Dans le cadre du présent rapport, nous avons abordé une myriade de facteurs qui distinguent le contexte commercial et législatif de l’époque où la Loi a été adoptée en Ontario de celui qui prévaut aujourd’hui. L’accumulation de ces facteurs, y compris les changements à l’industrie de l’exploitation forestière et le milieu du droit commercial, de même que le caractère changeant des politiques, permet à la CDO de conclure que la Loi est désuète sur le plan commercial et législatif.

D’un point de vue historique, la Loi visait à relever des défis commerciaux très différents de ceux auxquels est confrontée l’industrie moderne de l’exploitation forestière. De nos jours, les caractéristiques de l’industrie, y compris la nature des relations entre les bûcherons et les scieries, la technologie utilisée dans l’exploitation forestière et la structure réglementaire de l’industrie ne se prêtent pas facilement à un régime de privilèges.

Bien que de nombreux bûcherons ontariens continuent de dépendre économiquement des scieries qu’ils fournissent, cela ne constitue plus une justification suffisante de l’existence d’un régime de privilèges. Elle ne tient pas compte des bûcherons qui dirigent des opérations relativement importantes et qui peuvent accorder des crédits aux scieries de l’ordre de centaines de milliers de dollars. Elle ne reconnaît pas que les bûcherons modernes sont tout aussi susceptibles d’être conscients des problèmes financiers des scieries, ou pas, que tout autre créditeur. De plus, elle ne tient pas compte d’autres exploitants propriétaires dans la même situation dans l’industrie de l’exploitation forestière et ailleurs qui n’ont pas de protection juridique. Une approche plus moderne de la protection législative des bûcherons désavantagés en Ontario serait de s’assurer qu’ils soient dans la même position que les créditeurs qui ne sont pas si désavantagés[246]. Tout au plus, cette justification appuierait un régime de sûretés de type LSM pour les bûcherons qui placeraient ceux-ci derrière les banques. Elle n’appuie pas le maintien de la superpriorité des bûcherons par rapport aux autres parties commerciales.

D’un point de vue juridique, la Loi peut coexister avec des protections salariales législatives modernes et des lois de réglementation commerciale comme la LSM, mais elle est incompatible avec certains des objectifs en matière de politiques qui sous-tendent ces régimes. De plus, l’exploitation forestière présente un certain nombre de caractéristiques qui la distinguent des travaux de réparation ou autres qui se prêtent habituellement mieux aux régimes de privilèges commerciaux. Cela complique également la réforme, et, plus important, montre de nouveau qu’un régime de privilèges n’est plus l’outil le plus approprié pour protéger les travailleurs forestiers de l’Ontario.

La CDO a aussi pris en considération les conséquences potentielles de l’abrogation par rapport à la réforme. La Loi, comme tout autre régime de privilèges commerciaux d’origine législative, a une fonction principalement économique. Comme l’écrivait Kevin McGuinness à propos de la LUP :

[Traduction] Dans son sens le plus élémentaire, l’objectif de cette loi est d’accorder un traitement préférentiel à un groupe de créditeurs (à savoir les fournisseurs de l’industrie de la construction) par rapport aux autres créditeurs. Accorder une telle préférence aux créditeurs de l’industrie de la construction n’entraîne aucun avantage moral ou social évident. La justification, s’il y en a une, doit être économique, c’est-à-dire qu’en offrant une protection spéciale à l’industrie de la construction, une loi sur le privilège de cette industrie doit contribuer à l’efficacité de l’économie provinciale[247].

Que la Loi soit abrogée ou réformée, il risque d’y avoir des conséquences économiques. Un des aspects à prendre en considération est l’interdépendance des entreprises de produits forestiers et des entrepreneurs forestiers. Les entrepreneurs comptent sur les entreprises de produits forestiers pour acheter leur bois récolté, tout comme les entreprises de produits forestiers comptent sur les entrepreneurs forestiers pour l’approvisionnement. Tous deux s’intéressent tout particulièrement à la santé économique de l’autre. La protection législative des bûcherons doit tenir compte de ces intérêts étroitement liés. Un régime réformé sur le privilège des travailleurs forestiers offrirait une meilleure protection aux entrepreneurs dans une industrie cyclique. Par contre, les entreprises de produits forestiers craignent qu’un régime réformé nuise à leur capacité d’emprunt et au coût du crédit[248].

Une préoccupation économique sous-jacente est la nécessité d’équilibrer la protection offerte par la Loi aux travailleurs forestiers et le coût correspondant pour les autres créditeurs protégés ou non. Cet exercice doit tenir compte du fait que les bûcherons tombant sous le coup de cette Loi jouissent du droit de revendiquer un privilège depuis 122 ans. L’abrogation de la Loi retirerait ce droit prévu par la loi, mais elle placerait les bûcherons dans une position semblable à celle qu’occupent de nombreuses autres petites entreprises ontariennes et, dans cette optique, justifierait les droits et les recours dont disposent généralement les créditeurs dans le cadre du droit commercial de l’Ontario.

Somme toute, la Loi a été promulguée en raison des conditions économiques précises qui prévalaient dans l’industrie de l’exploitation forestière de l’Ontario à la fin du 19e siècle. Les consultations et les recherches menées par la CDO ont révélé une industrie de l’exploitation forestière contemporaine qui, en raison de l’automatisation, de la réglementation et des pratiques commerciales, a connu des changements tellement importants qu’elle ne ressemble plus à l’industrie de l’époque. De plus, cette industrie moderne fonctionne dans un contexte commercial et juridique très différent de celui qui était en vigueur lors de l’adoption de la Loi. Bien que de nombreux bûcherons ontariens continuent d’assumer des risques financiers en raison des conditions industrielles, un privilège accordant aux bûcherons une superpriorité par rapport à la plupart des autres revendications dans le secteur ne correspond plus aux droits et aux recours d’autres créditeurs de l’économie ontarienne. Dans tous les cas, la CDO a conclu que, bien qu’il soit possible de réformer la Loi en respectant à peu près l’esprit de la FSPPA de la Colombie-Britannique, il ne serait pas approprié de perpétuer ce régime dépassé de privilèges. Dans l’ensemble, la CDO recommande que la loi soit abrogée plutôt que réformée.

 

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