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Dans le cadre de son projet sur le système de justice familiale (« Pratiques exemplaires aux points d’entrée du système de justice familiale : besoins des utilisateurs et réponses des travailleurs du système de justice »), la Commission du droit de l’Ontario s’est entretenue au cours de l’automne 2009 et de l’hiver 2009-2010 avec 49 personnes et groupes provenant des quatre coins de l’Ontario, y compris des régions du Nord, dont les besoins et les témoignages sont souvent négligés. Plus d’un quart de ces consultations ont été organisées en français.

À l’appui des témoignages recueillis dans le cadre de ce projet, la CDO formulera des recommandations pour améliorer les points d’entrée dans le système de justice familiale. La CDO a consulté les utilisateurs du système de justice familiale ainsi que les travailleurs qui proposent des services dans le cadre de ce système. L’objectif était de cerner plus clairement les besoins des utilisateurs et ceux des travailleurs en matière de droit de la famille, d’évaluer si ces besoins sont satisfaits et d’identifier les obstacles qui empêchent d’y répondre.  

Le processus de consultation a permis à la CDO d’être directement informée des expériences vécues par les personnes qui travaillent au sein du système de justice familiale ou qui y ont recours. Les participants ont fourni de précieux éléments d’information sur leur expérience, et ont mis en lumière un certain nombre d’enjeux qui retiendront toute l’attention de la CDO au cours de la dernière phase de ce projet. Ce résumé présente les principaux problèmes signalés lors du processus de consultation.

 

          Nature émotionnelle des conflits familiaux 

La dimension émotionnelle des difficultés familiales peut entraver le processus de résolution du conflit et empêcher les parties en présence de prendre des décisions « rationnelles ». L’appareil juridique est doté d’un nombre limité de structures capables de prendre en charge les enjeux émotionnels qui surviennent lors des conflits familiaux. Ces insuffisances engendrent des difficultés supplémentaires pour les personnes qui, outre le fait de devoir gérer leurs émotions, doivent s’exprimer dans une langue seconde, ont un faible niveau de littératie ou sont handicapées. Elles sont parfois perçues comme moins aptes ou moins crédibles.

 

            Utilisation du système juridique pour la planification financière et familiale 

Le but d’une intervention précoce est d’éviter que des problèmes juridiques complexes, voire impossibles à résoudre, n’interviennent ultérieurement. Certains expriment une réticence à l’idée de recourir à des mesures préventives pour protéger leurs garanties juridiques avant la survenue de difficultés familiales, probablement parce qu’en général, il est difficile d’envisager une rupture alors que la relation commence à peine.  

Certaines personnes se voient pourtant plus ou moins forcées de planifier leur relation, contrairement au cas général. Ainsi, les personnes œuvrant dans la communauté LGBTQI[1] indiquent que les complexités juridiques propres à la planification familiale des personnes LGBTQI les obligent à planifier très soigneusement la constitution de leur famille. À l’inverse, les personnes hétérosexuelles sont plus facilement reconnues en tant que parents, même en cas de grossesse imprévue.  

Néanmoins, il est utile d’encourager chaque couple à recourir à la planification familiale dès le début de la relation. Les consultations ont révélé que l’absence de planification visant à satisfaire chaque membre de la famille sur le plan émotionnel, physique et financier (notamment dans le cas des enfants) constitue l’une des principales sources de problèmes familiaux. Les participants aux consultations ont suggéré que le fait d’avoir accès à des programmes fournissant des renseignements et dispensant une formation sur les aspects juridiques propres au mariage constituerait une amélioration certaine. Certains d’entre eux ont émis l’idée qu’une formation et un test devraient être obligatoires avant le mariage, tout comme il est nécessaire de passer un permis avant de pouvoir conduire :

 « Il serait absurde d’autoriser les gens à conduire alors qu’ils n’ont pas reçu de formation théorique et pratique, puis, après une sortie de route, de leur reprocher de ne pas avoir respecté le Code de la route. Si le gouvernement et les tribunaux doivent être impliqués dans les relations interpersonnelles et familiales des citoyens, alors il est indispensable que ceux-ci sachent au préalable à quoi s’attendre en cas d’échec relationnel, de sorte que les utilisateurs et le système puissent agir avec efficacité et dans les règles » – Association des femmes autochtones de l’Ontario

 

Relations entre les utilisateurs et leurs avocats 

La plupart des utilisateurs consultés par la CDO avaient des relations difficiles avec leur avocat – voire aucune relation. Les personnes consultées ont notamment mentionné :

·         Des difficultés en ce qui touche les délais et les coûts propres aux services juridiques;

·         Les attentes relatives à ces services;

·         Le fait que cette relation soit fondée sur une approche privilégiant l’agressivité; et

·         Le fait que les avocats ne les consultent pas avant de prendre une décision.

Toutefois, de nombreux participants ont souligné que, même si la relation avec leur avocat pouvait être tendue, celui-ci s’était révélé être la personne la mieux placée pour résoudre leurs difficultés.  

Quant aux avocats, ils ont évoqué :

·         La difficulté d’estimer les coûts des services juridiques (ils ne peuvent généralement donner qu’une estimation d’ordre général);

·         Le fait que certains de leurs clients ont des attentes peu réalistes et rechignent à régler leurs honoraires; et

·         Le problème des clients qui adoptent une démarche exagérément affective et qui veulent que leur avocat emploie des tactiques belliqueuses. 

Malgré les préoccupations exprimées à l’égard des avocats, la plupart des plaideurs qui assurent leur propre représentation ne le font pas par choix, mais par nécessité, généralement parce qu’ils ne disposent pas des ressources financières leur permettant d’engager un avocat. La prévalence des plaideurs non représentés engendre des délais exagérés et coûte cher au système de justice familiale.

 

Réponse aux besoins des enfants et des jeunes 

La CDO a consulté des groupes de jeunes (qui ont fait part de leur expérience en matière de justice familiale), des professionnels travaillant auprès de jeunes, et des adultes ayant connu des difficultés familiales dans leur enfance.

Les membres d’un groupe francophone réunissant des adolescents presque adultes ont mis en évidence de nombreuses difficultés. On peut notamment citer :

·         L’organisation des relations familiales, les attentes liées au genre, et le rôle de ces facteurs dans les conflits familiaux; et

·         La violence familiale et l’intimidation dans les écoles.

Ces jeunes ont exprimé des doutes quant à l’efficacité des programmes contre l’intimidation. 

Des enfants anglophones âgés de 8 à 13 ans ont évoqué leurs problèmes familiaux :

·         Un jeune garçon a raconté qu’il avait été réveillé en pleine nuit par les échanges acrimonieux de ses parents;

·         Deux fillettes ont déclaré qu’elles avaient dû appeler la police elles-mêmes parce qu’elles avaient peur que leur père étrangle ou blesse grièvement leur mère;

·         Une jeune fille a précisé qu’elle avait dû vivre dans un refuge avec sa mère pendant un certain temps après la séparation de ses parents;

·         Une autre jeune fille a mentionné qu’elle n’avait pas été surprise que ses parents se séparent, et qu’elle avait éprouvé un sentiment de soulagement quand son père a quitté le domicile familial;

·         Les jeunes participantes ont été nombreuses à exprimer une opinion négative sur leur père, qui avait parfois fait preuve de violence envers leur mère ou envers elles-mêmes, et ont utilisé des expressions choquantes pour décrire leurs sentiments vis-à-vis de leur père; et

·         Les garçons présents ont été perturbés d’entendre ces jeunes filles utiliser un langage aussi violent pour faire référence à leur père.

Tous les jeunes ont présenté les avocats sous un angle négatif :

·         Ils ont indiqué qu’ils s’étaient sentis particulièrement frustrés par le fait que les avocats ne leur avaient pas demandé leur opinion, ou au contraire, leur avaient demandé leur avis, mais sans donner l’impression d’y prêter attention;

·         Une jeune fille a posé la question suivante : « Pourquoi ma mère devrait-elle payer cent dollars pour un courriel d’une ligne? »

·         Une autre jeune fille a donné son avis sur le délai d’attente au tribunal. Selon elle, le système judiciaire ne fonctionne pas et doit être entièrement revu;

·         De nombreux jeunes étaient frustrés de ne pas avoir pu s’exprimer au tribunal parce qu’ils n’avaient pas l’âge requis; et

·         Les jeunes éprouvent un sentiment d’insatisfaction vis-à-vis de l’appareil juridique dans son ensemble.

Ils ont également fait part des méthodes qu’ils emploient pour gérer la colère, la frustration et la tristesse déclenchées par le conflit familial. Ils ont notamment suggéré d’écrire un journal, de se confier à des personnes de confiance et de s’adonner à des activités physiques telles que le vélo. 

  

Points d’entrée 

Les participants ont identifié les facteurs qui influencent le choix des points d’entrée, au rang desquels figurent notamment :

·         La façon dont les utilisateurs perçoivent leurs difficultés (émotionnelles, financières, juridiques ou spirituelles);

·         Le fait de disposer de ressources financières, ce qui peut les conduire à opter pour une aide professionnelle, ou au contraire à s’en dispenser;

·         La gravité du conflit;

·         Le stade de leur relation; et

·         Le fait que leur partenaire ait déjà fait des démarches pour résoudre le conflit. 

Les services d’interprétation, les cliniques d’aide juridique travaillant avec les communautés racialisées et isolées, les groupes francophones luttant contre la violence familiale et les professionnels du droit familial collaboratif exerçant auprès des Centres d’information sur le droit de la famille ont proposé des études de cas.  

L’étude que nous citons dans le présent document est particulièrement poignante. Elle nous a été communiquée par une clinique d’aide juridique fournissant des services à des personnes d’une communauté spécifique, dans une langue spécifique. Cette étude met en évidence l’importance des services sensibles aux enjeux culturels, et la nécessité de pouvoir accéder à des services dans sa propre langue.  

Mme Liu[2] et son conjoint sont mariés depuis de longues années et ont des enfants adultes. Ils ne travaillent pas, mais possèdent une maison et vivent dans des pièces différentes. Ils ont des locataires qui paient directement leur loyer à M. Liu, ce qui signifie que Mme Liu ne dispose pas de ressources financières. M. Liu a indiqué à son épouse qu’en cas de divorce, il ne lui donnerait que 30 000 dollars. Si jamais elle exige ne serait-ce qu’un sou de plus, il promet de la tuer. Mais Madame Liu ne veut pas appeler la police. 

Les avocats avec qui elle a communiqué lui ont dit que même s’ils préparaient un accord pour elle et son mari, celui-ci pouvait néanmoins changer d’avis et l’affaire finir devant le tribunal. Elle n’a pas les moyens de faire appel à un avocat, et de toute façon, elle ne pense pas que son mari soit sensible à des arguments juridiques. Mme Liu a consulté son député provincial, qui l’a aidée à trouver une clinique d’aide juridique fournissant des services à la communauté chinoise, qui lui a donné des renseignements sur le droit de la famille dans sa langue maternelle.  

Elle ne comprend pas l’anglais, et doit s’appuyer sur des avocats qui parlent chinois. Elle est dans la cinquantaine, et même si elle réside au Canada depuis neuf ans, elle ne parle pas anglais et il lui est très difficile d’apprendre une nouvelle langue. 

Ici, les points d’entrée sont les suivants :

·         Les membres du groupe culturel de la cliente (dans le cas présent, des avocats sinophones); et

·         Le député provincial de Mme Liu, qui l’a aidée à trouver une clinique d’aide juridique appropriée, en mesure de lui fournir de l’information dans sa langue maternelle. 

Les autres points d’entrée cités dans les études de cas incluaient :

·         Des Centres d’information sur le droit de la famille ouverts dans les tribunaux;

·         Des responsables de services d’interprétation; et

·         Les services de police.

 

Modèles de prestation de services 

Bon nombre de participants se sont exprimés en faveur d’un modèle de prestation de services holistique. Une approche holistique consiste par exemple à proposer des services juridiques, de santé et d’immigration au sein d’un même site ou d’un même organisme. Parmi les suggestions des participants, on relève les options suivantes :

·         Un service à guichet unique ou un comptoir de services situé dans un lieu facilement accessible au groupe d’utilisateurs ciblé, et capable d’orienter ces utilisateurs vers des services appropriés, situés à proximité; et

·         Une clinique mobile proposant un modèle de prestation de services similaire dans les régions plus isolées, où le transport constitue un problème.

Le système BRAVE (Brant Response to Violence Everywhere Committee) est un bon exemple de service à guichet unique. Cette initiative du comté de Brant répond à un besoin identifié lors de consultations organisées par des travailleurs dans le domaine de la violence familiale, et vise à éviter que les victimes soient forcées de relater plusieurs fois leur expérience. Le système BRAVE permet à plusieurs travailleurs de se connecter à Internet de façon que la victime puisse s’entretenir simultanément avec eux. 

Les participants ont également mentionné les aspects suivants :

·         Le réseautage et le travail collaboratif, qui permettent de rassembler des professionnels de tous bords, les forcent à instaurer des relations de confiance, à partager leurs connaissances et à orienter leurs clients vers un autre professionnel lorsque les problèmes de ces derniers sortent de leur domaine d’expertise;

·         La diffusion de l’information;

·         Les systèmes de repérage et de triage; et

·         Les dispositifs d’orientation.

 

Systèmes d’honoraires 

Le coût des services juridiques et des autres services professionnels a régulièrement été évoqué lors de chaque consultation. Le montant de ces honoraires peut en effet empêcher les utilisateurs d’accéder à de nombreux points d’entrée dans le système de justice familiale. De nombreuses suggestions concernaient les systèmes d’honoraires, et la possibilité de rendre le système de justice familiale accessible à tous les Ontariens, quelles que soient leurs ressources. Ces suggestions portaient notamment sur les aspects suivants :

·         Les services fournis à titre bénévole;

·         Les services d’Aide juridique Ontario;

·         Les systèmes tarifaires à échelle mobile (on peut notamment citer le centre de médiation du comté de Simcoe, qui est financé par le gouvernement de l’Ontario);

·         Les plans de paiement flexibles;

·         La fourniture de services à des honoraires moins élevés; et

·         Les systèmes d’honoraires indexés sur le marché. 

Certains services proposent déjà des systèmes tarifaires à échelle mobile, comme nous allons le voir ci-dessous.

 

Services d’aide juridique 

Les utilisateurs et les travailleurs ont exprimé leur inquiétude à propos des bureaux d’Aide juridique Ontario, et ce, pour plusieurs raisons :

·         Les bureaux d’AJO font preuve d’un manque de transparence en ce qui concerne les affaires qu’ils acceptent;

·         Ils se montrent peu amicaux vis-à-vis des utilisateurs; et

·         Les listes d’AJO qui répertorient les avocats ne sont pas adéquates (les utilisateurs doivent téléphoner à plusieurs avocats avant d’en trouver un prêt à accepter leur affaire – et sont parfois amenés à renoncer à leur projet).

Par conséquent, les participants ont conclu que si le système des certificats d’aide juridique ne fonctionne pas, il vaudrait peut-être mieux offrir des services de justice familiale par le biais des cliniques d’aide juridique. Ils sont généralement d’accord pour dire qu’AJO devrait consacrer davantage de ressources aux services de justice familiale.  

Les services d’aide juridique sont particulièrement nécessaires dans les régions isolées du Nord de l’Ontario, comme Moosonee. Dans cette région, la plupart des utilisateurs peuvent uniquement obtenir une aide juridique familiale en utilisant les certificats d’Aide juridique Ontario. De surcroît, les avocats qui exercent dans des régions isolées ont généralement besoin de ces certificats pour obtenir des missions rémunérées. Le fait qu’il soit aussi difficile de gagner leur vie n’incite guère ces avocats à poursuivre l’exercice de leur profession dans ces régions, ce qui rend la justice encore moins accessible aux personnes qui y résident. Cet exemple montre clairement qu’en Ontario, il est nécessaire de mettre en place des structures de soutien minimales pour appuyer les services de justice familiale de nombreuses petites régions, à l’intention des utilisateurs les plus démunis.

 

Conclusion 

Les consultations menées par la CDO ont permis d’obtenir de précieux renseignements sur le système de justice familiale, à de nombreux niveaux. Les difficultés et les expériences évoquées lors des consultations seront prises en compte par la CDO et lui permettront d’étayer les recommandations qu’elle formulera lors de la dernière phase de ce projet. Il est essentiel que ces recommandations soient réalisables à court et à long terme, et qu’elles aient un lien avec ce qui se passe dans la pratique.  

Lors de la dernière phase du projet, la CDO procèdera à des études complémentaires et élaborera des recommandations afin de réformer le système de justice familiale. Au début de l’année 2011, la CDO produira un rapport final intérimaire incluant des recommandations, et soumettra ce rapport aux Ontariens afin d’obtenir leurs commentaires. Elle produira ensuite un rapport final assorti de recommandations définitives, qui aura reçu l’approbation du conseil des gouverneurs.

  

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[1] Personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transgenres, queer et intersexuées.

[2] Le nom choisi par la CDO pour ce scénario est fictif.