés mentionnées montrent qu’un régime de privilèges est devenu, au mieux, un outil juridique peu commode pour protéger les intérêts des bûcherons au 21e siècle, et au pire, qu’il n’est tout simplement plus approprié sur le plan commercial ou législatif.

 

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