Le présent chapitre traite brièvement de l’historique et de l’état actuel du droit des privilèges. Il débute par un aperçu des privilèges de common law et aborde ensuite les éléments clés de la Loi sur le privilège des travailleurs forestiers portant sur leur salaire.[35]

A.           Qu’est-ce qu’un privilège?

Le privilège de common law date au moins du 18e siècle[36]. Il s’agit essentiellement du droit d’une personne de conserver un bien qui est déjà en sa possession jusqu’à ce qu’il ait été satisfait à une demande quelconque – habituellement une demande de paiement[37]. Ce privilège est généralement accordé aux personnes qui ont préservé ou augmenté la valeur du bien[38]. La common law ne prévoit que ce droit de conservation – le titulaire du privilège ne peut vendre le bien pour acquitter une dette sans avoir obtenu au préalable une ordonnance du tribunal[39]. De plus, le privilège est perdu si son titulaire cède la possession du bien[40]. Le privilège de common law est donc un moyen relativement étroit et restrictif de garantir le paiement d’une dette[41].

Toutefois, à partir du 19e siècle, les législatures dans les ressorts de common law ont élargi par voie législative la portée et le contenu des droits à un privilège. Il en a été ainsi surtout en Amérique du Nord, où certains privilèges ne ressemblant guère à un privilège de common law classique ont été créés.

Parmi ces nouveaux types de privilèges d’origine législative, il y avait un privilège destiné aux travailleurs œuvrant dans diverses industries primaires, telles que l’agriculture, la foresterie et l’exploitation minière[42]. De tels privilèges constituaient une première forme de protection des travailleurs, dans les industries où les employeurs étaient à court d’argent et les travailleurs n’avaient pas la certitude de se faire payer leurs salaires une fois le travail achevé[43]. Bien que le présent document s’intéresse principalement aux privilèges forestiers, les autres types de privilèges créés à l’époque constituent des points de comparaison utiles, en ce qui concerne tant l’intention initiale de la politique que la façon dont ces privilèges ont fait l’objet d’une réforme (ou non) au cours du siècle dernier. Ils sont donc abordés ci-dessous.

 

B.           La Loi sur le privilège des travailleurs forestiers portant sur leur salaire

La Loi sur le privilège des travailleurs forestiers portant sur leur salaire (la « Loi ») est une loi provinciale visant à protéger les intérêts financiers de ceux qui accomplissent des travaux forestiers. Elle protège ces intérêts en accordant aux travailleurs forestiers un privilège sur le bois d’œuvre sur lequel ils ont travaillé, pour qu’ils puissent obtenir les sommes qui leur sont dues. Elle établit aussi les procédures de saisie et de vente de bois d’œuvre et de règlement des différends par un tribunal en cas de besoin.  

Depuis son adoption en 1891 sous le titre de Woodsmen’s Lien for Wages Act, la Loi est restée largement inchangée[44]. Il en résulte d’importants problèmes au niveau de la mise en œuvre de la Loi, puisque sa terminologie et les procédures qu’elle prévoit ne s’accordent guère avec l’industrie forestière moderne ou le système judiciaire moderne. Sans doute en raison de son libellé désuet, la Loi est rarement utilisée; au cours des dernières années, elle a été invoquée principalement dans le cadre d’une seule procédure d’insolvabilité[45]. 

Les éléments clés de la Loi sont examinés ci-dessous.

1.                   Personnes ayant droit à un privilège

Quiconque accomplit du « travail » sur des billes ou du bois d’œuvre a droit à un privilège sur ces billes ou ce bois d’œuvre pour le montant dû pour ce « travail »[46]. Au sens large, le « travail » est défini comme suit : « Opérations de coupe, de débusquage, d’abattage, de halage, de mesurage, d’empilage, de flottage, de flottage libre, de flottage en trains ou de flottage à bûches perdues de billes ou de bois d’œuvre. S’entend en outre du travail exécuté par les cuisiniers, forgerons, artisans et autres personnes généralement employées dans le cadre de ces opérations »[47]. Les entrepreneurs qui ont « coupé, enlevé, transporté ou flotté des billes ou du bois d’œuvre » ont aussi droit à un privilège[48].

2.                   Biens assujettis à un privilège

Les biens suivants peuvent être assujettis à un privilège : « [b]illes, bois de chauffage, bois d’œuvre, piquets de cèdre, poteaux télégraphiques, traverses de chemin de fer, écorce à tanin, bois à pâte, billes à bardeaux ou douves [….] »[49]. Dans de récentes décisions judiciaires, il a été précisé que les copeaux de bois sont aussi des produits du bois qui peuvent être grevés de privilèges[50]. La Loi prévoit expressément qu’aucune vente de billes ou de bois d’œuvre n’a pour effet d’éteindre un privilège[51]. Cependant, dès que le bois a été transformé dans une scierie (en bois de sciage, placage ou papier, par exemple), il ne peut plus être grevé d’un privilège, et tout privilège existant est éteint[52].

3.                   Exigences en matière de dépôt

La personne qui revendique un privilège remplit la formule exigée par la Loi et atteste l’existence de sa revendication dans un affidavit d’accompagnement[53]. La formule et l’affidavit sont ensuite déposés à la Cour supérieure de justice de la localité où le travail visé par la revendication de privilège a été accompli[54]. Le délai de dépôt imparti dépend de la date exacte de l’accomplissement du travail, les documents devant obligatoirement être déposés au plus tard le 30e jour du mois d’avril suivant, si le travail est accompli l’automne ou l’hiver, ou dans un délai de 30 jours après l’achèvement du travail, si celui-ci est accompli le printemps ou l’été[55].

4.                   Réalisation

La Loi prévoit un mécanisme de réalisation des privilèges complet mais prêtant à confusion[56]. Selon le montant en jeu, une action visant à réaliser un privilège peut être introduite soit devant la Cour des petites créances, soit devant la Cour supérieure de justice[57]. Cependant, même si la réclamation est déposée devant la Cour supérieure de justice, la procédure doit pour l’essentiel correspondre, dans la mesure du possible, à celle qui régit la Cour des petites créances[58].  

Il convient de souligner que la procédure de réalisation permet de présenter une demande au tribunal pour qu’un shérif ou huissier saisisse les billes ou le bois d’œuvre si le réclamant risque de perdre sa créance[59]. Que les billes aient été saisies ou non, elles peuvent éventuellement être vendues pour payer les sommes dues, une fois que la revendication de privilège a été établie devant les tribunaux[60].

5.                   Priorité

La Loi accorde une priorité extrêmement élevée aux privilèges qu’elle crée. Elle prévoit que « [l]e privilège prend rang avant les autres réclamations, privilèges ou droits de rétention qui grèvent ces billes ou ce bois d’œuvre », à l’exception des privilèges de la Couronne pour le paiement des droits de coupe ou de droits similaires et d’un privilège très étroit accordé aux propriétaires de glissoirs de bois d’œuvre ou d’estacades flottantes servant au transport des billes (ce mode de transport des billes n’étant plus utilisé de nos jours)[61].

 

C.            Problèmes associés à la Loi

Comme il a été souligné ci-dessus, la Loi est désuète et a été très peu examinée depuis un siècle. Depuis l’octroi des droits à un privilège aux entrepreneurs en 1901 et la restructuration superficielle de 1907, presque rien n’a changé. Par conséquent, la Loi est désuète, sur les plans juridique et pratique. Les procédures qu’elle prévoit pour l’établissement et la réalisation des privilèges sont archaïques et prêtent à confusion, tandis que ses dispositions relatives aux dépens sont inefficaces. Cependant, le plus grand problème de la Loi, c’est qu’elle repose sur des hypothèses concernant l’industrie forestière qui ne sont plus vraies depuis des décennies. 

Comme il a été décrit en plus de détail au chapitre II, lorsque la Loi a été adoptée en 1891, des équipes d’abattage allaient dans la forêt pour se rendre aux camps de bûcherons semi-permanents au début de l’hiver et y restaient pour couper des billes et effectuer des travaux préparatoires sur celles-ci jusqu’au dégel printanier. Les camps possédaient tout le nécessaire pour un long séjour dans la forêt, y compris des cuisiniers chargés de préparer les repas pour les bûcherons et des forgerons chargés de réparer le matériel[62]. Les billes étaient ensuite envoyées par flottage à une scierie en aval, en vue de leur transformation. La situation est tout autre aujourd’hui, la plupart des billes étant désormais transportées par camion vers la scierie sur des chemins forestiers privés et ensuite sur des chemins publics.  

La présente section traite des parties les plus problématiques de la Loi, tant au niveau des procédures qu’elle prévoit qu’en ce qui concerne son manque de rapport avec l’industrie forestière d’aujourd’hui.

1.                   Procédure de réalisation

La Loi prévoit une procédure relativement complète pour le dépôt des revendications de privilège et la réalisation des privilèges. Cette procédure prête à confusion et ne convient pas aux revendications de privilège qui sont déposées de nos jours et dont le montant est parfois très élevé. Les revendications de privilège n’excédant pas 25 000 $ sont déposées devant la Cour des petites créances[63]. Les revendications de privilège qui excèdent ce montant doivent être déposées devant la Cour supérieure de justice[64]. Cependant, quel que soit le tribunal devant lequel la revendication est déposée, la procédure doit correspondre, dans la mesure du possible, à celle qui régit la Cour des petites créances[65]. Lorsque la personne qui est en possession des produits du bois[66] n’est pas le propriétaire du bois[67], un avis de la demande initiale doit être remis au propriétaire, qui peut aussi demander d’être constitué partie défenderesse (ou si le juge l’ordonne, être constitué partie défenderesse)[68].

Pour compliquer les choses, si le privilège risque d’être frustré avant le dépôt d’une demande initiale (par exemple, s’il y a des motifs de croire que le bois est sur le point d’être transformé ou transporté en dehors de la province), le créancier privilégié peut engager la procédure en obtenant un bref de saisie conservatoire auprès du tribunal et en faisant saisir le bois par un shérif[69]. Un bref de saisie conservatoire peut aussi être obtenu après le dépôt d’une demande initiale s’il y a des motifs de croire que le privilège sera frustré[70]. Le bois en transit ne peut être saisi, sans doute parce que l’interruption d’un flottage aurait pour effet de bloquer la rivière et toutes les billes qui s’y trouvent (pas seulement celles qui sont visées par la revendication de privilège)[71]. Le propriétaire ou l’autre partie défenderesse peut obtenir la remise en possession des billes saisies et la mainlevée des privilèges sur paiement d’un cautionnement, ou éviter la saisie et obtenir la mainlevée des privilèges en consignant au tribunal le montant réclamé après s’être vu signifier un bref de saisie conservatoire[72]. Si la partie défenderesse n’accepte pas le montant réclamé, elle dispose d’un délai de 14 jours à compter de la date de l’avis de saisie pour déposer un avis de contestation[73]. Par la suite, le juge fixe la date de l’audience visant à régler l’ensemble des différends et réclamations concernant les billes grevées d’un privilège[74]. L’audience doit être annoncée à plusieurs endroits[75]. Une fois réglés les réclamations et différends, le juge ordonne le paiement des montants dus aux parties pertinentes et, s’il y a lieu, la vente des billes aux fins de satisfaire à la dette[76].

La procédure décrite ci-dessus est lourde, lente et compliquée, surtout pour un régime qui, à l’origine, se voulait largement de nature sommaire et navigable sans assistance juridique.

 

2.                   Dispositions relatives aux dépens

Les dispositions de la Loi relatives aux dépens n’ont pas été mises à jour depuis un siècle. Selon leur libellé actuel, elles empêchent un créancier privilégié dont la revendication est acceptée de recouvrer équitablement les dépens qu’il a engagés pour prouver une revendication de privilège. En particulier, les dépens associés à la preuve d’un privilège ne faisant pas l’objet d’un litige sont plafonnés à cinq dollars à la Cour supérieure de justice et à deux dollars à la Cour des petites créances[77]. Lorsqu’une revendication est contestée, les dépens sont plafonnés à 10 dollars à la Cour supérieure de justice et à cinq dollars à la Cour des petites créances. 

 Ces limites étaient beaucoup plus raisonnables au moment de l’adoption de la Loi, mais elles sont désormais manifestement absurdes. Comme il a été souligné ci-dessus, au chapitre III(C)(1) du présent document, même si l’audience visant à établir les revendications est une audience sommaire conçue pour se dérouler sans avocats, la Loi est suffisamment complexe pour que l’assistance d’un avocat soit, à toutes fins pratiques, essentielle à la rédaction et au dépôt de la revendication de privilège et à la préparation en vue de l’audience. Pour illustrer l’absurdité des dispositions relatives aux dépens, il convient de noter que la somme de 10 $ permettrait de retenir les services d’un avocat de l’aide juridique très peu expérimenté pendant six minutes (si une aide juridique était disponible)[78]. Par conséquent, les dispositions relatives aux dépens empêchent un créancier privilégié de recouvrer une partie raisonnable des dépens qu’il a engagés pour prouver sa revendication.

 

3.                   Définition de « travail »

La disparition du flottage en faveur du transport par camion rend difficile l’application de la Loi dans un contexte moderne. La définition de « travail » énoncée à l’article 1 vise notamment les opérations « de flottage, de flottage libre, de flottage en trains ou de flottage à bûches perdues de billes ou de bois d’œuvre », lesquelles opérations ne comprennent pas vraiment le transport de billes au moyen de porteurs ou de camions modernes. La définition de « travail » est exhaustive, ce qui porte à se demander si les personnes qui transportent des billes – et qui exercent exactement la même fonction que celles qui envoient des billes coupées à la scierie par flottage – ont droit à un privilège[79].  

Ce qui rend les choses encore plus confuses, c’est que la situation pourrait être un peu différente pour les entrepreneurs (par opposition aux employés). En vertu de l’article 3, l’entrepreneur qui a « coupé, enlevé, transporté ou flotté des billes ou du bois d’œuvre » a droit à un privilège. Ce libellé est plus souple et pourrait certainement viser le transport routier. Cependant, les mots « enlevé » et « transporté » ne figurent pas dans la définition générale de « travail » énoncée à l’article 1, ce qui veut dire qu’ils ne s’appliquent pas à ceux qui accomplissent un « travail » d’une façon générale, mais seulement aux entrepreneurs visés à l’article 3. Ce résultat semble attribuable à une mauvaise rédaction plutôt qu’à une intention particulière du législateur.

Ainsi, la définition de « travail » est désuète et appliquée de façon non uniforme, ce qui rend difficile de déterminer et d’appliquer la portée du travail donnant lieu à un privilège. De plus, l’inclusion des emplois de cuisinier et de forgeron dans la définition de « travail » reflète un modèle économique suranné qui, comme il a été souligné au chapitre II ci-dessus, ne ressemble nullement à l’industrie forestière moderne.

 

4.                   Délai de dépôt des revendications de privilège

Les délais de dépôt prévus par la Loi sont aussi liés à une image désuète de l’industrie forestière. En vertu du paragraphe 5(4), si le travail est accompli entre le 1er octobre et le 1er avril, une revendication de privilège doit être déposée au plus tard à la fin de ce mois d’avril. Cela correspond à la période pendant laquelle les bûcherons vivaient habituellement à long terme dans la forêt et n’étaient donc pas en mesure de déposer une revendication de privilège, avant d’avoir envoyé le bois à la scierie par flottage au printemps. Si, par contre, le travail est accompli entre le 1er mai et le 30 septembre, une revendication de privilège doit être déposée dans les 30 jours de l’achèvement du travail. Ces délais semblent être fondés sur l’hypothèse selon laquelle les bûcherons pouvaient plus facilement déposer en temps utile une revendication de privilège à la fin du printemps ou l’été, lorsqu’ils n’étaient pas dans la forêt (et qu’ils travaillaient peut-être sur un flottage ou dans une scierie). Une telle différence au niveau des délais de dépôt n’a plus aucun sens et peut produire des résultats injustes. Par exemple, un bûcheron qui achève son travail à la fin octobre dispose d’un délai de six mois pour déposer une revendication de privilège, tandis qu’une personne qui achève son travail entre avril et septembre ne dispose que d’un délai de 30 jours.   

Une autre règle qui s’applique aux entrepreneurs, mais non aux employés, complique davantage la situation. Aux termes du paragraphe 5(3), les entrepreneurs doivent déposer leur réclamation au plus tard le 1er septembre, quelle que soit la date de l’accomplissement du travail. Par conséquent, les entrepreneurs peuvent avoir entre un jour et un an pour déposer une réclamation de privilège, ce qui est clairement bizarre. Le paragraphe 5(3) pourrait avoir eu du sens au temps des camps de bûcherons et des flots de bois semi-permanents, mais il n’a certainement aucun sens aujourd’hui.

 

5.                   Types de produits du bois visés

Outre l’idée désuète – décrite ci-dessus – de la façon dont le bois est récolté, la Loi est aussi fondée sur une idée désuète de ce qui est récolté. Par exemple, dans la liste de produits du bois figurant dans la définition de « billes ou bois d’œuvre », on retrouve l’« écorce à tanin » et les « billes à bardeaux ». L’écorce à tanin est un type d’écorce particulier utilisé dans certains des plus anciens processus de tannage du cuir. Les billes à bardeaux sont des morceaux de bois servant à fabriquer des bardeaux de bois. Ni l’écorce à tanin ni les billes à bardeaux ne sont produites en grandes quantités dans l’industrie forestière moderne. On pourrait soutenir que leur inclusion expresse dans la définition de « billes ou bois d’œuvre » (plutôt que dans une catégorie comme « tout autre produit du bois ») est désormais inutile. 

Il y a un plus grand problème : certains produits du bois actuels n’existaient pas lorsque la Loi a été adoptée et ne sont donc pas inclus dans la définition de « billes ou bois d’œuvre ». En particulier, depuis l’invention des déchiqueteuses mobiles, le bois à pâte peut être déchiqueté sur les lieux, plutôt qu’à la scierie. Puisque cela n’était pas possible lors de l’adoption de la Loi, les copeaux de bois ne sont pas expressément visés par la Loi. La question de savoir si les copeaux de bois peuvent être grevés d’un privilège a été soulevée dans les plus récentes affaires portant sur les privilèges prévus par la Loi. Dans Re Buchanan Forest Products Ltd., la juge régionale principale Pierce a dû trancher certaines questions préliminaires à une revendication de privilège complète, notamment celle de savoir si la définition de « billes ou bois d’œuvre » visait le bois à pâte qui avait été déchiqueté dans la forêt[80]. La juge a décidé que les copeaux de bois à pâte étaient visés par la définition, en déclarant ce qui suit : 

[TRADUCTION]

[43]               Les copeaux de bois proviennent du déchiquetage des billes de bois à pâte, que celles-ci soient déchiquetées dans la forêt ou à la scierie. Les copeaux ne sont pas fondamentalement différents du bois à pâte. Il serait absurde que les réclamants se voient accorder un rang prioritaire en vertu de la Loi pour le bois à pâte coupé en gros blocs et non pour une bille à pâte coupée en très petits morceaux. Il n’y a aucune raison logique d’inclure le « bois à pâte » dans la définition de « billes ou bois d’œuvre » et d’en exclure les copeaux de bois qui sont une forme de bois à pâte.

[44]               À mon sens, les dimensions du bois à pâte sont sans importance pour l’application de la Loi. Les copeaux de bois sont du bois à pâte pour l’application de la Loi.

Une telle ambiguïté dans la définition de « billes ou bois d’œuvre » illustre la difficulté d’interpréter la Loi  compte tenu des réalités actuelles.

 

6.                   Application aux sous-traitants

Comme la discussion ci-dessus le démontre clairement, la Loi s’applique aux entrepreneurs mais, étrangement, d’une différente façon qu’aux salariés. Cependant, son application aux sous-traitants n’est pas si claire. Selon le libellé explicite du paragraphe 3(2), il n’y a aucune raison pour laquelle la Loi ne pourrait s’appliquer aux sous-traitants. Le paragraphe 3(2) prévoit que l’entrepreneur « qui a conclu une entente aux termes de laquelle il a, lui-même ou par l’entremise de personnes qu’il emploie, coupé, enlevé, transporté ou flotté des billes ou du bois d’œuvre » a droit à un privilège. Rien n’exige que le contrat soit conclu avec le propriétaire du bois ou le titulaire du permis de coupe forestière. Par conséquent, une personne avec laquelle l’entrepreneur principal conclut un contrat pour qu’elle effectue une partie du travail devrait avoir droit à un privilège.

Cependant, un arrêt de la Cour suprême du Canada datant de 1928, Keenan Bros. Ltd. c. Landgon, vient brouiller les cartes[81]. Dans cette affaire – la seule où la Cour suprême a examiné la Loi – le sens du terme « entrepreneur » figurant au paragraphe 3(2) a fait l’objet d’un examen. S’exprimant au nom de la Cour, le juge Mignault a déclaré ce qui suit : 

[TRADUCTION] L’entrepreneur prévu est un entrepreneur qui a conclu une entente pour faire ce travail. Une entente avec qui? Bien entendu, avec la personne pour laquelle le bois doit être coupé, c’est-à-dire, à mon sens, avec le propriétaire du bois d’œuvre [.…] Mais il est tout à fait différent de dire que l’« entrepreneur » peut donner un sous-contrat et que le sous-traitant a le même privilège que l’entrepreneur. S’il s’agissait là de la véritable interprétation du paragraphe, il s’ensuivrait qu’un propriétaire ayant payé l’entrepreneur ou obtenu la mainlevée d’un privilège appartenant à celui-ci ne serait pas protégé contre les réclamations d’un sous-traitant. En effet, voilà ce qui a été décidé en l’espèce[82].

Le juge Mignault s’inquiétait qu’un privilège puisse être imposé sur des billes plusieurs fois pour un seul et même travail – une fois par l’entrepreneur principal et une autre fois par le sous-traitant ayant réellement accompli le travail. Dans une telle situation, le propriétaire du bois pourrait payer à l’entrepreneur principal tous les montants dus pour le travail accompli, mais si l’entrepreneur principal ne payait pas ses sous-traitants, un privilège pourrait encore grever le bois.   

Une telle situation est clairement injuste, et on peut comprendre les préoccupations du juge Mignault. Cependant, l’interprétation étroite de la disposition sur les entrepreneurs figurant au paragraphe 3(2) qui a été adoptée dans l’arrêt Keenan Bros. pose des problèmes dans le contexte de l’industrie forestière moderne. Dans l’affaire Buchanan, par exemple, les entrepreneurs forestiers ont été engagés par une de deux sociétés qui étaient possédées en propriété exclusive par Buchanan mais qui, techniquement, n’étaient pas propriétaires du bois. Ainsi, les entrepreneurs forestiers étaient-ils incapables d’obtenir un privilège, étant donné qu’ils n’avaient pas techniquement conclu de contrat avec le propriétaire du bois? Bien que la question n’ait pas été tranchée dans l’arrêt Buchanan, il existe certainement des doutes quant à savoir si des privilèges sont disponibles dans une telle situation.  

De plus, l’octroi de privilèges seulement lorsqu’il existe un lien contractuel direct entre l’entrepreneur forestier et le propriétaire du bois empêcherait un grand nombre d’entrepreneurs de demander une protection en vertu de la Loi. Lorsque la Loi a été rédigée, il y avait peu de réseaux importants de contrats et de sous-contrats. Cependant, de nos jours, il y a énormément de sous-traitants, et même les grands entrepreneurs offrant des services complets « de la souche au site de dépôt » emploient habituellement des sous-traitants chargés d’effectuer au moins une partie du travail qui consiste à faire passer le bois de la forêt à la scierie. Ces sous-traitants sont tout aussi vulnérables qu’un entrepreneur principal, et leur exclusion de la Loi semble tout aussi injuste que le risque de double responsabilité qu’assument les propriétaires de bois. 

L’application de la Loi aux sous-traitants (et aux entrepreneurs forestiers engagés par des coquilles vides) est donc extrêmement incertaine. De plus, même si les sous-traitants ont le droit de déposer des revendications de privilège, les procédures prévues par la Loi créent une injustice pour le propriétaire du bois. Il est clair que cette partie de la Loi ne fonctionne pas.

 

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