Comme nous le mentionnerons en détail dans la partie IV, depuis les années 1960, la conception de l’incapacité a connu une évolution constante. Dans cette partie, nous mettrons les choses en contexte afin de comprendre et d’évaluer les discussions en cours au sujet des notions juridiques liées à l’incapacité.

 

A. Contexte

Le terme « incapacité » peut sembler avoir une signification évidente, de « sens commun ». Un rappel historique démontre cependant que l’incapacité a été comprise selon des perspectives différentes en fonction des périodes et des cultures. Ainsi, jusqu’à relativement récemment en Europe, l’incapacité était abordée dans une perspective principalement religieuse. Elle était vue comme un signe divin ou comme si elle découlait de l’exercice de pouvoirs surnaturels. De façon plus particulière, l’incapacité mentale s’expliquait par l’intervention de forces diaboliques.[36] La conception de l’incapacité est donc façonnée par des influences de nature culturelle et économique.[37]

Pendant une bonne partie du 20e siècle, il y avait un fort consensus entre les législateurs, les personnes responsables des politiques, les théoriciens et la population en général sur la nature de l’incapacité – il s’agissait d’une question d’ordre biomédical ayant pris racine dans des tragédies personnelles, que l’on pouvait mieux aborder par le biais de la charité et le cas échéant, par le traitement ou la réadaptation. Ainsi, la définition de l’incapacité n’était pas controversée : c’était une question de « sens commun ».

Depuis la fin des années 1960, ce consensus s’est fragmenté, alors que des activistes et des théoriciens ont introduit de nouvelles orientations relatives à l’incapacité, qui ont remis en question les perceptions habituelles. Le domaine fait maintenant l’objet de discussions complexes et continues : il n’existe plus de conception unique acceptée par tous.

Ce débat se poursuit de façon évidente dans plusieurs forums et à plusieurs niveaux – pas seulement dans les milieux académiques, mais aussi dans les tensions, débats et changements continus de la politique publique et du droit. À titre d’exemple, l’Organisation mondiale de la santé a créé de nouveaux systèmes de classification de l’incapacité en 1980, puis en 2001, et ces systèmes ont fait l’objet de discussions et d’intercessions continues. Statistique Canada a récemment révisé sa définition de l’incapacité utilisée pour recueillir des renseignements à cet égard. Et, non étonnamment, il y a eu de nombreux développements et des fragmentations dans les orientations juridiques visant à comprendre et à définir l’incapacité.

 

B. Quelques facteurs pertinents à la définition juridique de l’incapacité

Lorsqu’on étudie les orientations juridiques relatives à l’incapacité, il est utile de tenir compte du contexte dans lequel ces définitions sont élaborées et interprétées, y compris la portée des lois visées, le rôle des définitions dans les régimes législatifs relatifs aux personnes handicapées et les situations qui ont donné lieu à la jurisprudence cherchant à définir l’incapacité.

 

1. Les définitions législatives de l’incapacité

Assez souvent, les lois et les règlements qui font référence au « handicap » ne le définissent pas : décider qui est ou n’est pas handicapé aux termes de la loi est laissé à l’interprétation du décideur, qui se prononce habituellement au cas par cas. À titre d’exemple, la Loi de 2002 sur la protection du consommateur tient compte de « l’invalidité » d’un consommateur lorsqu’il faut décider si ce dernier n’est raisonnablement pas en mesure de protéger ses intérêts et s’il a fait l’objet d’une assertion abusive, mais elle ne fournit aucun guide d’interprétation quant à la signification d’« invalidité » (disability en anglais).[38] La Loi électorale prévoit des accommodements aux procédures d’élection pour faciliter l’accès aux « électeurs handicapés », mais n’en donne aucune définition.[39]

Lorsque les lois ontariennes définissent l’incapacité, il existe de fortes variantes au niveau de la démarche et aucune constance perceptible au niveau des principes soutenant le choix des orientations législatives pour les définitions, comme nous en discuterons plus tard dans ce document. Compte tenu du manque actuel d’orientation conceptuelle unifiée relative à l’incapacité, cela ne devrait pas étonner.

Bien entendu, puisque les raisons d’être des programmes et des lois traitant de l’incapacité varient grandement, des variantes quant à leur portée sont inévitables. À titre d’exemple, les lois restreignent souvent la portée du terme « handicap » à certains types précis d’incapacité, afin de refléter leurs objectifs. Ainsi, l’objectif du Code du bâtiment ontarien, dans la mesure où il traite de questions d’incapacité, vise l’accessibilité de l’environnement bâti. Sa définition du handicap est donc limitée aux personnes ayant une déficience physique ou sensorielle (même si l’on peut prétendre que les personnes ayant, notamment, des déficiences cognitives ou développementales pourraient également tirer avantage de caractéristiques spéciales relatives à l’accessibilité).[40] De la même façon, des procédures particulières peuvent être intentées pour obtenir le témoignage d’une personne incapable de se présenter à une audition selon la Loi sur les établissements de bienfaisance « en raison de son âge, d’une infirmité ou d’un handicap physique ».[41]

Lorsqu’on se penche sur les orientations juridiques pour définir le « handicap », il est toujours utile de garder à l’esprit que la plupart des lois traitant de l’incapacité font partie de la catégorie des lois qui fournissent des avantages, de l’aide et des accommodements aux personnes handicapées. Le maintien de l’étendue et de l’intégrité du programme est au cœur des préoccupations. Les définitions de l’incapacité dans ces lois servent habituellement à décider de l’admissibilité aux programmes et aux services, et le fait de s’assurer qu’elles prévoient un mécanisme clair et facile à gérer pour décider de l’admissibilité aux services et pour leur prestation est donc perçu comme un besoin. Cela influence à la fois la définition de la loi et la jurisprudence qui s’y rapporte. Par exemple, les jugements qui traitent de la définition d’« incapacité » en vertu de la Loi de 1997 sur le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées découlent habituellement de situations où le ministère des Services sociaux et communautaires, et le Tribunal de l’aide sociale par la suite, ont refusé de l’aide sociale à des demandeurs au motif que la déficience alléguée n’est pas assez importante, qu’elle n’a pas d’impact suffisant sur les fonctions de la vie quotidienne ou qu’elle n’a pas été adéquatement vérifiée. Les personnes recherchent l’étiquette du « handicap » afin d’avoir accès à des avantages et à du soutien, alors que les institutions la retiennent de façon à conserver les normes de leurs programmes.[42] Une dynamique semblable joue souvent dans la jurisprudence en droits de la personne, lorsque l’étiquette du « handicap » est essentielle pour avoir la chance d’obtenir réparation en cas de perte d’emploi ou d’accès à des services importants.

 

2. Jurisprudence et interprétation

Nul ne sera étonné du fait qu’il existe une jurisprudence abondante cherchant à interpréter les termes « incapacité », « handicap », « déficience », « invalidité » ou autres termes connexes. Cependant, la jurisprudence, comme les dispositions législatives, fait état d’une vision inégale de ces termes. Une étude de la jurisprudence et des analyses juridiques s’y rapportant révèlent à la fois l’existence de querelles continuelles et d’une évolution des pensées. Comme nous en discuterons plus tard dans ce document, des conditions telles que l’obésité, la dépendance, l’infertilité ou des problèmes de santé temporaires sont parfois considérées comme des déficiences, mais pas toujours, ce qui démontre les tensions continuelles entre les diverses philosophies de l’incapacité.

Une grande partie de la jurisprudence se rapporte aux lois relatives aux droits de la personne. Il est alors important de se rappeler que les tribunaux interprètent les dispositions de ces lois de façon large, libérale et téléologique compte tenu de leurs objectifs et de leur statut quasi constitutionnels, ce qui n’est généralement pas la démarche appliquée pour les dispositions d’admissibilité contenues à d’autres lois. À titre d’exemple, la Cour suprême du Canada a interprété de façon très large la définition de handicap selon le Code québécois des droits de la personne,[43] alors que, dans une décision subséquente, la Cour d’appel fédérale a préféré interpréter plus strictement la définition d’invalidité employée pour déterminer l’admissibilité à certains avantages selon le Régime de pensions du Canada.[44] Une étude de la jurisprudence sur les droits de la personne pourrait ne pas suffire à expliquer pleinement les démarches privilégiées par les tribunaux dans l’interprétation de la notion d’incapacité.

Les faits servant d’assise à la jurisprudence ne représentent pas nécessairement l’éventail complet des circonstances selon lesquelles la loi a une influence sur les personnes handicapées ou qui ont des déficiences. À titre d’exemple, les jugements relatifs à la « compétence mentale » ou à la « capacité juridique » sont rendus dans des cas complexes, et, souvent, lorsque les membres d’une même famille sont en conflit et cherchent à obtenir des déclarations que réfute la personne prétendument incapable ou incompétente. Les causes en droit de la personne surviennent le plus souvent dans un contexte d’emploi, et plus rarement dans celui d’une location résidentielle, ce qui ne reflète pas nécessairement l’incidence relative de la discrimination dans ces deux sphères sociales, mais plutôt le fait que la discrimination au travail est plus susceptible d’une réparation efficace (par le biais de dommages-intérêts ou d’une réintégration) que ne l’est la perte de chance de louer un appartement.

Comme l’analyse contenue aux présentes au sujet de l’évolution de l’interprétation de la notion d’« incapacité » dans les lois sur les droits de la personne le démontrera, une même expression législative peut avoir été interprétée de façons très différentes, et donc avoir entraîné des résultats divergents et un impact majeur sur les droits et les chances des personnes handicapées. Dans de tels cas, l’évolution de la conception de l’incapacité aura joué de façon importante dans l’interprétation du terme « handicap » dans les lois sur les droits de la personne, et donc influé sur l’habileté des personnes atteintes d’une gamme de problèmes de santé et de déficiences de demander réparation en vertu de ces lois.

Également, puisqu’un grand nombre de définitions statutaires de l’incapacité servent à gérer l’accès à des programmes gouvernementaux, des exigences administratives extérieures à la loi peuvent avoir un effet pratique sur la façon dont les définitions sont appliquées aux demandeurs d’aide. Par exemple, lors de ses consultations publiques sur le système ontarien d’éducation spécialisée en 2002, la Commission ontarienne des droits de la personne a entendu que, compte tenu de la façon dont le financement relatif aux étudiants handicapés était structuré et attribué, les conseils scolaires surétiquetaient et surreprésentaient parfois les besoins des étudiants handicapés de façon inappropriée pour hausser leurs niveaux de financement.[45]

 

C. Stratégies pour une définition juridique de l’incapacité

Malgré de vigoureux débats et une évolution considérable de la conception de l’incapacité des théoriciens, des défenseurs des droits et des décideurs, jusqu’à tout récemment, les définitions législatives de l’incapacité ont attiré relativement peu d’attention. Cependant, le gouvernement fédéral a récemment reconnu le manque de vision cohérente dans la définition législative de l’incapacité comme source potentielle d’inquiétude.

Lorsque les ministres provinciaux, territoriaux et fédéral responsables du développement social ont publié À l’unisson : une approche canadienne concernant les personnes handicapées en 1998,[46] document qui décrivait leur vision et leurs stratégies à long terme pour promouvoir l’inclusion intégrale des personnes handicapées à la société canadienne, ils n’ont pas étudié les définitions législatives de l’incapacité, ni retenu de définition particulière, même s’ils ont reconnu l’importance de la définition internationale la plus pertinente, celle de la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé de l’Organisation mondiale de la santé. Le rapport mentionne toutefois que la plupart des Canadiens auront à faire face à une forme ou à une autre d’incapacité ou de limitation fonctionnelle dans le cadre normal de leur vieillissement et que les personnes handicapées canadiennes sont un groupe diversifié.

Cependant, lorsque le gouvernement canadien a publié son premier rapport d’ensemble sur l’incapacité au Canada en 2002, intitulé Vers l’intégration des personnes handicapées[47], il a reconnu les difficultés inhérentes à la définition de l’incapacité, et ce, plus particulièrement dans un contexte législatif où une telle définition sert également de critère d’admissibilité à des programmes gouvernementaux importants, comme le Régime de pensions du Canada, la Loi sur l’équité en matière d’emploi et la Pension d’invalidité des anciens combattants. Le rapport a étudié plusieurs stratégies relatives à l’incapacité et a conclu qu’aucune définition ne pouvait tenir compte de tous ses aspects.

Pour donner suite à Vers l’intégration des personnes handicapées, le gouvernement fédéral a effectué une étude des définitions utilisées dans la législation et dans les programmes fédéraux et il a préparé un document de synthèse, Définir l’incapacité : une question complexe, publié en 2003.[48] Ce document faisait une révision des définitions de l’incapacité dans les principaux programmes et lois et il en fournissait un cadre d’étude.

Ce rapport concluait qu’alors qu’aucune définition unique de l’incapacité n’existait au fédéral, les choses pouvaient ne pas être aussi problématiques qu’il y paraissait à première vue :

L’incapacité est un concept multidimensionnel qui renvoie à des caractéristiques objectives et subjectives. Une seule définition « fonctionnelle » pour tous les programmes fédéraux n’est ni possible ni souhaitable. Les enjeux auxquels il faut s’attaquer dépassent de loin le concept des définitions.[49]

Le rapport concluait également qu’une définition de l’incapacité pouvait servir de critère d’admissibilité à un programme, mais qu’un critère d’admissibilité ne devait pas être confondu à une définition. Des différences entre critères d’admissibilité peuvent signifier que l’on a tenté de tenir compte de situations et de besoins différents chez les personnes handicapées. Des programmes différents ont des objectifs et des buts différents, certains liés à l’incapacité, d’autres pas. Ainsi, le rapport ne prit pas parti pour l’élaboration d’une stratégie fédérale harmonisée pour la définition de l’incapacité.

 

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