L’évaluation de la valeur d’un régime de retraite à cotisations déterminées pose généralement peu de difficultés : celle calculée aux fins des biens familiaux nets sera simplement le total des cotisations effectuées durant le mariage et du rendement des cotisations investies à la date d’évaluation. Avec un régime à prestations déterminées, cependant, cette méthode fondée sur les cotisations ne permet pas d’en arriver à une valeur appropriée, puisque les prestations que le participant au régime recevra ultimement n’auront aucun lien direct avec les cotisations accumulées et le rendement du placement. Le droit de recevoir des prestations sera plutôt décidé selon une formule préétablie, habituellement basée sur les années de service multipliées par un pourcentage précis de la moyenne des revenus du participant lors de certaines de ses dernières années de travail. Assimiler la valeur de ces droits au total des cotisations effectuées et du rendement sur le capital investi peut faire en sorte que la véritable valeur soit considérablement sous-estimée.[10]

 

A. Valeur actualisée

Pour obtenir un chiffre qui peut correctement s’appliquer à un régime de retraite à prestations déterminées aux fins de l’égalisation, il faut que la « valeur actualisée » (parfois appelée « valeur capitalisée en date d’aujourd’hui »)[11] soit déterminée. La valeur actualisée d’une suite de versements devant débuter à un moment donné dans l’avenir peut être vue comme le montant qu’on aurait à investir aujourd’hui de façon à ce que, à la date du début du versement des prestations, le capital originellement investi et le rendement accumulé permettent de couvrir exactement tous les versements à mesure de leur exigibilité. Dans le contexte précis de l’échec du mariage et d’un régime de retraite à prestations déterminées, la valeur actualisée à la date d’évaluation sera le montant qu’il aurait fallu investir ce jour-là de façon à ce que le capital originellement investi et le rendement accumulé suffisent exactement à financer les prestations mensuelles lorsque le régime de retraite devient payable.[12] Bien entendu, ce chiffre est forcément conjectural. À la date d’évaluation, la personne responsable de l’évaluation[13] ne sait pas quand les prestations devront commencer à être versées (si la date de la retraite n’est pas connue ce jour-là), ni si elles seront versées un jour (puisqu’il est possible que l’employé soit le premier conjoint à décéder), ni pendant combien de temps elles seront versées (puisque la date du décès n’est pas connue), et l’évaluateur ne sait pas non plus combien un placement donné rapportera à la longue (puisqu’on ne connaît ni le taux d’intérêt ni le taux d’inflation futur). N’étant pas omniscient quant à l’avenir, l’évaluateur doit formuler des hypothèses quant à toutes ces variables.[14] Comme l’a noté la Cour suprême du Canada, déterminer une valeur actualisée est « une affaire d’estimation raisonnée dont se chargent des actuaires ». [15]

 

B. Méthodes d’évaluation

Même si l’on remet peu en question aujourd’hui le fait que la méthode de la valeur actualisée est préférable à celle des cotisations lors de l’évaluation d’un régime de retraite à prestations déterminées,[16] un certain degré d’incertitude continue à planer quant à la façon de calculer la valeur actualisée. Ni la LDF ni la Loi sur les régimes de retraite[17] (LRR) ne nous orientent sur la façon d’évaluer les droits en vertu du régime de retraite aux fins du calcul des biens familiaux nets,[18] et donc, la façon d’y parvenir est laissée à la discrétion des parties, de leurs avocats et des évaluateurs de régimes de retraite (et, ultimement, des tribunaux). Les discussions sur la question ont typiquement porté sur l’opportunité d’utiliser la « méthode de la retraite » ou la « méthode de la cessation d’emploi ».[19] Ces termes comportent cependant beaucoup d’ambiguïté, et il n’est pas toujours évident de comprendre ce qu’un tribunal veut dire lorsqu’il mentionne qu’une méthode ou une autre est utilisée. En effet, on a suggéré que dans plusieurs cas où l’on prétendait utiliser la méthode de la cessation d’emploi, on utilisait plutôt la « méthode du taux d’intérêt réel » (que l’on nomme également la « méthode mixte retraite/cessation d’emploi »).

 

C. Méthode de la retraite c. méthode de la cessation d’emploi

Selon la méthode de la retraite, on présume que l’employé conservera son emploi chez le promoteur du régime jusqu’à ce qu’il/elle atteigne un âge de la retraite précis choisi par l’évaluateur. Ainsi donc, on calculera la valeur sur une base tenant compte des projections relatives aux augmentations futures de salaire, liées autant à l’inflation et aux promotions qu’aux hausses de productivité, ainsi que de la régularisation des états de service à venir et des améliorations possibles du régime de retraite. En revanche, selon la méthode de la cessation d’emploi, le montant des prestations de retraite à venir sera évalué comme si le participant au régime de retraite avait mis fin à son emploi à la date d’évaluation. Cela signifie que seuls les états de service régularisés à la date d’évaluation seront pris en compte, et cela semble signifier également que l’on n’accordera aucune considération à la possibilité que des augmentations de salaire surviennent après cette date.

Si l’on s’en tenait uniquement aux étiquettes employées par les tribunaux ontariens pour décrire leurs préférences quant aux méthodes d’évaluation, on conclurait que la méthode de la cessation d’emploi est beaucoup plus populaire que la méthode de la retraite, malgré que l’opinion selon laquelle elle constitue la meilleure méthode soit loin de faire consensus. (À vrai dire, la Cour suprême du Canada a soulevé la possibilité que la méthode de la retraite puisse parfois donner un bon résultat dans certaines circonstances[20]).

Deux arguments principaux ont été avancés au soutien de la méthode de la cessation d’emploi plutôt que de la méthode de la retraite. Le premier est qu’en extrapolant les niveaux de rémunération et les états de service gagnés après la séparation, la méthode de la retraite accorde au conjoint non participant les « fruits » des efforts fournis par le conjoint participant après la séparation et que cela contredit donc l’exigence de la LDF voulant que la valeur soit établie à la date d’évaluation.[21] La valeur d’une telle objection peut être débattue. Bien que la méthode de la retraite tienne indéniablement compte des événements postérieurs à la séparation (ou plutôt d’hypothèses à ce sujet), le multiplicateur « années de service » utilisé dans la formule d’un régime à prestations déterminées n’accorde pas plus d’importance aux dernières années de service d’un participant chez le promoteur qu’à ses premières[22] (même si le multiplicande en dollars employé dans la formule est manifestement basé sur des niveaux projetés de rémunération postérieurs à la séparation).

La deuxième objection à la méthode de la retraite se rapporte à sa nature hautement spéculative, compte tenu du fait qu’il soit nécessaire de faire des hypothèses au sujet de la rémunération du conjoint participant et de ses états de service à la date de sa retraite.[23] Ces hypothèses ne correspondent presque jamais parfaitement à la réalité future à mesure qu’elle se concrétise et elles peuvent même s’en éloigner sensiblement. Cela étant, la méthode de la cessation d’emploi implique également l’élaboration de plusieurs hypothèses. Afin d’établir une valeur actualisée, la méthode de la cessation d’emploi, comme la méthode de la retraite, doit recourir à des hypothèses pour savoir quand (et si[24]) le conjoint participant prendra sa retraite, et sur la durée du versement des prestations. Des hypothèses sont également faites au sujet des taux d’intérêt et d’imposition futurs. L’une quelconque de ces hypothèses peut s’avérer « inexacte », c’est-à-dire que les évènements peuvent ne pas correspondre aux hypothèses et, de fait, ils varieront presque certainement dans un cas donné, malgré leur validité d’un point de vue actuariel. Et, si les hypothèses choisies s’avèrent inexactes, la valeur réelle des prestations de retraite et leur valeur estimée à des fins d’égalisation pourraient dramatiquement diverger, au grand désavantage de l’un ou de l’autre des conjoints. Par exemple, s’il arrive que le conjoint participant reçoive des prestations de retraite pour une durée supérieure à celle ayant servi aux fins de l’évaluation, la valeur réelle des droits en vertu du régime de retraite pourrait, en bout de course, excéder, peut-être même grandement, la valeur qu’on leur aurait attribuée à titre de biens familiaux nets.

 

D. Les tribunaux préfèrent-ils vraiment la méthode de la cessation d’emploi?

Dans Bascello c. Bascello,[25] la Cour a étudié un certain nombre de décisions des tribunaux ontariens prétendant appliquer la méthode de la cessation d’emploi et elle a conclu que la plupart de ces décisions n’utilisaient pas une méthode de la cessation d’emploi à strictement parler, mais plutôt une « méthode du taux d’intérêt réel »[26] (souvent appelée la « méthode mixte retraite/cessation d’emploi »). Selon cette méthode, l’évaluation est fondée sur le droit à des prestations constaté à la date d’évaluation, tout en tenant compte de l’inflation (du moins, dans le cas des régimes entièrement indexés, comme le sont la plupart des régimes du secteur public)[27]. Seules les hausses de salaire non liées à l’inflation, comme celles découlant d’une promotion ou d’une hausse de productivité, ne sont pas prises en compte.

Une autre raison pour laquelle la méthode habituellement employée par les tribunaux ontariens ne constitue pas une véritable méthode de la cessation d’emploi vient du traitement du droit d’un employé à une préretraite selon le régime de retraite sans réduction des prestations déterminées. Alors que les tribunaux qui prétendent appliquer la méthode de la cessation d’emploi ne tiennent pas compte d’un emploi réel ou potentiel postérieur à la date d’évaluation afin de calculer le montant des prestations de retraite