A. Introduction

Comme nous l’avons indiqué précédemment, au cours des quarante dernières années, les mentalités ont rapidement évolué au sujet de la nature et de la signification de « l’incapacité ». Il existe aujourd’hui de nombreux points de vue concurrents et la notion d’« incapacité » fait l’objet de discussions et de débat importants et complexes.

Notre but n’est pas d’examiner dans le détail tous ces points de vue, ni de faire entièrement état du débat en cours : compte tenu de la complexité et de la multiplicité des questions impliquées, la tâche exigerait un trop long document. Nous mettrons plutôt l’accent sur certaines facettes de ces concepts et discussions dans cette partie du document, pourvu qu’ils soient pertinents pour l’élaboration et la compréhension d’une définition juridique de l’incapacité et pour l’orientation que nous avons choisie pour ce projet.

Les théoriciens ont catégorisé les concepts de l’incapacité de différentes façons. Habituellement, l’axe de différenciation choisi a tourné autour du rôle des « déficiences » dans l’expérience de l’incapacité. Plusieurs d’entre eux ont donc catégorisé les façons de concevoir l’incapacité dans deux grands groupes : le premier, axé sur la déficience et le second, sur l’interprétation sociale de l’incapacité. Il s’agit de la distinction fondamentale. Si l’on se fie cependant à une analyse des concepts qui apparaissent dans les définitions statutaires de l’incapacité et dans la jurisprudence connexe, il peut être utile de subdiviser ces deux catégories. La CDO a donc catégorisé les définitions juridiques de l’incapacité en Ontario selon quatre orientations conceptuelles :

  • Le modèle biomédical : Un modèle purement fondé sur les déficiences;
  • Le modèle des limitations fonctionnelles : Une variante du modèle fondé sur les déficiences, qui tient compte à certains égards de la façon dont l’environnement agit sur l’expérience de l’incapacité;
  • Le modèle des droits de la personne : Une variante du modèle social, qui reconnaît l’impact de la déficience sur l’expérience de l’incapacité et qui situe son analyse dans la reconnaissance des personnes handicapées comme groupe opprimé : ce modèle se retrouve principalement dans les lois sur les droits de la personne;
  • Le modèle social : Un modèle purement social.

    Quelques pas ont été récemment franchis pour l’élaboration d’un modèle mixte, même s’il n’a pas encore été employé dans un cadre juridique.

    Les quatre catégories précisées aux présentes s’apparentent à la classification retenue par le gouvernement fédéral dans son analyse des définitions de l’incapacité, ce qui permet donc d’effectuer des comparaisons.[50] Il faut noter cependant que les lois combinent parfois des méthodes multiples dans une seule définition.

    Chacune de ces conceptions de l’incapacité sera décrite ci-après, avec des exemples de leur application selon la loi et la politique gouvernementale.

     

    B. Le modèle biomédical
    1. Modèle axé sur la déficience et sur l’incapacité

    Les débats relatifs à la nature de l’incapacité ont en grande partie tourné autour du rôle des déficiences physiques, mentales, sensorielles, cognitives ou intellectuelles dans l’invalidation des personnes, par rapport au rôle des attitudes et des structures de la société.

    La conception populaire de la nature de l’incapacité, tout comme de nombreux cadres politiques ou juridiques, considère la notion d’incapacité comme le résultat d’une déficience physique, sensorielle, psychiatrique, cognitive ou intellectuelle.[51] Selon cette conception, l’incapacité est intrinsèque à celui ou à celle qui doit y faire face.[52] Alors, les déficiences sont des dysfonctionnements ayant pour effet d’exclure les personnes handicapées de rôles et de responsabilités sociaux importants, ce qui les rend dépendantes des membres de leur famille et de la société. Vue ainsi, l’incapacité est une tragédie personnelle et un fardeau pour la famille et pour la société.

    La conception biomédicale de l’incapacité représentait l’attitude politique dominante pour comprendre l’incapacité jusqu’aux dernières décennies du 20e siècle et elle conserve toujours un ascendant dans la conception populaire de l’incapacité.

    Selon ce modèle, la politique la plus appropriée en matière d’incapacité est de nature médicale et vise la réadaptation. Son but est de surmonter ou, du moins, de diminuer les conséquences négatives d’un handicap personnel. Chaque personne handicapée pourrait donc faire l’objet d’une attention experte intense et parfois coercitive centrée sur l’identification exacte et la « correction » de la déficience qui cause l’incapacité.

    Le fait de se focaliser sur la « correction » des personnes handicapées peut laisser présumer qu’elles sont défectueuses et anormales, et donc, d’une certaine façon, inférieures à celles qui ne sont pas handicapées, et méritant moins de considération qu’elles.

     

    2. Définitions statutaires utilisant le modèle biomédical

    Selon le modèle biomédical, ce sont les médecins et les professionnels de la santé et de la réhabilitation qui détiennent l’expertise relative à la nature, à la cause et au suivi de l’incapacité. Cette méthode s’en remet donc à eux pour décider qui est handicapé et quelles stratégies de réadaptation ou autres il faut adopter pour traiter l’incapacité.

    Bien que les lois actuelles fassent rarement appel à des listes de conditions biomédicales pour définir l’incapacité, il arrive encore fréquemment qu’elles confient aux professionnels de la santé la tâche de déterminer s’il y a incapacité sans en fournir de définition, méthode qui incorpore implicitement un modèle biomédical de l’incapacité, en laissant à la discrétion des praticiens le soin de décider de l’admissibilité à des programmes et à des services importants.

    Ainsi, la Loi sur les foyers pour personnes âgées et les maisons de repos prévoit des règles de preuve particulières pour les personnes qui ne sont pas en mesure de se présenter à une audience compte tenu de leur âge, d’une infirmité ou d’un handicap physique. Elle ne prévoit aucune définition de « handicap physique », mais exige un rapport médical signé par un médecin à ce sujet.[53]

    D’autres lois exigent qu’un praticien certifie que la personne dont il est question a la limitation ou la déficience alléguée. Afin de préciser l’admissibilité à un programme spécialisé en garderie, la Loi sur les garderies comprend une définition fonctionnelle d’« enfant handicapé », tout en exigeant un certificat médical à cet égard :

    « Enfant handicapé » Enfant atteint d’un affaiblissement physique ou mental qui se prolongera vraisemblablement pendant longtemps et, par conséquent, limité dans les activités de la vie courante, comme le confirment des constatations objectives d’ordre psychologique ou médical. La présente définition inclut un enfant ayant une déficience intellectuelle.[54]

    L’attestation peut être fournie par un membre de l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario, un membre de l’Ordre des psychologies de l’Ontario, un membre de l’Ordre des optométristes de l’Ontario ou un membre de l’Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario qui détiennent un certificat d’enregistrement étendu.

    Les programmes de transport adapté exigent bien souvent une attestation médicale de mobilité réduite. Ainsi, le service Kingston Access Bus, par exemple, fournit des services de transport adapté à des « [traduction] personnes handicapées physiques quel que soit leur âge qui, compte tenu de leur mobilité réduite, sont incapables d’utiliser les services de transport en commun conventionnels ». Les demandeurs de services doivent demander à leur médecin de remplir et d’attester le formulaire de demande, et de détailler le type de déficience en cause et sa sévérité. [55]

    D’autres lois n’exigent pas explicitement de vérification médicale de l’incapacité, mais, en pratique, les décisions relatives à l’admissibilité se fondent beaucoup sur les renseignements fournis par les praticiens. À titre d’exemple, le règlement 181/98 relevant de la Loi sur l’éducation précise le processus d’identification et de placement des élèves en difficulté. Le règlement 181 n’exige pas que les parents fournissent d’attestation professionnelle de la condition de leur enfant, mais il précise simplement que le Comité d’identification, de placement et de réexamen en éducation de l’enfance en difficulté doit tenir compte de toute évaluation éducative, médicale ou psychologique qui lui est soumise, en plus des renseignements fournis par les parents.[56] En pratique, le processus d’accommodement en vertu de la Loi sur l’éducation peut pencher fortement en faveur des professionnels.[57]

    Il existe de nombreux textes sur le pouvoir que ce modèle confère aux professionnels de la santé par rapport aux vies des personnes handicapées. Les diagnostics médicaux deviennent les facteurs-clés par lesquels accéder aux droits, au soutien et aux avantages liés à l’incapacité. On s’attend à ce que les personnes handicapées s’en remettent aux professionnels de la santé, et ils pourraient être étiquetés comme non coopératifs ou déraisonnables s’ils ne le font pas. Lorsque les professionnels de la santé deviennent des contrôleurs d’accès aux ressources limitées, les personnes handicapées qui ne sont pas des « patients modèles » risquent d’être écartées ou ne pas être crues. Cette obligation de recourir aux professionnels de la santé a été critiquée parce qu’elle place les personnes handicapées dans une position de dépendance et qu’elle donne trop de pouvoir aux médecins pour étiqueter, évaluer et définir les personnes handicapées.[58]

     

    3. Apprendre des exemples
    i. L’hypersensibilité environnementale

    Certaines des limites d’une stratégie juridique de l’incapacité fondée sur un modèle biomédical ressortent d’une étude du traitement juridique des personnes manifestant une hypersensibilité environnementale.

    Le consensus médical au sujet des critères de diagnostic et des causes de la condition connue sous le nom d’« hypersensibilité environnementale » est encore en évolution. Le portrait clinique est complexe : il n’en existe pas de description unique et simple découlant d’une cause universelle.[59] L’absence d’une description et d’un lien de causalité biomédical universellement reconnus à cet égard a entraîné des difficultés pour les personnes qui en souffrent et qui souhaitent que leurs expériences soient reconnues à titre d’incapacité afin d’obtenir les accommodements appropriés. L’hypersensibilité environnementale peut être rejetée comme une fabrication ou une fabulation.

    Juridiquement, l’absence de fondement biomédical convenu pour l’hypersensibilité environnementale n’est pas nécessairement un obstacle infranchissable selon les lois sur les droits de la personne, qui s’intéressent moins aux raisons des limitations qu’aux besoins prouvés d’accommodement.[60] Cependant, de façon pratique, cela peut créer des difficultés importantes dans les régimes juridiques qui exigent de la preuve vérifiable scientifiquement quant au diagnostic et à ses causes.[61] Lorsque l’accès à des droits ou à des avantages dépend de la possibilité de fournir une confirmation par un expert médical de la déficience (par exemple, pour avoir droit à des prestations d’invalidité), le manque de connaissances et de reconnaissance médicales étendues quant à l’hypersensibilité environnementale peut créer un obstacle important pour les personnes touchées.[62]

     

    ii. Renseignements génétiques

    Les avancées scientifiques rapides dans le domaine de la génétique et du dépistage génétique ont soulevé des questions juridiques complexes que nous ne faisons que commencer à approfondir. Les renseignements génétiques peuvent fournir de précieux renseignements, mais, contrairement à la croyance populaire, il arrive rarement que les tests génétiques fournissent un pronostic clair de l’état de santé futur. Le dépistage génétique peut démontrer une augmentation des probabilités de développer un trouble particulier. Certains problèmes de santé peuvent être guéris, ou prévenus par un régime ou des changements dans l’environnement. Ainsi, les renseignements génétiques ne font pas état des déficiences actuelles et ils ne peuvent pas prévoir avec certitude les déficiences à venir. Dans la plupart des cas, les renseignements génétiques servent seulement à faire état d’un risque plus élevé de déficience future.

    Bien que les renseignements génétiques ne soient pas nécessairement associés à une déficience, leur utilisation lors d’une prise de décision peut entraîner un désavantage. On a soulevé des préoccupations au sujet d’une discrimination génétique potentielle, plus particulièrement en matière d’assurance et d’emploi.[63] Quelques États américains ont édicté des mesures législatives pour prévenir la discrimination fondée sur la susceptibilité génétique.[64] Au Canada, on s’est demandé si le régime actuel des droits de la personne pouvait adéquatement protéger à l’encontre de la discrimination fondée sur des renseignements génétiques.

    La voie de protection la plus probable serait une réclamation pour discrimination fondée sur le handicap. Il n’est cependant pas clair que les renseignements génétiques seraient visés par la définition du terme « handicap » contenue au Code des droits de la personne, ou s’il serait même désirable qu’ils le soient.[65] Les personnes dont les renseignements génétiques font état d’une susceptibilité à un problème de santé donné ne ressentent ni limitations, ni déficiences physiques et pourraient ne jamais en ressentir. Ce serait seulement une fois leurs renseignements génétiques partagés avec des décideurs que ces personnes risqueraient d’être désavantagées en fonction de leurs renseignements génétiques. La jurisprudence en droits de la personne a cependant privilégié une interprétation de l’incapacité qui est moins centrée sur la déficience que sur les effets de l’exclusion. Une perception de handicap est également protégée selon les lois sur les droits de la personne. Dans cette optique, les renseignements génétiques seraient visés par la définition du terme « handicap » contenue au Code des droits de la personne de l’Ontario.[66]

    Il a été suggéré que l’inclusion des renseignements génétiques parmi les handicaps selon les lois sur les droits de la personne pourrait laisser entendre qu’ils ont plus d’importance et plus de valeur de pronostic que c’est le cas dans les faits. Selon ce point de vue, la réponse la plus appropriée à apporter dans une loi serait axée sur la vie privée et sur la cueillette et l’utilisation de renseignements personnels, plutôt que sur l’incapacité.[67]

     

    C. Le modèle des limitations fonctionnelles
    1. Variante du modèle axé sur la déficience

    Le modèle des limitations fonctionnelles est généralement considéré comme une variante du modèle biomédical. Cependant, comme il a beaucoup influencé la façon d’élaborer les lois et la politique gouvernementale et qu’il a eu un impact significatif dans l’élaboration des politiques, il est utile de l’étudier séparément.

    Selon cette vision, l’incapacité est reconnue, non pas tant par le problème de santé qu’elle sous-tend, mais par les limitations fonctionnelles que ces déficiences entraînent. Ainsi, une personne peut être atteinte d’un problème de santé tel que le diabète. Tant que ce problème n’a pas d’impact sur ses activités, elle n’aura pas de « handicap ». Cependant, si le diabète entraîne une baisse de vision, qui restreindra l’habileté à emprunter un moyen de transport ou à exercer des activités au travail, ces limitations fonctionnelles entraîneront une incapacité. Les limitations fonctionnelles sont donc associées à l’habileté de la personne à assumer ses principaux rôles sociaux, comme son emploi ou le soin aux membres de sa famille, de façon appropriée.

    Ainsi, le modèle des limitations fonctionnelles, bien qu’il réaffirme le rôle de la déficience comme cause de l’incapacité, reconnaît que cette dernière puisse être influencée par des facteurs sociaux, comme les rôles que l’on assume, la façon dont on réagit à une déficience et comment la conception de notre environnement amplifie ou minimise les effets de la déficience.

    Le modèle des limitations fonctionnelles a eu, et continue à avoir, beaucoup d’influence à la fois en droit et en politique gouvernementale.

     

    2. Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé de l’OMS

    L’Organisation mondiale de la santé (OMS), compte tenu de ses responsabilités dans le contrôle de la santé, dans l’élaboration d’options stratégiques et dans la création de normes et de règles, a assumé un rôle important dans le façonnement des modèles de l’incapacité. L’OMS a produit deux importants systèmes de classification concernant les handicaps et l’incapacité, la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé de 1980 et la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé de 2001.[68]

    La Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé de l’OMS datant de 1980 (CIH) a été le premier système de classification d’importance à être spécifiquement axé sur l’incapacité et a beaucoup influencé l’élaboration des orientations stratégiques à ce sujet à travers le monde, y compris au Canada. La CIH utilise une définition en trois volets du handicap, qui comprend :

    1. La déficience : toute perte ou anomalie de structure ou de fonction psychologique, physiologique ou anatomique.

    2. L’incapacité : une restriction ou une perte (découlant d’une déficience) d’une habileté à exercer une activité d’une façon ou dans une échelle considérée comme normale pour un être humain.

    3. Le désavantage : un désavantage pour une personne nommée, découlant d’une déficience ou d’une incapacité, qui la restreint ou l’empêche de remplir un rôle qui est normal pour elle (en fonction de son âge, de son sexe et de facteurs sociaux et culturels).

    La CIH a essentiellement adopté une perspective de limitations fonctionnelles à titre de méthode de base pour l’incapacité. L’incapacité serait alors due à une déficience et se manifesterait par une inhabileté à effectuer une activité ou plus dans une échelle « normale ». L’utilisation du terme « désavantage » dans la CIH permet cependant de tenir compte du rôle des facteurs sociaux pour déterminer les conséquences du handicap.

    La CIH a été largement critiquée, notamment par les activistes du domaine de l’incapacité, parce qu’elle s’appuyait trop sur des définitions médicales et sur des hypothèses teintées de discrimination envers les personnes handicapées en ayant recours à une norme de « normalité ». De plus, présumer que l’incapacité était toujours causée par une sorte de déficience entrainait une centralisation de l’attention vers des réponses médicales ou rééducatives pour l’incapacité, ce qui négligeait l’importance de la politique législative et des changements environnementaux pour supprimer les obstacles handicapants. Le modèle de la CIH paraissait placer les personnes handicapées dans le rôle de victimes et de personnes à charge, qui devaient se fier aux tiers pour obtenir des soins ou de la « charité ».[69]

    L’OMS a élaboré depuis un nouveau cadre pour répondre aux questions relatives à l’incapacité, la Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé, qui adopte un modèle mixte de l’incapacité. Ce cadre sera discuté plus tard dans ce document.

     

    3. Définitions statutaires fondées sur le modèle des limitations fonctionnelles

    La perspective des limitations fonctionnelles est la méthode statutaire la plus employée pour définir l’incapacité. Les définitions fonctionnelles de l’incapacité plaisent aux juristes en ce qu’elles fournissent des critères législatifs clairs et faciles à appliquer pour l’admissibilité aux programmes et pour la répartition des avantages. Ceci étant, elles conservent l’emphase sur le fait qu’un handicap découle d’une déficience personnelle plutôt que d’obstacles présents dans la société et elles renforcent donc l’idée que les personnes handicapées nécessitent des réparations personnelles plutôt qu’une inclusion par l’élimination des obstacles de nature physique, d’attitude ou de nature politique.

    Les exigences fonctionnelles propres aux lois relatives à l’incapacité varient en fonction de l’étendue et de la raison d’être du programme législatif en cause. Voici quelques exemples de la façon dont les lois ontariennes ont intégré une méthode fonctionnelle.

    Le Code de la route combine les méthodes biomédicales et fonctionnelles. Il définit « personne handicapée » pour décider du droit à un permis de stationnement pour personne handicapée en fournissant une longue liste de limitations fonctionnelles et de conditions biomédicales, y compris l’incapacité de marcher sans l’aide d’un tiers ou sans un appareil fonctionnel, le fait de nécessiter de l’oxygène portable, l’acuité visuelle inférieure à une certaine norme ou une maladie cardiovasculaire d’un degré précis.[70]

    La nouvelle Loi de 2008 sur les services aux personnes ayant une déficience intellectuelle représente un bon exemple d’une méthode fonctionnelle classique pour définir l’incapacité. Cette loi remplace l’ancienne Loi sur les services aux personnes ayant une déficience intellectuelle et elle fournit un cadre sur la façon de demander et de recevoir des services et du soutien financés par le gouvernement pour les personnes atteintes de déficience intellectuelle.[71] Elle définit « déficience intellectuelle » comme suit :

    3. (1) Pour l’application de la présente loi, une personne a une déficience intellectuelle si elle présente des limitations substantielles prescrites dans son fonctionnement cognitif et son fonctionnement adaptatif et que ces limitations satisfont aux critères suivants :

    a) elles se sont manifestées avant que la personne n’atteigne l’âge de 18 ans;

    b) elles seront vraisemblablement permanentes;

    c) elles touchent des activités importantes de la vie quotidienne, comme les soins personnels, le langage, la faculté d’apprentissage, la capacité à vivre en adulte autonome ou toute autre activité prescrite.

    (2) Les définitions qui suivent s’appliquent au paragraphe (1).

    «Fonctionnement adaptatif » Capacité d’une personne à devenir autonome, déterminée par son aptitude à acquérir des habiletés conceptuelles, sociales et pratiques et à les appliquer dans sa vie de tous les jours. («adaptive functioning»)

    «Fonctionnement cognitif » Capacité intellectuelle d’une personne, notamment sa capacité à raisonner, à organiser, à planifier, à former des jugements et à déterminer des conséquences.

    La Loi sur l’éducation utilise une méthode plutôt circulaire dans sa définition des « élèves en difficulté » qui ont droit à des services d’éducation spécialisée. Un « élève en difficulté » se définit comme suit :

    Élève atteint d’anomalies de comportement ou de communication, d’anomalies d’ordre intellectuel ou physique ou encore d’anomalies multiples qui appellent un placement approprié, de la part du comité… dans un programme d’enseignement à l’enfance en difficulté offert par le conseil [72]

    Ainsi, les élèves qui ont droit à un placement sont ceux dont le niveau de fonctionnement fait état d’un besoin de placement. La limitation fonctionnelle est un besoin pour le service fourni, lorsqu’elle est liée à certains types d’« anomalies ». Le Ministère de l’Éducation a élaboré des lignes directrices qui précisent les types de déficiences compris selon la définition.[73]

    Les lois exigent souvent que l’incapacité soit « sévère » ou « substantielle ». Selon le POSPH, la famille d’un enfant avec un « handicap sévère » a droit à de l’aide supplémentaire.[74] En vertu de la Loi sur les garderies, afin d’avoir droit à des frais de garderie réduits, une personne handicapée doit démontrer, en sus de toute autre exigence, qu’il ou elle souffre d’une déficience mentale ou physique « substantielle ».[75]

    Les définitions statutaires de l’incapacité peuvent combiner un certain nombre de méthodes. La définition adoptée selon la Loi de 1997 sur le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées[76] pour déterminer l’admissibilité aux avantages du programme est un exemple d’application d’une méthode hybride de définition de l’incapacité. Elle est particulièrement importante parce qu’un certain nombre d’autres lois prévoient que les personnes qui ont droit au POSPH respectent de ce fait les critères des autres programmes.[77] La définition indique que :

    4(1) Est une personne handicapée pour l’application de la présente partie la personne qui satisfait aux conditions suivantes :

    a) elle a une déficience physique ou mentale importante qui est continue ou récurrente et dont la durée prévue est d’au moins un an;

    b) l’effet direct et cumulatif de la déficience sur la capacité de la personne de prendre soin d’elle-même, de fonctionner dans la collectivité et de fonctionner dans un lieu de travail se traduit par une limitation importante d’une ou de plusieurs de ces activités de la vie quotidienne;

    c) cette déficience et sa durée probable ainsi que les limites des activités de la vie quotidienne ont été confirmées par une personne qui a les qualités prescrites.

    Cette définition combine trois éléments : premièrement, des limitations visant à restreindre la définition à des personnes ayant des déficiences « importantes », tel qu’il ressort de leurs « importantes » nature et durée; deuxièmement, une exigence de limitations fonctionnelles; et, troisièmement, une exigence d’attestation médicale liant la définition à un modèle biomédical.

     

    4. Apprendre des exemples
    i. Les problèmes de santé temporaires

    Les problèmes de santé temporaires, qu’ils soient graves (comme le serait le cancer) ou relativement mineurs (comme un membre fracturé) ont parfois été considérés comme des handicaps, mais parfois non. De façon générale, le modèle des limitations fonctionnelles exclut les personnes souffrant de problèmes temporaires, parce que ces conditions ne créent pas de limitations continues dans les importantes activités de la vie quotidienne.

    Ainsi, de nombreuses lois excluent les personnes souffrant d’incapacités temporaires ou de nature épisodique en exigeant que l’incapacité soit « continue » ou « prolongée », ou qu’elle dure depuis un temps précis. La définition de « personne handicapée » en vertu de la Loi de 1997 sur le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées exige entre autres qu’elle ait « une déficience physique ou mentale importante qui est continue ou récurrente et dont la durée prévue est d’au moins un an ».[78] Les dispositions de la Loi sur la taxe de vente au détail relatives aux réductions de taxes pour personnes handicapées ou leurs aidants naturels qui achètent des véhicules accessibles exigent que l’incapacité soit permanente.[79] La Loi sur les garderies définit « enfant handicapé » en partie comme un enfant atteint d’un « affaiblissement » mental ou physique « qui se prolongera vraisemblablement pendant longtemps ».[80]

    Au cours des années 1980 et 1990, les régimes des droits de la personne excluaient de nombreux problèmes de santé de la définition de l’incapacité parce qu’ils n’étaient pas permanents, même s’ils entraînaient une perte ou un désavantage important pour la personne qui devait y faire face. À titre d’exemple, une décision datant de 1986 rendue par le British Columbia Human Rights Tribunal a rejeté la plainte d’une femme congédiée de son emploi après qu’une chute ait entraîné une sciatique temporaire nécessitant plusieurs jours d’absence du travail. Le tribunal a conclu que l’employée avait subi un préjudice temporaire et que cela ne constituait pas un handicap physique.[81] Une Commission d’enquête de l’Ontario en est venue à une conclusion semblable dans Ouimette c. Lily Cups, une cause impliquant l’adoption de facto du test des limitations fonctionnelles en matière d’incapacité selon la loi ontarienne sur les droits de la personne.[82] La Cour d’appel de Terre-Neuve a endossé cette façon de voir dans Woolworth c. Human Rights Commission of Newfoundland, en affirmant que « [traduction] si l’incapacité est de courte durée, elle peut être de nature tellement temporaire qu’elle ne soit pas visée par le Code puisqu’il n’y aurait alors pas d’incapacité selon le Code ».[83]

    La jurisprudence subséquente en droits de la personne a rejeté cette orientation pour une conception plus large de l’incapacité, moins centrée sur la durée d’un problème donné que sur son impact dans la vie de la personne touchée. Ainsi, dans Clark c. Country Garden Florists, le Newfoundland Board of Inquiry a étendu la protection du Code à une personne congédiée du fait de son absence à cause d’un pied cassé.[84] Dans une autre cause, une Commission d’enquête de l’Ontario a retenu la plainte d’une femme congédiée parce qu’elle s’était absentée du travail pour une chirurgie de réduction mammaire prescrite par un médecin.[85]

    Une tension semblable entre différents concepts d’incapacité ressort des décisions rendues en vertu de la Loi de 1997 sur le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées. À titre d’exemple, dans Lloyd c. Ontario (Directeur du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées), le Tribunal de l’aide sociale a rejeté la demande d’une femme qui ressentait des douleurs chroniques, mais intermittentes liées à l’arthrite, parce que les problèmes temporaires de santé, en raison de leur nature, n’étaient pas « importants » au sens de la Loi. La Cour divisionnaire de l’Ontario a rejeté cette proposition, déclarant plutôt qu’une déficience peut être « importante » même si parfois la personne n’est pas du tout invalide.[86]

     

    ii. La capacité juridique et la compétence

    Le modèle des limitations fonctionnelles a continué à dominer les orientations juridiques ontariennes relatives à la capacité et à la compétence. La capacité juridique – ou son absence – détermine l’aptitude des personnes à prendre des décisions fondamentales pour leur propre compte – y compris des décisions au sujet du mariage, de la gestion et de la disposition de biens, de soins de santé et de soins personnels. L’absence de capacité juridique a également des impacts sur l’aptitude d’une personne à accéder au système judiciaire comme, par exemple, pour témoigner ou pour intenter des procédures à son propre compte.

    Parce que la perte de la capacité juridique a des conséquences aussi draconiennes, les normes et les processus pour l’évaluer soulèvent des questions médico-légales complexes et contestées et ont fait l’objet de discussions et d’études importantes.

    En Ontario, les règles relatives à la capacité juridique sont prévues à la Loi de 1992 sur la prise de décisions au nom d’autrui et à la Loi de 1996 sur le consentement aux soins de santé. Ces deux lois prévoient un test de capacité en deux étapes :[87]

    La personne est-elle capable de comprendre les renseignements pertinents à la prise de décision requise?
    La personne est-elle capable d’évaluer les conséquences raisonnablement prévisibles d’une décision ou d’une absence de décision?

    La Loi sur la santé mentale prévoit un test de compétence mentale : le patient ou la patiente est-il ou est-elle capable de comprendre la nature de la maladie pour laquelle un traitement est proposé, ainsi que le traitement lui-même; et le patient ou la patiente est-il ou est-elle capable de comprendre les conséquences d’une décision ou d’une absence de décision?[88]

    Les Règles de procédure civile adoptées en vertu de la Loi sur les tribunaux judiciaires retiennent la définition du terme « incapable » de la Loi de 1992 sur la prise de décisions au nom d’autrui afin de déterminer quand la nomination ou la reconnaissance d’un tuteur à l’instance s’impose.[89]

    La question de la capacité est également soulevée dans le contexte des testaments et des successions, même si la capacité est alors définie selon la common law plutôt que selon la loi. Un testament rédigé lorsque le testateur ne détient pas d’habilité testamentaire sera invalide. Le test relatif à l’habilité testamentaire est semblable à celui mentionné à la Loi de 1992 sur la prise de décisions au nom d’autrui et à la Loi de 1996 sur le consentement aux soins de santé. Pour résumer brièvement le test applicable, le discernement et la mémoire du testateur doivent être assez clairs pour qu’il/elle comprenne, seul(e) et de façon générale, la nature et les conséquences de la rédaction d’un testament et des dispositions ainsi rédigées, la nature et la composition des biens visés, les bénéficiaires logiques du testament et les types de réclamations qui pourraient être faites relativement à la succession.[90]

    La capacité mentale est également requise selon la Loi sur le mariage ontarienne, même si la loi ne prévoit pas de définition de la capacité mentale.[91] La norme de capacité mentale liée au mariage diffère de celle de l’habileté testamentaire, qui est plus sévère.[92]

    La Loi de 1996 sur le consentement aux soins de santé et la Loi de 1992 sur la prise de décisions au nom d’autrui créent une présomption de capacité.[93] Le test n’est pas de vérifier si la personne comprend vraiment la situation, mais si elle a la capacité de les comprendre. Ce qui importe c’est l’habileté de comprendre certains types de renseignements et de prendre certains types de décisions.

    La capacité est évaluée par rapport à une décision donnée et non de façon générale. Il n’existe aucun test unique et universellement reconnu à ce sujet. La capacité peut être évaluée par différentes personnes et divers procédés, en fonction de la nature de la décision visée et de la loi applicable.

    On peut donc considérer que les tests de capacité juridique et de compétence utilisent une méthode fonctionnelle d’évaluation de l’incapacité mentale. Ce n’est pas la déficience sous-jacente qui importe, mais l’effet qu’elle a sur l’habileté de la personne à comprendre certains types de renseignements et à prendre certains types de décisions. Ce test ne tient pas compte des facteurs environnementaux ou sociaux qui pourraient jouer sur l’habileté d’exécuter les fonctions visées.

    Les procédures actuelles d’évaluation de la capacité juridique ont fait l’objet de nombreuses critiques qui considèrent, entre autres, que les méthodes d’évaluation ne s’intéressent pas suffisamment à l’impact de l’environnement « interactionnel » sur la capacité : la façon dont on fonctionne et dont on interagit avec d’autres dénote, non seulement notre statut biomédical, mais aussi comment on est traité ou perçu. De plus, l’effet « tout ou rien » du système actuel a été souvent critiqué parce qu’il ne reconnaît pas les différences entre les personnes et qu’il pourrait en priver certaines de leur autonomie sans nécessité. On s’inquiète également du fait que les structures actuelles d’évaluation de la capacité juridique en Ontario ne fournissent pas suffisamment de formation ou d’encadrement des évaluateurs.[94]

    De façon intéressante, la nouvelle Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’ONU prévoit un principe de prise de décision avec accompagnement, selon lequel la question principale devient, non pas si une personne a la capacité de prendre des décisions, mais comment cette personne peut être impliquée dans les décisions à son sujet, sans égard à sa capacité.[95] La Colombie-Britannique a assumé un rôle de direction à cet égard en insérant dans une de ses lois ce principe de prise de décision avec accompagnement.[96]

     

    D. Le modèle social
    1. Modèle axé sur les obstacles environnementaux et la création de l’incapacité

    Le modèle biomédical de l’incapacité (et donc le modèle des limitations fonctionnelles), a été largement critiqué du fait qu’il ne tenait pas compte des effets des attitudes et des structures de la société dans l’invalidation. Les personnes à mobilité réduite ne peuvent pas participer pleinement à la société, non pas à cause de leur déficience, mais plutôt parce que les décideurs, planificateurs et les constructeurs négligent de tenir compte de leur existence ou de créer des moyens de transport, des édifices et des services adaptés. Les épileptiques ne sont pas exclus du marché du travail à cause de leurs problèmes de santé, mais plutôt à cause des peurs, des mythes et du manque d’information faisant en sorte que les employeurs potentiels restent fermés à leurs demandes d’emploi. Vue de cet angle, l’incapacité est moins une question personnelle qu’une problématique sociale. C’est pourquoi cette manière de voir est souvent considérée comme le « modèle social » de l’incapacité.[97]

    Cette philosophie a eu un profond impact sur la théorie de l’incapacité et sur la politique gouvernementale dans les trente dernières années et elle représente maintenant la vision dominante des théoriciens et des activistes.

    Selon la méthode sociale, la meilleure façon de faire face à l’incapacité est de coordonner les efforts afin de supprimer les obstacles invalidants construits par la société et de créer une société inclusive et respectueuse des personnes qui ont toutes sortes de différences. Cela implique des politiques radicalement différentes de celles mises de l’avant selon le modèle biomédical.[98]

    Si l’incapacité est vue comme la conséquence des obstacles construits par la société, alors, les personnes handicapées peuvent être considérées comme faisant partie d’un groupe opprimé, comme celui des femmes, des victimes de catégorisation raciale ou des membres de la communauté GLBT, par exemple. Ainsi, un appel à la mobilisation et au changement social est inhérent à la compréhension de l’incapacité comme interprétation de la société.

    Il existe de nombreuses variantes du modèle social et on discute encore beaucoup de la façon de théoriser le rôle de la déficience dans l’incapacité.

    Des commentatrices féministes et d’autres ont prétendu que le modèle social de l’incapacité ne tient pas suffisamment compte de l’expérience vécue de la déficience ni des impacts importants que la déficience même peut avoir sur l’expérience vécue, bien en dehors des réactions sociales. Ces auteurs soulignent l’importance d’une compréhension « incarnée » de l’expérience de l’incapacité.[99] Différents types de déficiences agiront de façon différente sur la santé et sur le degré d’incapacité. Les stéréotypes, les attitudes sociales et les obstacles différeront également en fonction du type de déficience. Ainsi, les expériences personnelles d’une personne sourde, devenue sourde ou malentendante seront considérablement différentes de celles d’une personne avec troubles d’apprentissage, paralysie cérébrale ou troubles bipolaires.

    On a également critiqué la méthode sociale parce qu’elle ne tient pas suffisamment compte des expériences des personnes avec des déficiences autres que physiques, et plus particulièrement celles atteintes de déficiences de nature psychiatrique, développementale ou cognitive. Ainsi, les personnes ayant survécu à des problèmes de santé mentale peuvent rappeler le fait qu’on avait l’habitude d’étiqueter certains types d’anticonformisme à la norme sociale (comme l’homosexualité ou le refus de respecter les archétypes d’un genre) comme des maladies mentales et de prétendre que « la suppression des obstacles » ne répond pas adéquatement à une telle dynamique. D’autres relèvent également que la méthode sociale a pris plus de temps à avantager les personnes avec une déficience cognitive ou développementale et à confronter la profonde dépréciation de leur valeur dans une société axée sur la production et le profit.[100]

    Certains ont récemment prétendu que la dichotomie existant entre déficience et interprétation sociale est fausse et trompeuse. La maladie, la fragilité et la déficience sont le lot de la condition humaine. Nous sommes tous handicapés dans une certaine mesure et le processus de vieillissement augmentera probablement la plupart de nos déficiences. Cela étant, ce ne sont pas toutes les personnes avec une déficience qui se sentent opprimées du fait de cette déficience : seuls certains d’entre nous verront leur handicap amplifier à cause de processus sociétaux.[101]

    Qui plus est, tout modèle proposé pour l’expérience de l’incapacité court le risque de gommer les importantes variations entre les expériences vécues par chaque personne handicapée, non seulement en fonction de son genre de déficience, mais aussi de son sexe, de son statut socioéconomique, de sa catégorisation raciale, de son orientation sexuelle, de son âge et d’autres facteurs.[102]

     

    2. Apprendre des exemples
    i. L’obésité

    La jurisprudence relative à l’obésité vue comme une incapacité a été nettement inconsistante, reflétant en cela la difficulté des tribunaux à se pencher sur des situations qui peuvent créer des désavantages sur le plan social, mais qui ne découlent pas nécessairement d’une déficience biomédicale.[103]

    La cause de longue haleine McKay-Panos[104] démontre les difficultés rencontrées par les tribunaux lorsqu’ils ont eu à traiter de ces questions. Dans cette cause, la plaignante alléguait qu’elle était confrontée à un obstacle indu dans ses voyages en avion à cause de sa déficience (l’obésité) et elle exigeait des accommodements. La preuve médicale indiquait que la plaignante était morbidement obèse. Il n’existait cependant pas de preuve médicale quant à la cause de cette obésité. L’Office des transports du Canada a rejeté sa demande au motif qu’elle n’était pas handicapée. Les opinions étaient partagées quant à l’opportunité d’appliquer le modèle « biopsychosocial » récemment élaboré par l’OMS pour décider si une personne était handicapée au sens de la Loi sur les transports au Canada et sur l’importance relative de la déficience par rapport à la limitation des activités et à la participation de la personne visée pour décider s’il y avait handicap.

    La Cour d’appel fédérale a infirmé la décision de l’Office et a statué que McKay-Panos était effectivement handicapée au sens de la Loi. La Cour a statué que les décisions portant sur l’existence d’une déficience doivent tenir compte des obstacles auxquels la personne visée se bute. La Cour a déclaré qu’« il faudrait des termes très clairs pour conclure que l’existence d’une déficience doit être établie sans égard au contexte. Il est permis de penser qu’aucune déficience n’existe dans l’abstrait. »[105]

     

    ii. L’infertilité

    L’infertilité soulève des difficultés d’analyse d’une nature différente de celles soulevées par l’obésité : une condition biomédicale et une déficience fonctionnelle existent clairement, mais le degré auquel on peut considérer qu’elles créent un désavantage social est sujet à débat.

    Parmi les quelques décisions où les cours supérieures se sont penchées sur la signification du terme « handicap » selon les dispositions sur l’égalité des droits de la Charte des droits et libertés de la personne, la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse a statué que l’infertilité médicale est une incapacité au sens de la Charte.[106] Les demandeurs dans cette cause contestaient le fait que le régime d’assurance maladie de la province ne couvrait pas les traitements de fertilité. La décision de la Cour a passé rapidement de la conclusion que la politique en question créait une distinction en fonction du caractère personnel de l’infertilité à la conclusion que les personnes incapables de procréer sont handicapées :[107]

    [TRADUCTION]Les personnes infertiles peuvent être classifiées handicapées physiques. Il est vrai que leur handicap n’est pas visible à l’œil nu – ils n’ont pas besoin de rampe d’accès ou de chien-guide. Quoi qu’il en soit, ils ont une caractéristique personnelle – l’inhabileté à avoir un enfant – au sujet de laquelle on peut faire et on a effectivement fait une distinction. Nous devons suivre une « démarche flexible et nuancée ». Nous devons comparer les conditions des personnes infertiles avec celles des autres qui évoluent dans le même cadre social et politique que celui en l’instance. Tant que les indices de discrimination existent lorsque la distinction est faite (…) il existe une incapacité suffisante en l’espèce pour répondre aux exigences du par. 15(1), soit à titre de motif énuméré ou analogue.

    Une décision plus récente du Tribunal canadien des droits de la personne a choisi d’aborder une question similaire un peu différemment. Le Tribunal a statué que le refus par l’employeur du plaignant, les Forces canadiennes, de financer le traitement pour cause d’infertilité imputable à l’homme créait une discrimination fondée sur le handicap (ainsi que le sexe). Le Tribunal a fait référence à un témoignage d’expert selon lequel « [traduction] le désir d’avoir des enfants est “inscrit dans le patrimoine génétique” de la majorité des gens » et que l’infertilité a un impact psychologique significatif, ainsi qu’à l’inclusion de l’infertilité dans le système de classification de l’OMS.[108]

    La décision rendue dans l’arrêt Cameron a été critiquée parce qu’elle adoptait le modèle médical de l’incapacité sans l’étudier, alors qu’une déficience physique sérieuse est par définition une incapacité. En déterminant que l’infertilité est un handicap, la décision n’examine pas les attitudes sociales entourant la procréation et l’infertilité, ni l’existence de désavantages historiques pour les personnes infertiles, ni les aspects particuliers de l’infertilité liés au genre. Certains ont prétendu que les femmes qui disent souffrir d’une incapacité reproductive se sont approprié un discours relatif aux droits liés au handicap de façon à avoir accès à de la technologie médicale et qu’elles ont peu de choses en commun avec les femmes handicapées dont le handicap a altéré l’accès à l’emploi, à l’éducation ou au logement ou les relations sociales, faisant en sorte que leur handicap occupe une place fondamentale dans leur façon de voir le monde.[109]

     

    E. Le modèle des droits de la personne
    1. Modèle axé sur l’égalité et la dignité des personnes handicapées

    Le modèle des droits de la personne, tel qu’appliqué à l’incapacité, est une variante du modèle social. Le modèle des droits de la personne reconnaît que les personnes handicapées forment un groupe désavantagé, parallèle à ceux des personnes socialement catégorisées, des GLBT, des femmes et des autres groupes désavantagés, et il souligne le rôle des attitudes sociales et des systèmes d’apparence neutre dans la création et dans la perpétuation de ce désavantage. Le rôle de la déficience dans l’incapacité est reconnu pourvu qu’il serve à concevoir des accommodements permettant aux personnes handicapées de parvenir à l’égalité.[110]

    Le but du modèle des droits de la personne est de parvenir à l’égalité et à l’inclusion des personnes handicapées par la suppression des obstacles et par l’établissement d’un climat de respect et de compréhension. L’emphase est mise sur la dignité, la valeur et l’apport fondamentaux et inaliénables de tout un chacun, sans égard à l’incapacité.[111]

     

    2. Convention relative aux droits des personnes handicapées de l’Organisation des Nations Unies

    Très récemment, l’Organisation des Nations Unies a adopté la Convention internationale relative aux droits des personnes handicapées (CIRDPH).[112] Le Canada n’a toujours pas ratifié la CIRDPH, mais on s’attend à ce qu’il le fasse. La CIRDPH aura probablement un impact important chez les décideurs canadiens et sur les orientations des lois internes sur les droits de la personne.

    Le but de la CIRDPH est de promouvoir, protéger et assurer la jouissance égale de tous les droits de la personne et des libertés fondamentales par toutes les personnes handicapées, et de promouvoir le respect de leur valeur et de leur dignité inhérentes. Un principe clé de la CIRDPH est le respect de la différence et l’acceptation des personnes handicapées au sein de la diversité humaine et de l’humanité.

    La CIRDPH adopte une interprétation large du handicap, en reconnaissant que :

    la notion de handicap évolue et (…) le handicap résulte de l’interaction entre des personnes présentant des incapacités et les barrières comportementales et environnementales qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres.

    La CIRDPH intègre explicitement dans son giron les personnes qui ont des déficiences physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles à long terme pouvant entraver leur participation pleine et entière dans la société sur une base égale avec les autres lorsque ces déficiences interagissent avec divers obstacles. Elle reconnaît la diversité entre les personnes handicapées.

     

    3. Une étude de cas relative à l’évolution de la notion d’incapacité

    Les trois lois ontariennes dont l’objectif déclaré comprend la suppression des obstacles rencontrés par les personnes handicapées utilisent la même définition, qui a d’abord été intégrée au Code des droits de la personne de l’Ontario :[113]

    « handicap » S’entend de ce qui suit, selon le cas :

    a) tout degré d’incapacité physique, d’infirmité, de malformation ou de défigurement dû à une lésion corporelle, une anomalie congénitale ou une maladie, et, notamment, le diabète sucré, l’épilepsie, un traumatisme crânien, tout degré de paralysie, une amputation, l’incoordination motrice, la cécité ou une déficience visuelle, la surdité ou une déficience auditive, la mutité ou un trouble de la parole, ou la nécessité de recourir à un chien-guide ou à un autre animal, à un fauteuil roulant ou à un autre appareil ou dispositif correctif;

    b) un état d’affaiblissement mental ou une déficience intellectuelle;

    c) une difficulté d’apprentissage ou un dysfonctionnement d’un ou de plusieurs des processus de la compréhension ou de l’utilisation de symboles ou de la langue parlée;

    d) un trouble mental;

    e) une lésion ou une invalidité pour laquelle des prestations ont été demandées ou reçues dans le cadre du régime d’assurance créé aux termes de la Loi de 1997 sur la sécurité professionnelle et l’assurance contre les accidents du travail. («disability»)

    Le Code poursuit en incluant spécifiquement les handicaps passés ou présumés. Il s’agit d’une définition relativement large de l’incapacité, parce qu’elle comprend les handicaps physiques, sensoriels ou psychiatriques, les troubles d’apprentissage, les déficiences développementales et acquises, ainsi que « tout degré » d’incapacité physique ou d’infirmité et les handicaps présumés, en reconnaissant de ce fait, au moins dans une certaine mesure, le rôle des attitudes sociales dans l’invalidation des personnes. La longue liste de problèmes de santé semble toutefois indiquer qu’il s’agit d’un modèle biomédical de l’incapacité.

    Le choix des définitions biomédicales est intéressant, puisque les objectifs de ces lois sont de supprimer les obstacles rencontrés par les personnes handicapées, en les situant ainsi dans un modèle social de l’incapacité. Il pourrait donc y avoir des tensions inhérentes entre les buts de ces lois et la définition de l’incapacité adoptée.

    Les aspects biomédicaux de cette définition peuvent refléter le fait que, dans le Code, elle dessert un double objectif : elle définit le handicap afin d’exiger l’identification et la suppression des obstacles, mais aussi afin de déterminer qui est en mesure d’accéder aux mécanismes prévus au Code pour obtenir réparation en cas de discrimination. Les personnes qu’on ne considère pas comme handicapées au sens du paragraphe 10(1) du Code ne sont pas de son ressort et elles ne peuvent déposer de requête (ou, avant les récents amendements au Code, une plainte) alléguant discrimination dans les domaines de l’emploi, du logement, des services ou des contrats. Il existe donc beaucoup de jurisprudence qui interprète le terme « handicap » selon le Code.

    Une des décisions les plus influentes à cet égard fut celle de la Commission d’enquête en droits de la personne dans Ouimette c. Lily Cups Ltd.[114] Dans cette décision de 1990, la Commission d’enquête a rejeté une plainte fondée sur le handicap, déposée par une femme qui avait été congédiée pendant sa période d’essai pour absentéisme, ses absences découlant de malaises relativement mineurs – l’asthme et une grippe. La Commission d’enquête a jugé que la plaignante n’avait pas de « handicap » au sens du Code. Afin de tomber sous le coup du Code, les plaignants doivent plutôt démontrer que leur déficience est de longue durée et sévère et qu’elle affecte une fonction importante de la vie – donc, essentiellement un test de limitations fonctionnelles. Le modèle des limitations fonctionnelles est donc devenu la base du modèle ontarien des droits de la personne définissant l’incapacité tout au long des années 1990.

    La décision de la Cour suprême du Canada dans Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville) [115] a marqué un tournant important dans la façon de définir le handicap en droit de la personne. Cette cause impliquait une plaignante avec une déficience biomédicale (une scoliose), n’entraînant aucune limitation fonctionnelle au travail, mais en vertu de laquelle on a tout de même rejeté sa demande d’emploi. La Commission québécoise a rejeté la plainte au motif que la plaignante n’avait pas de « handicap ». La Cour suprême du Canada a décidé qu’une méthode d’interprétation large de l’incapacité devait être adoptée, qui reconnaîtrait les dimensions sociopolitiques du terme « handicap ». L’accent doit être mis sur le droit à l’égalité, ainsi que sur la dignité humaine et le respect, plutôt que sur la présence ou l’absence d’une condition biomédicale. Un handicap peut exister sans que l’on prouve de limitations physiques : l’accent devrait porter sur les effets de la distinction, de l’exclusion ou de la préférence plutôt que sur l’origine ou le motif précis du handicap.

    À la suite de cette décision, la Commission ontarienne des droits de la personne a réinterprété les définitions du Code dans ses Politique et directives concernant le handicap et l’obligation d’accommodement, en adoptant une méthode d’interprétation large et libérale :

    Le terme « handicap » doit être interprété dans un sens large (…) Même les maladies ou les infirmités mineures peuvent être des « handicaps » si la personne peut démontrer qu’elle a été traitée injustement à cause d’un handicap présumé. Par contre, si une personne souffrant d’une maladie est incapable de démontrer qu’elle a été traitée injustement en raison d’un handicap réel ou présumé, il lui sera impossible de satisfaire aux critères prima facie de discrimination. Il est toujours essentiel d’examiner le contexte où se situe la différence de traitement afin de déterminer s’il y a eu discrimination et si le motif est le « handicap » (…) On met l’accent sur les effets de la distinction, de la préférence ou de l’exclusion subie par la personne, et non sur la preuve de l’existence de limites physiques ou de la présence d’une affection.

    Ce changement important par rapport à la méthode d’interprétation du handicap a été suivi par une augmentation importante du nombre des plaintes relatives à un handicap que la Commission ontarienne des droits de la personne a reçues et traitées.[116]

     

    4. Apprendre des exemples : la dépendance

    Les différentes orientations des politiques et des programmes ontariens traitant la dépendance comme un handicap font preuve d’incohérence. Le modèle des droits de la personne a généralement considéré la dépendance comme une forme de handicap. Cependant, les personnes ayant une dépendance ont été exclues des protections offertes aux personnes handicapées selon d’autres lois.

    La dépendance aux drogues et à l’alcool est considérée comme un handicap selon les lois sur les droits de la personne, même si la loi relative à la nature et à la portée de l’obligation d’accommodement en cas de dépendance est en mouvance.[117] La Politique sur les tests de dépistage de la consommation de drogues et d’alcool de la Commission ontarienne des droits de la personne[118] précise que :

    Le Code adopte une définition large du terme « handicap », de façon à englober un large éventail de troubles physiques, psychologiques et mentaux. La toxicomanie grave se range parmi les formes de dépendance aux intoxicants, laquelle a été reconnue comme une forme de handicap. Parmi les exemples de cet état, mentionnons l’alcoolisme et la consommation abusive de drogues légales (p. ex. médicaments en vente libre) et illégales. Ces types de consommation abusive et de dépendance constituent donc un handicap au sens du Code.

    Cependant, jusqu’à tout récemment, la dépendance n’a pas été considérée comme un handicap pour décider de l’admissibilité à l’aide sociale selon le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées. La Loi de 1997 sur le Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées précise que :[119]

    (2) Une personne n’est pas admissible au soutien du revenu si les conditions suivantes sont réunies :

    a) la personne a développé une dépendance ou une accoutumance à l’égard de l’alcool, d’une drogue ou d’une autre substance chimiquement active;

    b) l’alcool, la drogue ou l’autre substance n’a pas été autorisé par ordonnance, selon ce que prévoient les règlements;

    c) la seule limitation importante de ses activités de la vie quotidienne est attribuable à l’utilisation ou à la cessation de l’utilisation de l’alcool, de la drogue ou de l’autre substance au moment de déterminer ou de réviser l’admissibilité.

    Ainsi, les personnes handicapées pour des motifs de dépendance seulement pourraient réclamer de l’aide sociale par le biais du programme Ontario au travail, mais n’auraient pas droit au soutien offert aux autres personnes handicapées par le biais du Programme ontarien de soutien aux personnes handicapées. Cette restriction a fait l’objet d’une contestation devant les tribunaux qui dure depuis longtemps. Très récemment, la Cour supérieure de justice de l’Ontario a décidé que le fait d’exclure des avantages du POSPH les personnes handicapées uniquement du fait de leur dépendance est incompatible avec le Code des droits de la personne de l’Ontario et que les personnes dépendantes sont des personnes handicapées qui ont droit aux avantages du POSPH.[120]

    À un certain égard, la différence entre les orientations portant sur la dépendance peut refléter les perceptions selon lesquelles cette condition implique un certain degré de volonté qui n’existe pas pour d’autres types d’incapacité – en d’autres termes, il ne s’agirait pas d’un véritable handicap. La Cour de justice de l’Ontario fit référence à cette attitude lorsqu’elle rejeta une contestation des interdictions de fumer en prison selon la Charte. La Cour décida que les fumeurs n’avaient pas de « handicap mental ou physique », puisque :

    [Traduction] La dépendance à la nicotine est une condition temporaire qui peut être surmontée de façon volontaire… Cela peut difficilement être comparé avec le handicap de la surdité mentionné à Eldridge.

    De la même façon, dans l’arrêt Tranchemontagne, le gouvernement avait notamment prétendu que les personnes dépendantes étaient toutes capables de travailler et que si elles profitaient des taux d’aide sociale les plus bas selon le programme Ontario au travail, cela limitait le montant d’argent qu’elles pouvaient dépenser pour satisfaire à leur dépendance. Ainsi, l’exclusion des personnes dépendantes du ressort du POSPH ne portait pas atteinte à leur dignité.

    Dans la décision portant sur l’interdiction de fumer, la Cour a ultimement accordé plus d’importance à la pondération du degré de désavantage et de la marginalisation associés à une condition pour décider s’il s’agit ou non d’un handicap. Selon la Cour, les fumeurs « [traduction] ne font pas partie d’un groupe “qui souffre d’un désavantage de nature sociale, politique ou juridique dans notre société”, et ce, contrairement aux personnes souffrant de dépendance à l’alcool, car leur dépendance interfère alors avec un fonctionnement efficace de type physique, social ou psychologique. »[121] Dans Tranchemontagne, la Cour a conclu que l’exclusion des personnes dépendantes du POSPH était basée sur des stéréotypes et des opinions teintées de préjugés sur la dépendance, ce qui niait essentiellement leur valeur au plan humain. [122]

     

    F. Les modèles mixtes

    Au cours des dernières années, un mouvement s’est dessiné en faveur d’une conception multidimensionnelle de l’incapacité, visant l’intégration des perceptions des deux modèles basés sur la déficience et de ceux ayant adopté un modèle social. L’exemple le plus évident et influent à ce sujet est la récente Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé de l’OMS, qui remplace la Classification internationale des handicaps : déficiences, incapacités et désavantages.

     

    1. La classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé de l’OMS

    L’OMS a grandement modifié son orientation relative à l’incapacité dans sa Classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé de 2001 (CIF). Le but de la CIF était de fournir un cadre normatif permettant de décrire les états de santé et les états connexes et de fournir un outil de mesure du fonctionnement en société, sans tenir compte de la source des déficiences.

    La CIF aborde la notion de handicap d’une façon considérablement plus nuancée que sa prédécesseure, en tentant de synthétiser les modèles biomédical et social de l’incapacité. L’OMS décrit les concepts sous-tendant la CIF de la façon suivante :

    [traduction] La CIF place les notions de « santé » et de « handicap » sous un jour nouveau. Elle reconnaît que la santé de chaque être humain peut se détériorer, ce qui peut entraîner une certaine forme d’incapacité. C’est quelque chose qui n’arrive pas qu’à une minorité des humains. La CIF permet ainsi d‘“universaliser” l’expérience de l’incapacité et reconnaît qu’il s’agit d’une expérience humaine universelle. En déplaçant le centre d’intérêt de la cause à l’impact, elle met toutes les conditions de santé sur un pied d’égalité, ce qui permet de les comparer à l’aide d’une unité commune de mesure – la règle de la santé et de l’incapacité. Qui plus est, la CIF tient compte des aspects sociaux de l’incapacité et elle ne considère pas le handicap seulement comme un dysfonctionnement “médical » ou “biologique ». Par l’inclusion de facteurs contextuels, parmi lesquels on retrouve les facteurs environnementaux, la CIF nous permet de noter l’impact de l’environnement sur le fonctionnement humain.[123]

    L’OMS l’appelle le “modèle biopsychosocial” de l’invalidité.

    La CIF a généralement été considérée comme un progrès significatif par rapport à la CIH. Ceci étant, certains ont critiqué le fait qu’elle conservait des notions médicales individualistes du handicap et de ses causes, ce qui limitait de façon non nécessaire la portée de l’incapacité et perpétuait la culture biomédicale.[124] On a également soulevé des préoccupations au sujet du fait qu’on tentait d’intégrer les modèles médical et social, parce que le modèle social serait un paradigme dont l’application éloignerait le cadre conceptuel de la politique sociale et qu’il ne pourrait donc pas être mis en œuvre d’une manière fragmentaire.[125]

     

    2. Les mesures de l’incapacité adoptées par Statistique Canada

    Les gouvernements ont régulièrement essayé de mesurer l’incidence et l’impact de l’incapacité dans la population. L’information rassemblée fournit un fondement pour l’élaboration des programmes et des politiques, ainsi que pour la recherche universitaire. On ne se préoccupera probablement pas de ce qui n’est pas mesuré; ainsi, la méthode de mesure de l’incapacité aura un impact important sur le bien-être des personnes handicapées.

    En 1986, Statistique Canada a effectué une Enquête sur la santé et les limitations d’activités (ESLA). Il s’agissait d’une enquête postcensitaire sur l’incapacité cherchant à préciser le nombre et la répartition des personnes handicapées au Canada, ainsi que les obstacles auxquels elles se butaient. L’ESLA fut rééditée en 1991. Elle était basée sur la CIH de l’OMS et elle définissait le handicap comme une limitation dans les activités quotidiennes découlant d’une déficience liée à des conditions physiques ou mentales ou à des problèmes de santé – c’est-à-dire, un modèle des limitations fonctionnelles de l’incapacité.

    Citons également l’Enquête nationale sur la santé de la population, une étude longitudinale débutée en 1994. Bien qu’elle ne traite pas directement de questions d’incapacité, elle demeure intéressante puisqu’elle cherche à mesurer la santé des Canadiens, les relations entre la santé et les limitations d’activités et certains des facteurs déterminants de la santé. Elle est basée sur le Health Utility Index, une mesure de la capacité fonctionnelle qui comprend la vision, l’ouïe, la parole, la mobilité, la dextérité, la cognition, l’émotion et la douleur/l’inconfort.[126]

    Le gouvernement du Canada s’est récemment éloigné de ces méthodes fonctionnelles dans ses mesures statistiques, en adoptant le plus récent “modèle biopsychosocial” de l’incapacité de l’OMS. L’exploration la plus récente et la plus complète de l’expérience des personnes handicapées au Canada par Statistique Canada fut l’Enquête sur la participation et les limitations d’activités (EPLA). L’EPLA fut d’abord effectuée en 2001; une deuxième enquête fut complétée en 2006. Le but de l’EPLA était de dresser un portrait national complet des nombreuses façons par lesquels le handicap affecte la vie des personnes handicapées au Canada. En concevant l’EPLA, Statistique Canada a tenu compte des critiques de la conception de l’incapacité selon la CIH (et donc l’EPLA), plus particulièrement parce qu’elle définissait principalement l’incapacité comme étant linéairement causée par une maladie ou par un traumatisme, et qu’elle ne reconnaissait pas le rôle des facteurs environnementaux parmi les causes et dans l’expérience de l’incapacité.

    L’EPLA a donc adopté le cadre conceptuel de la CIF 2001 de l’OMS. Elle considère l’incapacité comme une interrelation entre le fonctionnement du corps, les activités et la participation sociale, tout en reconnaissant que l’environnement crée des obstacles ou des commodités. Une personne est considérée comme handicapée si elle a une “[traduction] condition physique ou mentale ou un problème de santé qui restreint sa capacité à exercer des activités qui sont normales pour son âge dans la société canadienne”. Selon l’EPLA, les personnes handicapées sont celles qui font état de difficultés dans les activités de la vie quotidienne ou qui mentionnent qu’une condition physique ou mentale ou un problème de santé réduit le genre ou la quantité des activités qu’elles peuvent entreprendre. Les réponses données à l’EPLA reflètent donc les perceptions des participants et sont de nature subjective – ce qui aborde évidemment les choses de façon différente que dans les nombreux programmes gouvernementaux qui requièrent une évaluation indépendante par un professionnel ou qui imposent d’autres critères pour confirmer le handicap. [127]

    L’EPLA classe l’incapacité par genres. Les catégories diffèrent pour les enfants et les adultes compte tenu de leurs expériences différentes. Les genres de handicap pour les enfants comprennent ceux qui sont chroniques, les retards, les troubles du développement, de dextérité, de l’ouïe, de l’apprentissage, de la mobilité, ainsi que les déficiences psychologiques, de la vue et de la parole. Les genres d’incapacité chez les adultes se rapportent à l’agilité, au développement, à l’ouïe, à l’apprentissage, à la mémoire, à la mobilité, à la douleur, ou sont des déficiences psychologiques, de la vue ou de la parole. L’EPLA a également tenté de classer les déficiences selon leur sévérité.

    La méthode de classification de l’incapacité de l’EPLA est devenue la norme pour toutes les enquêtes sociales de Statistique Canada, qu’elles traitent des questions autochtones, de l’emploi, de la santé ou de l’éducation.

     

    3. L’élaboration d’un modèle mixte : l’identité sexuelle

    La loi n’a pas encore élaboré de méthodologie consistante pour traiter des situations vécues par les transgenres et liées à l’identité sexuelle. Cela vient en partie du fait que la loi n’a pas reconnu la communauté transgenre comme une communauté vivant des expériences uniques et confrontée à des défis uniques. À titre d’exemple, aucune des lois canadiennes sur les droits de la personne ne reconnait l’identité sexuelle à titre de source distincte de discrimination ou de motif de protection.[128] Les transgenres désireux de se protéger contre la discrimination ont donc eu à faire correspondre leurs expériences aux motifs existants en droit de la personne : le sexe et/ou le handicap.

    Au cours des dix dernières années, les tribunaux en droits de la personne ont systématiquement reconnu que la discrimination basée sur l’identité sexuelle, par exemple, dans la prestation de services comme l’accès à des installations réservées à un sexe, peut être vue comme une forme de discrimination sexuelle.[129] En l’an 2000, la Commission ontarienne des droits de la personne, dans sa Politique concernant la discrimination et le harcèlement fondés sur l’orientation sexuelle, a reconnu la discrimination fondée sur l’identité sexuelle comme une forme de discrimination sexuelle et elle a mentionné qu’elle entendrait et traiterait des plaintes en droit de la personne à cet égard.[130]

    Ceci étant, les plaintes au sujet de la discrimination fondée sur l’identité sexuelle ont aussi fréquemment été traitées selon le motif du handicap, parce que l’American Psychiatric Association a reconnu le trouble de l’identité de genre (TIG) parmi les troubles psychiatriques avec critères de diagnostic reconnus et une série d’options de traitement qui comprennent l’inversion sexuelle chirurgicale. La plupart des plaintes en droit de la personne intentées par des transgenres sont traitées à la fois en fonction du sexe et du handicap. Dans une décision récente, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario a indiqué que les motifs du sexe et du handicap s’entrecoupent pour les transsexuels :

    [Traduction] Alors que le TIG est la condition médicale qui constitue un handicap, la transition elle-même est une décision hautement personnelle et sensible qui exige un grand sacrifice et beaucoup de courage, et elle tombe clairement sous le motif du sexe. Cependant, la transition requiert également des soins médicaux spécialisés, compte tenu des aspects physiques et psychologiques impliqués. Ainsi, les deux motifs selon le Code sont nécessairement croisés (…) Le danger d’adopter le seul axe du handicap en l’instance est qu’il nie l’importance de la discrimination fondée sur le sexe, et qu’il retombe dans le discours de l’interprétation biomédicale de l’incapacité, ce qui ignore l’importance sociale des transitions incomplètes dans les vies de ces plaignants, et ce qui nie donc l’importance de leur transsexualité dans leur propre individualité.[131]

    Malgré le fait que le handicap soit régulièrement utilisé comme motif pour traiter des droits des transgenres, cette médicalisation de l’identité des transgenres est une source de critique.[132] On prétend que les transgenres devraient être capables de bénéficier d’accommodements et de soins de santé sans avoir à porter les stigmates du stéréotype négatif d’un diagnostic psychiatrique. C’est-à-dire qu’il existe une tentative de passer d’une analyse fondée sur les droits qui s’appliquent pour un handicap à d’autres qui reconnaîtraient les formes particulières d’oppression ressentie par les transgenres et qui élaboreraient une analyse fondée sur les droits, spécifique à leur situation afin d’ôter au monde médical le pouvoir de contrôleur d’accès qu’il détient actuellement par rapport aux transgenres. [133]

     

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