Comme nous l’avons indiqué précédemment, au cours des quarante dernières années, les mentalités ont rapidement évolué au sujet de la nature et de la signification de « l’incapacité ». Il existe aujourd’hui de nombreux points de vue concurrents et la notion d’« incapacité » fait l’objet de discussions et de débat importants et complexes.
Notre but n’est pas d’examiner dans le détail tous ces points de vue, ni de faire entièrement état du débat en cours : compte tenu de la complexité et de la multiplicité des questions impliquées, la tâche exigerait un trop long document. Nous mettrons plutôt l’accent sur certaines facettes de ces concepts et discussions dans cette partie du document, pourvu qu’ils soient pertinents pour l’élaboration et la compréhension d’une définition juridique de l’incapacité et pour l’orientation que nous avons choisie pour ce projet.
Les théoriciens ont catégorisé les concepts de l’incapacité de différentes façons. Habituellement, l’axe de différenciation choisi a tourné autour du rôle des « déficiences » dans l’expérience de l’incapacité. Plusieurs d’entre eux ont donc catégorisé les façons de concevoir l’incapacité dans deux grands groupes : le premier, axé sur la déficience et le second, sur l’interprétation sociale de l’incapacité. Il s’agit de la distinction fondamentale. Si l’on se fie cependant à une analyse des concepts qui apparaissent dans les définitions statutaires de l’incapacité et dans la jurisprudence connexe, il peut être utile de subdiviser ces deux catégories. La CDO a donc catégorisé les définitions juridiques de l’incapacité en Ontario selon quatre orientations conceptuelles :
Quelques pas ont été récemment franchis pour l’élaboration d’un modèle mixte, même s’il n’a pas encore été employé dans un cadre juridique.
Les quatre catégories précisées aux présentes s’apparentent à la classification retenue par le gouvernement fédéral dans son analyse des définitions de l’incapacité, ce qui permet donc d’effectuer des comparaisons.[50] Il faut noter cependant que les lois combinent parfois des méthodes multiples dans une seule définition.
Chacune de ces conceptions de l’incapacité sera décrite ci-après, avec des exemples de leur application selon la loi et la politique gouvernementale.
B. Le modèle biomédical
1. Modèle axé sur la déficience et sur l’incapacité
Les débats relatifs à la nature de l’incapacité ont en grande partie tourné autour du rôle des déficiences physiques, mentales, sensorielles, cognitives ou intellectuelles dans l’invalidation des personnes, par rapport au rôle des attitudes et des structures de la société.
La conception populaire de la nature de l’incapacité, tout comme de nombreux cadres politiques ou juridiques, considère la notion d’incapacité comme le résultat d’une déficience physique, sensorielle, psychiatrique, cognitive ou intellectuelle.[51] Selon cette conception, l’incapacité est intrinsèque à celui ou à celle qui doit y faire face.[52] Alors, les déficiences sont des dysfonctionnements ayant pour effet d’exclure les personnes handicapées de rôles et de responsabilités sociaux importants, ce qui les rend dépendantes des membres de leur famille et de la société. Vue ainsi, l’incapacité est une tragédie personnelle et un fardeau pour la famille et pour la société.
La conception biomédicale de l’incapacité représentait l’attitude politique dominante pour comprendre l’incapacité jusqu’aux dernières décennies du 20e siècle et elle conserve toujours un ascendant dans la conception populaire de l’incapacité.
Selon ce modèle, la politique la plus appropriée en matière d’incapacité est de nature médicale et vise la réadaptation. Son but est de surmonter ou, du moins, de diminuer les conséquences négatives d’un handicap personnel. Chaque personne handicapée pourrait donc faire l’objet d’une attention experte intense et parfois coercitive centrée sur l’identification exacte et la « correction » de la déficience qui cause l’incapacité.
Le fait de se focaliser sur la « correction » des personnes handicapées peut laisser présumer qu’elles sont défectueuses et anormales, et donc, d’une certaine façon, inférieures à celles qui ne sont pas handicapées, et méritant moins de considération qu’elles.
2. Définitions statutaires utilisant le modèle biomédical
Selon le modèle biomédical, ce sont les médecins et les professionnels de la santé et de la réhabilitation qui détiennent l’expertise relative à la nature, à la cause et au suivi de l’incapacité. Cette méthode s’en remet donc à eux pour décider qui est handicapé et quelles stratégies de réadaptation ou autres il faut adopter pour traiter l’incapacité.
Bien que les lois actuelles fassent rarement appel à des listes de conditions biomédicales pour définir l’incapacité, il arrive encore fréquemment qu’elles confient aux professionnels de la santé la tâche de déterminer s’il y a incapacité sans en fournir de définition, méthode qui incorpore implicitement un modèle biomédical de l’incapacité, en laissant à la discrétion des praticiens le soin de décider de l’admissibilité à des programmes et à des services importants.
Ainsi, la Loi sur les foyers pour personnes âgées et les maisons de repos prévoit des règles de preuve particulières pour les personnes qui ne sont pas en mesure de se présenter à une audience compte tenu de leur âge, d’une infirmité ou d’un handicap physique. Elle ne prévoit aucune définition de « handicap physique », mais exige un rapport médical signé par un médecin à ce sujet.[53]
D’autres lois exigent qu’un praticien certifie que la personne dont il est question a la limitation ou la déficience alléguée. Afin de préciser l’admissibilité à un programme spécialisé en garderie, la Loi sur les garderies comprend une définition fonctionnelle d’« enfant handicapé », tout en exigeant un certificat médical à cet égard :
« Enfant handicapé » Enfant atteint d’un affaiblissement physique ou mental qui se prolongera vraisemblablement pendant longtemps et, par conséquent, limité dans les activités de la vie courante, comme le confirment des constatations objectives d’ordre psychologique ou médical. La présente définition inclut un enfant ayant une déficience intellectuelle.[54]
L’attestation peut être fournie par un membre de l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario, un membre de l’Ordre des psychologies de l’Ontario, un membre de l’Ordre des optométristes de l’Ontario ou un membre de l’Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario qui détiennent un certificat d’enregistrement étendu.
Les programmes de transport adapté exigent bien souvent une attestation médicale de mobilité réduite. Ainsi, le service Kingston Access Bus, par exemple, fournit des services de transport adapté à des « [traduction] personnes handicapées physiques quel que soit leur âge qui, compte tenu de leur mobilité réduite, sont incapables d’utiliser les services de transport en commun conventionnels ». Les demandeurs de services doivent demander à leur médecin de remplir et d’attester le formulaire de demande, et de détailler le type de déficience en cause et sa sévérité. [55]
D’autres lois n’exigent pas explicitement de vérification médicale de l’incapacité, mais, en pratique, les décisions relatives à l’admissibilité se fondent beaucoup sur les renseignements fournis par les praticiens. À titre d’exemple, le règlement 181/98 relevant de la Loi sur l’éducation précise le processus d’identification et de placement des élèves en difficulté. Le règlement 181 n’exige pas que les parents fournissent d’attestation professionnelle de la condition de leur enfant, mais il précise simplement que le Comité d’identification, de placement et de réexamen en éducation de l’enf