A. L’âge comme catégorie juridique
Il n’est pas rare que les personnes âgées soient traitées de façon différente sur le plan du droit ou de la politique sociale. L’âge est un critère dans le cadre de programmes sociaux tels que les prestations fédérales de Sécurité de la vieillesse, le Régime ontarien de revenu annuel garanti[14] et le Programme des médicaments de l’Ontario, qui prend en charge la plus grande partie du coût des médicaments inscrits au Formulaire des pharmaciens de l’Ontario.
Phénomène qui porte moins à conséquence, dès qu’ils ont 65 ans, les Ontariens ont accès à tout un éventail de droits, dont l’entrée à prix réduit au Musée agricole de l’Ontario, des tarifs réduits dans les transports en commun et des modalités spéciales d’obtention des permis de pêche[15].
Suite à l’abolition de la retraite obligatoire en Ontario le 12 décembre 2006[16], la plupart des employeurs ont conservé l’âge de 65 ans comme « l’âge normal de la retraite » pour leurs employés, et la sécurité du revenu pendant la vieillesse se fonde sur un ensemble complexe d’exigences et de droits fondés sur l’âge.
Les textes juridiques et les politiques permettent également souvent la restriction des droits ou l’accroissement des obligations en fonction de l’âge. Lorsque l’Ontario a éliminé la retraite obligatoire en décembre 2006, les employeurs se sont vu accorder le pouvoir discrétionnaire de procurer ou non des prestations dans le domaine de la santé, de l’assurance et des soins dentaires à leurs employés de 65 ans ou plus : ils peuvent ainsi choisir de procurer des avantages moins généreux ou de n’en procurer aucun aux personnes qui décident de continuer de travailler après l’âge de 65 ans[17].
Des distinctions plus officieuses, fondées sur l’âge, sont aussi fréquentes dans le secteur privé. Il n’est pas rare, par exemple, que les entreprises offrent des « rabais pour personnes âgées ».
Les textes et les politiques permettent parfois de tenir compte du facteur de l’âge dans le processus décisionnel sans en préciser un en particulier. Par exemple, il est généralement légitime de tenir compte de l’âge dans les calculs actuariels faits à des fins d’assurance. La Loi sur les normes d’emploi et le Règlement 286/01 permettent aux employeurs de faire des distinctions fondées sur l’âge dans le cadre de régimes de retraite, d’assurance vie ou d’assurance invalidité lorsque ces distinctions s’appuient sur une base actuarielle[18]. La Cour suprême du Canada a confirmé la possibilité d’utiliser l’âge comme base actuarielle des taux d’assurance dans l’arrêt Zurich Insurance Co. c. Ontario (Commission des droits de la personne) tout en rappelant que les caractéristiques telles que l’âge, le sexe et l’état matrimonial posent des problèmes sur le plan des droits de la personne et en incitant le secteur des assurances à examiner d’autres éléments que les motifs énumérés pour fixer ses primes[19].
Plus fréquemment, un âge donné, le plus souvent 65 ans, sert à justifier des mesures. Ainsi, la Loi de 1997 sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail traite 65 ans comme un âge charnière en ce qui concerne l’obligation de réemployer, l’indemnisation pour perte du revenu de retraite et les versements pour perte de gains[20]. L’Ontario Legal Clinics Workers’ Compensation Network et le Bureau des conseillers des travailleurs ont tous deux souligné que de nombreux travailleurs âgés doivent continuer à travailler après 65 ans par nécessité économique et que les travailleurs blessés qui ne peuvent ni travailler, ni avoir droit à une indemnisation pour perte de gains finissent par vivre dans la pauvreté.
Ces âges charnières ne sont pas toujours fixés à 65 ans. Par exemple, la Loi sur les tribunaux judiciaires permet aux juges de rester en fonction jusqu’à 75 ans, avec l’approbation annuelle, après 65 ans, du juge en chef de la cour de justice de l’Ontario[21]. Le Programme ontarien de renouvellement des permis des conducteurs âgés oblige les conducteurs de 80 ans et plus à participer à une séance de formation de groupe et à subir un examen de la vue et un examen théorique tous les deux ans[22].
B. Justification des distinctions fondées sur l’âge
Le plus fréquemment, les distinctions juridiques fondées sur l’âge sont liées à un système complexe de programmes de sécurité du revenu destinés aux personnes âgées, lequel système met en jeu des régimes de retraite publics et privés, des programmes de supplément du revenu tel que le Régime ontarien de revenu annuel garanti, des mécanismes de droits supplémentaires tels que le Programme des médicaments de l’Ontario, ainsi que des tentatives plus ou moins réussies d’intégrer ces dispositifs à d’autres programmes de soutien du revenu comme les indemnités d’accident du travail et l’aide sociale.
On invoque parfois la notion d’« équité intergénérationnelle » pour justifier ces distinctions fondées sur l’âge. Par exemple, on expliquait la retraite obligatoire en disant qu’elle était nécessaire pour faciliter l’embauche et l’avancement des jeunes et, ainsi, promouvoir les débouchés dans toutes les générations (bien que le bien-fondé de cette explication ait été critiqué)[23].
L’âge sert aussi souvent à remplacer d’autres caractéristiques telles que le besoin ou la capacité. Les programmes qui offrent des rabais aux personnes âgées, par exemple, se fondent souvent sur l’hypothèse qu’ils ont des revenus moins élevés que d’autres groupes sociaux. Le Programme ontarien de renouvellement des permis des conducteurs âgés s’explique par le fait que, craint-on, l’âge soit lié à une baisse de la capacité de conduire et que donc les conducteurs âgés posent un risque accru sur la route et nécessitent une surveillance plus intense. On peut cependant s’interroger sur l’opportunité de substituer l’âge à d’autres caractéristiques puisque la situation et la capacité des personnes âgées varient évidemment beaucoup d’une personne à l’autre. Dans les cas où l’âge remplace d’autres caractéristiques telles que le besoin, la vulnérabilité ou la capacité, on est donc en droit de se demander s’il s’agit d’un moyen efficace et adéquat ou s’il ne serait pas plus utile de viser directement les personnes présentant les caractéristiques qui sont source d’inquiétude.
Le recours à un âge donné comme seuil ouvrant droit à des avantages ou donnant lieu à des restrictions en matière d’accès a l’avantage de la clarté, de la simplicité et de la certitude. En revanche, il soulève pratiquement inévitablement la question de l’arbitraire. Il est en effet peu probable que la plupart des gens vivent un bouleversement profond le jour d’un anniversaire donné : l’évolution sur le plan des besoins, de la capacité ou de la vulnérabilité est le plus souvent un phénomène graduel plutôt qu’un changement brutal. En outre, comme le souligne l’Association du Barreau de l’Ontario dans son mémoire, l’âge n’est pas une bonne mesure de la vulnérabilité, de la capacité ou du besoin liés à l’âge, et la capacité des personnes âgées varie énormément. Par exemple, l’Ontario Legal Clinics Workers’ Compensation Network et le Bureau des conseillers des travailleurs soulignent que la terminaison, fondée sur l’âge, de droits importants dans le cadre du système ontarien d’indemnisation des accidents du travail fait fi de la diversité qui existe au sein des aînés : nombreux sont ceux qui doivent continuer de travailler après 65 ans par nécessité économique, tandis que les femmes et les immigrants récents âgés sont particulièrement vulnérables parce qu’ils n’ont pas eu la chance d’acquérir des droits à la retraite dans des régimes publics ou privés. Le Programme de renouvellement des permis des conducteurs âgés tente de trouver un équilibre entre ces divers facteurs en combinant des critères décisionnels fondés sur l’âge et des évaluations individualisées : contrairement, par exemple, aux programmes de retraite obligatoire pour lesquels l’âge était un point de non-retour irréversible, le Programme de renouvellement des permis voit dans l’âge un moment à partir duquel l’on doit prouver que l’on a toujours la capacité de faire quelque chose.
Comme le rappelle avec raison la Politique sur la discrimination fondée sur l’âge à l’endroit des personnes âgées de la Commission ontarienne des droits de la personne, l’âge est une notion relative et contextuelle[24]. Soulignons également que la vie est un continuum; même si la société, pour bien des raisons, décrit le vieillissement en étapes distinctes — l’âge adulte commençant à 18 ans, par exemple, et le vieil âge, à 65 ans —, cette façon de voir les choses est essentiellement arbitraire et le fruit d’un construct social[25].
On voit donc la difficulté de définir ce qu’est une « personne âgée » ou le « vieil âge ». Même si l’on tient souvent le sens de ces expressions pour acquis, il n’y a pas de consensus sur ce que l’on peut entendre par « vieux » ou « âgé » compte tenu de la diversité des vécus des personnes en cause et du prolongement de l’espérance de vie. L’utilisation courante de jalons essentiellement arbitraires du vieil âge, tels le retrait de la vie active ou le 65e anniversaire, tout avantageuse qu’elle soit sur le plan de la clarté et de la simplicité, ne correspond pas aux réalités du vieillissement, ni au rôle important des