L’évaluation de la valeur d’un régime à cotisations déterminées pose généralement peu de difficultés : celle calculée aux fins des biens familiaux nets sera simplement le total des cotisations effectuées durant le mariage et du rendement des cotisations investies à la date d’évaluation. Avec un régime à prestations déterminées, cependant, cette méthode fondée sur les cotisations ne permet pas d’en arriver à une valeur appropriée, puisque les prestations auxquelles le participant au régime a droit n’auront aucun lien direct avec les cotisations accumulées et le rendement du placement. Le droit de recevoir des prestations sera plutôt décidé selon une formule préétablie, habituellement basée sur les années de service multipliées par un pourcentage précis de la moyenne des revenus du participant lors de ses dernières années de travail. Assimiler la valeur de ces droits au total des cotisations effectuées et du rendement sur le capital investi peut faire en sorte que la valeur véritable soit considérablement sous-estimée.[127] Il y a lieu d’avoir recours à une méthodologie différente.

 

A. Valeur actualisée

Pour obtenir un chiffre qui peut correctement s’appliquer à un régime de retraite à prestations déterminées aux fins de l’égalisation, il faut que la « valeur actualisée » (parfois appelée « valeur capitalisée en date d’aujourd’hui »)[128] soit déterminée. La valeur actualisée d’une suite de versements devant débuter à un moment donné dans l’avenir peut être vue comme le montant qu’on aurait à investir aujourd’hui de façon à ce que, à la date du début du versement des prestations, le capital originellement investi et le rendement accumulé permettent de couvrir exactement tous les versements à effectuer à mesure de leur exigibilité. Dans le contexte précis de l’échec du mariage et d’un régime de retraite à prestations déterminées, la valeur actualisée à la date d’évaluation sera le montant qu’il aurait fallu investir ce jour-là de façon à ce que le capital originellement investi et le rendement accumulé suffisent exactement à financer les prestations mensuelles lorsque le régime de retraite devient payable.[129] Bien entendu, ce chiffre est forcément une conjecture. À la date d’évaluation, la personne responsable de l’évaluation[130] ne sait pas quand les prestations devront commencer à être versées (si la date de la retraite n’est pas connue ce jour-là), ni si elles seront versées un jour (puisqu’il est possible que l’employé soit le premier conjoint à décéder), ni pendant combien de temps elles seront versées (puisque la date du décès n’est pas connue), et l’évaluateur ne sait pas non plus combien un placement donné rapportera à la longue (puisqu’on ne connaît ni le taux d’intérêt, ni le taux d’inflation futurs). N’étant pas omniscient quant à l’avenir, l’évaluateur doit formuler des hypothèses spéculatives quant à toutes ces variables. Comme l’a noté la Cour suprême du Canada, déterminer une valeur actualisée est « une affaire d’estimation raisonnée dont se chargent des actuaires ». [131]

 

B. Méthodes d’évaluation

Même si l’on remet peu en question aujourd’hui le fait que la méthode de la valeur actualisée est préférable à celle des cotisations lors de l’évaluation d’un régime de retraite à prestations déterminées,[132] un certain degré d’incertitude continue à planer quant à la façon de calculer la valeur actualisée. Ni la LDF ni la LRR ne nous orientent sur la façon d’évaluer les droits en vertu du régime de retraite aux fins du calcul des biens familiaux nets,[133] et donc, la façon d’y parvenir est laissée à la discrétion des parties, de leurs avocats, des actuaires ou des autres évaluateurs de régimes de retraite et, ultimement, des tribunaux. Les discussions sur la question ont typiquement porté sur l’opportunité d’utiliser la « méthode de la retraite » ou la « méthode de la cessation d’emploi ».[134] Ces termes comportent cependant beaucoup d’ambiguïté et il n’est pas toujours évident de comprendre ce qu’un tribunal veut dire lorsqu’il mentionne qu’une méthode ou une autre est utilisée. En effet, on a suggéré que dans plusieurs cas où l’on prétendait utiliser la méthode de la cessation d’emploi, on utilisait plutôt la « méthode du taux d’intérêt réel » (que l’on nomme également la « méthode mixte retraite/cessation d’emploi »).

 

C. Méthode de la retraite c. méthode de la cessation d’emploi

Selon la méthode de la retraite, on présume que l’employé conservera son emploi chez le promoteur du régime jusqu’à ce qu’il atteigne un âge de la retraite précis choisi par l’évaluateur. Ainsi donc, on calculera la valeur sur une base tenant compte des projections relatives aux augmentations futures de salaire, liées autant à l’inflation et aux promotions qu’aux hausses de productivité, ainsi que de la régularisation des états de service à venir et des améliorations possibles à l’avenir des droits des participants aux termes du régime. En revanche, selon la méthode de la cessation d’emploi, le montant des prestations de retraite à venir sera évalué comme si le participant au régime de retraite avait mis fin à son emploi à la date d’évaluation. Cela signifie que seuls les états de service régularisés à la date d’évaluation seront pris en compte, et cela semble signifier également que l’on n’accordera aucune considération à la possibilité que des augmentations de salaire ou des bonifications du régime surviennent après cette date.

Si l’on s’en tenait uniquement aux étiquettes employées par les tribunaux ontariens pour décrire leurs préférences quant aux méthodes d’évaluation, on conclurait que la méthode de la cessation d’emploi est beaucoup plus populaire que la méthode de la retraite, même si l’opinion selon laquelle elle constitue la meilleure méthode soit loin de faire consensus. (À vrai dire, la Cour suprême du Canada a soulevé la possibilité que la méthode de la retraite puisse parfois donner un bon résultat dans certaines circonstances.)[135]

Deux arguments principaux ont été avancés au soutien de la méthode de la cessation d’emploi plutôt que de la méthode de la retraite. Le premier est qu’en extrapolant les niveaux de rémunération et les états de service qui pourraient être gagnés après la date d’évaluation, la méthode de la retraite accorde au conjoint non participant les « fruits » des efforts fournis par le conjoint participant après la séparation et que cela contredit donc l’exigence de la LDF voulant que la valeur soit établie à la date d’évaluation.[136] La valeur d’une telle objection peut être débattue. Bien que la méthode de la retraite tienne indéniablement compte des événements postérieurs à la séparation (ou plutôt d’hypothèses à ce sujet), le multiplicateur « années de service » utilisé dans la formule d’un régime à prestations déterminées n’accorde pas plus d’importance aux dernières années de service d’un participant chez le promoteur qu’à ses premières[137] (même si le multiplicande en dollars employé dans la formule est manifestement basé sur des niveaux de rémunération postérieurs à la séparation).

La deuxième objection à la méthode de la retraite se rapporte à sa nature hautement spéculative, compte tenu du fait qu’il soit nécessaire de faire des hypothèses au sujet de la rémunération du conjoint participant, de ses états de service et des améliorations qui auront été apportées au régime à la date de sa retraite.[138] Ces hypothèses ne correspondent presque jamais parfaitement à la réalité future à mesure qu’elle se concrétise et elles peuvent même s’en éloigner sensiblement. Cela étant, la méthode de la cessation d’emploi implique également l’élaboration de plusieurs hypothèses qui ne se concrétiseront pas nécessairement à l’avenir. Afin d’établir une valeur actualisée, la méthode de la cessation d’emploi, comme la méthode de la retraite, doit recourir à des hypothèses pour savoir quand (et si)[139] le conjoint participant prendra sa retraite, et sur la durée du versement des prestations. Des hypothèses sont également faites au sujet des taux d’intérêt et d’imposition futurs. L’une quelconque de ces hypothèses peut s’avérer « inexacte », c’est-à-dire que les événements peuvent ne pas correspondre aux hypothèses et, de fait, ils varieront en ce sens presque certainement dans un cas donné, malgré leur validité d’un point de vue actuariel. Et, si, effectivement, la réalité future diverge considérablement des hypothèses posées, la valeur réelle des prestations de retraite et leur valeur estimée à des fins d’égalisation pourraient dramatiquement diverger, au grand désavantage de l’un ou de l’autre des conjoints. Par exemple, si le conjoint participant reçoit des prestations de retraite pour une durée supérieure à celle ayant servi aux fins de l’évaluation, la valeur réelle des droits en vertu du régime de retraite pourrait, en bout de course, excéder, peut-être même grandement, la valeur qu’on leur aurait attribuée à titre de biens familiaux nets.

 

D. Les tribunaux préfèrent-ils vraiment la méthode de la cessation d’emploi?

Dans Bascello c. Bascello,[140] on a étudié un certain nombre de décisions des tribunaux ontariens prétendant appliquer la méthode de la cessation d’emploi et on est parvenu à la conclusion que la plupart de ces décisions n’utilisaient pas une méthode de la cessation d’emploi à strictement parler, mais plutôt une « méthode du taux d’intérêt réel ». Selon cette méthode, l’évaluation est fondée sur le droit à des prestations constaté à la date d’évaluation, tout en tenant compte de l’inflation (du moins, dans le cas des régimes entièrement indexés, comme le sont la plupart des régimes du secteur public).[141] Seules les hausses de salaire non liées à l’inflation, comme celles découlant d’une promotion ou d’une hausse de productivité, ne sont pas prises en compte. (La méthode du taux d’intérêt réel tire son nom du fait qu’elle tient compte de l’inflation en ayant recours à une actualisation fondée sur la différence entre les taux d’inflation et les taux d’intérêt nominaux, lesquels ont été relativement constants à long terme malgré les fluctuations qui se produisaient dans les taux nominaux).[142]

Un autre aspect de la méthode habituellement employée par les tribunaux ontariens et qui a été cerné dans l’arrêt Bascello comme étant incompatible avec une véritable méthode de la cessation d’emploi vient du traitement du droit d’un employé à une préretraite selon le régime de retraite sans réduction des prestations déterminées. Alors que les tribunaux qui prétendent appliquer la méthode de la cessation d’emploi ne tiennent pas compte d’un emploi réel ou potentiel postérieur à la date d’évaluation afin de calculer le montant des prestations de retraite, dans la plupart des cas relatifs aux régimes de retraite comprenant une option de retraite non pénalisante, les tribunaux ont présumé que l’emploi de l’employé continuerait, pour permettre de conserver le droit d’exercer cette option, et ce, afin d’établir la date à laquelle l’employé prendrait vraisemblablement sa retraite.

L’incidence de cette méthode peut être illustrée à l’aide de l’exemple d’une employée détenant vingt-et-une années de service, qui aurait 45 ans à la date d’évaluation et dont le régime de retraite établit l’âge normal de la retraite à 65 ans, tout en accordant un droit de préretraite, sans pénalité, si l’employée se qualifie grâce à un « facteur 90 ». Une évaluation fondée sur la véritable méthode de la cessation d’emploi ne tiendrait pas compte de la possibilité de préretraite sans pénalité, puisque la prémisse de la méthode de la cessation d’emploi est d’évaluer le droit à des prestations de retraite futures comme si le participant au régime avait mis fin à son emploi à la date d’évaluation, et que, en l’occurrence, l’employée dans notre exemple atteindrait l’âge normal de la retraite avant d’avoir atteint le facteur 90.[143] Cependant, même si le montant de ses prestations à des fins d’évaluation est fondé sur ses années de service à la date d’évaluation, la plupart des tribunaux postuleront l’emploi continu après la date d’évaluation et la qualification éventuelle à des prestations de préretraite non réduites (ce qui, dans le cas de l’employée de notre exemple, surviendrait à l’âge de 57 ans)[144] pour choisir la date la plus probable de la retraite.[145] (Un rabais est habituellement ajouté pour tenir compte de l’objection que l’emploi du conjoint participant puisse prendre fin avant la date de la retraite à cause d’une mise à pied ou pour d’autres motifs).[146] Cela peut avoir un impact important sur l’évaluation puisque, dans les cas où l’employée prend sa retraite avant l’âge normal de la retraite, les prestations seront probablement versées pendant une plus longue durée, ce qui en augmente la valeur.[147]

La méthode utilisée dans l’arrêt Bascello et dans la majorité des autres décisions qui y sont analysées semble être devenue la méthode dominante d’évaluation des régimes de retraite en Ontario. Même si l’arrêt Bascello l’a désignée comme étant la « méthode du taux d’intérêt réel », certains commentateurs l’ont libellée la « méthode mixte retraite/cessation d’emploi », puisqu’elle combine des éléments à la fois de la méthode de la cessation d’emploi (en ce sens que la cessation d’emploi à la date d’évaluation est prise pour hypothèse afin de calculer le montant de la prestation de retraite accumulée) et de la méthode de la retraite (en ce sens que l’inflation est comptabilisée lorsque le régime est indexé et la continuité de l’emploi est prise pour hypothèse aux fins de l’admissibilité éventuelle à prendre une retraite anticipée en touchant une prestation non réduite.)[148] La Cour dans l’arrêt Bascello s’est montrée très critique à l’endroit de cette terminologie, argumentant que les expressions « méthode de la cessation d’emploi », « méthode de la retraite » et « méthode mixte retraite/cessation d’emploi » ne traduisaient pas convenablement les hypothèses actuarielles utilisées; elle recommandait plutôt que la méthode d’évaluation soit décrite de manière à indiquer s’il y avait prise en compte d’une indexation intégrale, partielle ou inexistante avant la retraite.[149] Avec respect, toutefois, une description du genre de celle qui a été adoptée dans l’arrêt Bascello est également insuffisante en ce sens qu’elle omet de donner une indication du mode de traitement des droits non acquis à une prestation de retraite anticipée non réduite. Il se peut qu’il soit tout simplement impossible de concevoir des expressions qui soient à la fois raisonnablement concises et exhaustives sur le plan de la signification. De toute façon, même si les étiquettes « méthode de la cessation d’emploi », « méthode de la retraite » et « méthode mixte retraite/cessation d’emploi » laissent quelque peu à désirer, elles transmettent, du moins en partie, une notion des principes sous-jacents, le qualificatif « mixte » suggérant un juste milieu entre deux méthodologies plus radicales qui s’opposent. En conséquence, ces expressions seront utilisées dans le présent rapport.

Dans sa Norme de pratique pour le calcul de la valeur capitalisée des droits à pension à la rupture du mariage aux fins des paiements forfaitaires de péréquation, publiée en 1993, l’Institut canadien des actuaires faisait mention à la fois de la « méthode de la cessation d’emploi » et de la « méthode de la retraite », indiquant que le choix de la méthode dépendrait du territoire dans lequel avait lieu le partage ou l’égalisation des biens familiaux.[150] Cette terminologie ne figure pas à la section 4300 des Normes de pratique de l’Institut, qui ont remplacé la norme initiale sur la rupture de mariage, mais il semblerait que le choix de la méthode continue de demeurer une question de droit du territoire concerné plutôt que de faire l’objet d’un impératif professionnel. Les normes actuelles indiquent qu’un actuaire pourrait parvenir à plus d’un chiffre dans le cadre de l’évaluation d’un régime de retraite en raison du traitement d’augmentations salariales futures possibles, à la fois celles qui sont fondées sur l’inflation et celles qui sont fondées sur la productivité;[151] elles énoncent également, en ce qui a trait à l’âge de la retraite, qu’un actuaire indiquerait habituellement dans son rapport plusieurs valeurs différentes en fonction d’une fourchette d’âges de retraite, y compris la date normale de retraite, l’âge minimal auquel le participant pourrait opter pour une rente dont le montant n’est pas réduit, en supposant une cessation d’emploi à la date d’évaluation et l’âge minimal auquel le participant pourrait opter pour une telle rente en supposant qu’il demeure en poste au-delà de la date d’évaluation.[152] Bien entendu, les normes actuelles sont suffisamment souples afin de permettre le recours à n’importe laquelle des méthodes, soit la méthode de la cessation d’emploi, la méthode de la retraite ou la méthode mixte.

Malgré l’arrêt Bascello et un certain nombre d’autres qui semblent rejeter la méthode de la cessation d’emploi en substance plutôt qu’en la nommant (du moins dans sa forme la plus pure), ce domaine du droit ne peut pas être considéré comme étant entièrement résolu. Dans Salib c. Cross,[153] arrêt décidé après Bascello, la Cour d’appel de l’Ontario a approuvé l’utilisation par le tribunal de première instance d’une méthode de cessation d’emploi assez exigeante selon laquelle le régime de retraite de la conjointe participante a été évalué en fonction d’une retraite avec des prestations réduites, même si la date de la retraite était présumée être le premier jour auquel elle se qualifierait pour des prestations non réduites.[154] Des méthodes qui auraient permis une évaluation plus élevée ont été rejetées parce qu’elles auraient été trop spéculatives, étant donné que, selon les faits mis en preuve, de longs états de service après la date d’évaluation devaient être présumés. D’autre part, ainsi qu’il a été observé auparavant, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Best c. Best, a indiqué que la méthode de la retraite pouvait être valable dans certaines circonstances. Ainsi, il semble que, même si la méthode mixte retraite/cessation d’emploi est la plus fréquemment utilisée, un tribunal a toute la discrétion voulue d’appliquer la méthode de la cessation d’emploi ou la méthode de la retraite s’il considère qu’il s’agit de la méthode produisant les résultats les plus justes dans un cas donné.[155] Cela signifie cependant qu’une part d’incertitude fondamentale subsiste quant à la façon d’évaluer un régime de retraite à prestations déterminées aux fins du droit de la famille.

 

E. États de service régularisés antérieurs au mariage

Une question relative à l’évaluation à l’égard de laquelle la certitude est remise en question se rapporte à la situation où le conjoint participant a adhéré au régime de retraite avant le mariage. Il s’agit alors de fixer une valeur des droits aux prestations non seulement à la date de la séparation mais également à la date à laquelle les conjoints se sont mariés, étant donné que la LDF exige que la valeur des biens dont les conjoints étaient propriétaires à la date du mariage soit déduite dans le calcul des biens familiaux nets. Deux méthodes afin d’aborder cette situation ont été mises de l’avant, soit la « méthode au prorata » et la « méthode de la valeur ajoutée ». Aux termes de la première, la valeur à la date de séparation[156] est multipliée par le quotient obtenu lorsque le nombre d’années de service ouvrant droit à la pension pendant le mariage est divisé par le nombre total d’années de service ouvrant droit à la pension à la date de séparation. En revanche, la méthode de la valeur ajoutée fait intervenir des évaluations actuarielles distinctes pour la date du mariage et la date de la séparation. (En d’autres mots, la valeur à la date du mariage n’est pas simplement dérivée de la valeur à la date de la séparation.) La méthode au pro rata a tendance à produire une valeur plus élevée à la date du mariage que la méthode de la valeur ajoutée, ce qui se solde nécessairement par l’attribution d’une valeur moindre à la quote-part des prestations qui se sont accumulées au cours du mariage, et d’aucuns ont prétendu que l’omission de prévoir une évaluation distincte en date du mariage est incompatible avec les exigences de la LDF;[157] toutefois, la méthode au prorata a été approuvée comme étant, en général, la méthode la plus équitable par une majorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Best c. Best.[158]

 

F. Hypothèses en matière d’évaluation : l’âge de la retraite

Ainsi qu’il a été observé, l’hypothèse qui est faite concernant l’âge auquel l’employé prendra vraisemblablement sa retraite peut avoir une incidence très importante sur l’évaluation des droits d’un conjoint participant aux termes d’un régime à cotisations déterminées; plus la date de la retraite intervient tôt, plus longue sera la durée pendant laquelle les versements de prestations se poursuivront et, en conséquence, plus la valeur attribuée à ces droits sera élevée. Il en résulte la possibilité que le conjoint participant et le conjoint non participant, par intérêt propre, proposent des positions opposées à l’égard de la date de retraite probable. Le conjoint participant, qui souhaite parvenir à une valeur plus faible, peut prétendre qu’il n’a pas l’intention de prendre sa retraite avant la date normale de retraite ou plus tard, tandis que le conjoint non participant, qui souhaite établir une valeur plus élevée, peut faire valoir que le participant avait toujours eu l’intention de prendre sa retraite à la première date à laquelle des prestations non réduites pouvaient être touchées.

Dans plusieurs affaires décidées peu de temps après l’entrée en vigueur de la LDF, il a été statué que, lorsque les éléments de preuve présentés en rapport avec la date de retraite probable se contredisent, l’on devrait présumer qu’un employé prendra sa retraite à la première date à laquelle il serait admissible à toucher des prestations non réduites.[159] Dans d’autres décisions rendues peu de temps après l’entrée en vigueur de la LDF, les tribunaux ont statué que, dans l’éventualité d’un tel conflit, l’évaluation devrait être réalisée en prenant pour hypothèse que l’employé prendrait sa retraite au point médian entre la première date à laquelle il est admissible à toucher des prestations non réduites et la date normale de retraite.[160] Toutefois, dans deux décisions rendues en 1996,[161] la Cour d’appel de l’Ontario a rejeté ces méthodes, statuant qu’un tribunal de première instance doit parvenir à une conclusion concernant la date de retraite probable selon la prépondérance des probabilités en fonction des éléments de preuve qui lui ont été présentés. Cette position semble avoir reçu l’aval implicite de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Best,[162] cette Cour a alors conclu que lorsqu’il y a recours à la méthode de la cessation d’emploi[163] dans le cadre de l’évaluation des droits à des prestations, il n’y a pas lieu de tenir compte d’éléments de preuve postérieurs à la date d’évaluation lors de l’établissement d’une date de retraite probable,[164] puisque l’acceptation de tels éléments de preuve pourrait inciter des « agissements stratégiques »[165] (par exemple, le fait que le membre participant revienne censément sur son intention déclarée antérieurement de prendre sa retraite dès qu’il était admissible à toucher des prestations non réduites).

Bien entendu, il y a tout lieu qu’un tribunal se montre fort sceptique lorsqu’une partie à un différend présente des éléments de preuve favorables à sa position. Toutefois, le fait que l’échec du mariage entraîne généralement des conséquences financières défavorables signifie que les projets concernant la retraite doivent nécessairement être retardés – il y a lieu de se demander si la décision prise de retarder le moment de la prise de sa retraite dans de telles circonstances devrait en réalité être perçue en termes d’éléments de preuve postérieurs à la date d’évaluation, même si cette décision n’a pas pleinement pris forme ou été articulée jusqu’à un moment donné après la séparation lorsque ces conséquences sont devenues manifestes. (En abordant la question d’une autre façon, la séparation, dans les faits, dans plusieurs cas, aura pour incidence immédiate de faire en sorte qu’il soit difficile, voire impossible, pour le participant de prendre sa retraite dès qu’il l’avait initialement projeté, même s’il n’y avait pas réfléchi à la date de la séparation). Le fait de fonder une évaluation sur une date de retraite présumée choisie en fonction de déclarations d’intention vagues faites par le passé lorsqu’elle tomberait (ou tombe) bien avant la date à laquelle l’employé prendra (ou a pris) sa retraite en réalité signifie que la valeur des droits aux prestations sera considérablement exagérée au détriment du conjoint participant. En revanche, il existe un danger évident de faire injustice au conjoint non participant si l’on accepte sans discuter les éléments de preuve postérieurs à la séparation et présentés par le cotisant à l’égard de ses projets de retraite.

De tels facteurs sembleraient favoriser l’établissement d’une présomption établie par la loi fondée sur le point médian entre la première date à laquelle le participant peut prendre sa retraite en touchant des prestations non réduites et la date normale de retraite énoncée dans le régime.[166] Toutefois, il existe de nombreuses situations où une telle présomption ne serait pas pratique ou produirait des résultats inéquitables. Certains régimes n’offrent pas de possibilité de retraite anticipée en touchant des prestations non réduites. Certains régimes prévoient de telles possibilités, mais y rattachent des conditions selon l’atteinte d’un certain âge, tandis que tel n’est pas le cas à l’atteinte d’un autre âge. D’autres régimes imposent une restriction à la régularisation d’états de service, ce qui mène à la possibilité que le plafond soit atteint avant le point médian.[167] Certains régimes, dans une certaine mesure, peuvent subventionner la retraite anticipée à des âges antérieurs à celui où il est possible de toucher des prestations de retraite non réduites, et ce, en imposant une réduction qui est moindre qu’une pleine réduction actuarielle, de sorte que la valeur des prestations de retraite réduites puisse, en réalité, être supérieure aux prestations qui seraient disponibles lorsque le membre atteint l’âge auquel il lui est possible, pour la première fois, de toucher des prestations non réduites. En outre, dans certains cas, il se peut que le participant ait adhéré au régime à un stade très avancé de sa carrière, ce qui fait en sorte qu’il soit presque inconcevable qu’il prenne sa retraite au moment du point médian. Compte tenu de la complexité et de la diversité des options offertes en matière de régimes de retraite ainsi que de la multitude des diverses circonstances qui peuvent survenir dans les faits, la CDO n’est pas persuadée du bien-fondé d’une présomption concernant l’âge de la retraite. De notre avis, toute question relative au moment où un participant prendra sa retraite devrait continuer à être traitée comme question de fait et être résolue en fonction des éléments de preuve selon la prépondérance des probabilités.

 

G. Autres hypothèses en matière d’évaluation

À l’instar des hypothèses concernant la date à laquelle le conjoint participant prendra vraisemblablement sa retraite qui toucheront la valeur attribuée aux droits aux prestations du participant (en ce sens que plus la date de retraite intervient tôt, plus les prestations seront vraisemblablement versées sur une période plus longue et, en conséquence, plus leur valeur sera élevée), les hypothèses concernant la date à laquelle le conjoint participant mourra toucheront également la valeur (en ce sens que plus la date du décès intervient tôt, plus courte sera la période au cours de laquelle les prestations seront versées et, en conséquence, plus leur valeur sera faible). Toutefois, les évaluateurs de régimes de retraite ne tentent généralement pas de faire des prédictions propres au décès d’une personne donnée,[168] plutôt, ils se fient à des tables de mortalité qui indiquent censément la probabilité de décès à un an près pour chaque âge au cours de la durée de vie humaine pour un important bassin de population (habituellement 1 000 personnes). En ayant recours à une telle table, l’évaluateur tient compte de la probabilité de survie du participant au-delà d’une année donnée.

La doctrine, en partie, formule des critiques à l’égard des diverses tables de mortalité utilisées.[169] Il est reproché à celles qui ont été élaborées à des fins d’assurance-vie et de rentes, respectivement, d’exagérer ou de sous-estimer le taux de décès afin de faire preuve de prudence et de permettre une marge de profit,[170] le recours à ces tables entraînerait, respectivement, une valeur moindre ou plus élevée à l’égard du régime de retraite, ce qui porterait préjudice à l’un ou l’autre des conjoints. Les tables de Statistique Canada sont fondées sur la population générale et, en raison du fait que cette population comprend des personnes qui ne travaillent pas en raison de problèmes liés à la santé, il se peut qu’elles exagèrent le taux de décès.[171] Le paragraphe 4330.02 des Normes de pratique de l’Institut canadien des actuaires énonce que les actuaires devraient supposer des taux de décès conformes à une table de mortalité prescrite par la Direction des normes de pratique de l’Institut, modifiée, le cas échéant, pour tenir compte de l’état de santé détérioré du participant. Au moment de la rédaction du présent rapport, la table prescrite est une table de mortalité des rentes collectives,[172] toutefois, la CDO croit comprendre que l’Institut réexamine cette question.

Une autre hypothèse que pourrait faire un évaluateur de régimes de retraite concerne l’impôt sur le revenu. Le fait que le régime de retraite sera assujetti à l’impôt lorsque des prestations seront versées signifie que sa valeur réelle pour le participant sera moindre que sa valeur avant impôts,[173] et la Cour d’appel de l’Ontario a statué que l’évaluation d’un régime de retraite devrait opérer une déduction à l’égard des impôts qui seront vraisemblablement payés.[174] Les Normes de pratique de l’Institut canadien des actuaires précisent que, lorsque l’impôt doit être pris en compte, la déduction devrait être fondée sur le taux d’imposition moyen (plutôt que marginal) du participant, calculé en fonction de son revenu de retraite anticipé mais en supposant le maintien des règles fiscales existantes à l’égard des taux et fourchettes d’imposition et d’autres questions.[175]

Ainsi qu’il a été observé plus haut, la valeur actualisée des droits d’un conjoint participant aux termes d’un régime à cotisations déterminées à la date d’évaluation est le montant qui aurait dû être investi à cette date afin que le placement initial et les gains accumulés suffisent tout juste à financer les prestations mensuelles lorsque elles deviennent payables. Le calcul de ce montant nécessite que des hypothèses soient posées concernant les taux d’intérêt afin de projeter un rendement de placement théorique. À cet égard, les Normes de pratique prévoient des méthodes différentes à l’égard des régimes de retraite indexés et non indexés.

Pour les régimes de retraite indexés, le taux d’intérêt présumé pour les quinze premières années suivant la date d’évaluation est fondé sur le taux d’intérêt offert sur les obligations à rendement réel à long terme du gouvernement du Canada au cours du deuxième mois avant celui au cours duquel tombe la date d’évaluation; pour les années subséquentes, l’évaluateur présume un taux de 3,25 %, correspondant à ce qui pourrait être perçu comme le « taux d’intérêt réel » ou le « taux d’intérêt net » (c’est-à-dire le taux correspondant à ce qui traditionnellement a été l’écart relativement constant entre les taux d’inflation et les taux d’intérêt nominaux). Pour les régimes de retraite non indexés, le taux d’intérêt présumé pour les quinze premières années est fondé sur le taux offert sur les obligations traditionnelles à long terme du gouvernement du Canada; après quinze ans, un taux d’intérêt de 6,25 % est présumé, ce qui correspond au rendement historique moyen sur les obligations à long terme du gouvernement du Canada qui ne sont pas des obligations à rendement réel.[176] Dans les deux cas, le recours à un taux offert au moment de l’évaluation pour les premières quinze années et, par la suite, à un taux fixe fondé sur des données historiques traduit la notion que l’incidence des fluctuations du marché à court terme devrait être constatée mais que ces fluctuations auront tendance à s’annuler à plus longue échéance. Tous les autres facteurs étant égaux, la différence de traitement à l’égard des régimes de retraite indexés et non indexés en ce qui concerne les hypothèses quant aux taux d’intérêt aura tendance à produire une valeur plus élevée à l’égard d’un régime indexé qu’un régime non indexé, ce qui est manifestement de mise.

Pour ce qui est de certains régimes de retraite, il se peut que les participants n’aient pas droit à l’indexation de leurs prestations de retraite, étant donné qu’ils ne disposent d’aucun droit contractuel à l’indexation, mais le promoteur du régime peut néanmoins avoir adopté une pratique ou une politique d’augmenter les montants des prestations à l’occasion afin de compenser, à tout le moins dans une certaine mesure, l’incidence de l’inflation sur la valeur réelle du revenu de retraite. Il semblerait que la décision de savoir si le régime de retraite est évalué à des fins d’égalisation comme régime indexé ou non indexé dans un tel cas dépende de la mesure dans laquelle la pratique ou la politique est bien établie ou ancrée.[177]

 

H. Tant d’hypothèses privent-elles l’évaluation de sa légitimité?

Il est bien évident que l’évaluation d’un régime de retraite comporte plusieurs hypothèses. Ainsi qu’il a été observé ci-dessus, n’importe laquelle de celles-ci pourrait s’avérer « incorrecte », en ce sens que les événements pourraient se dérouler différemment de ce qui a été pris pour hypothèse; en réalité, dans ce sens, elles s’avéreront presque certainement incorrectes dans un cas particulier, en dépit de la validité des hypothèses d’un point de vue actuariel. Ceci rend-il, toutefois, l’évaluation non légitime?

Si les événements subséquents s’écartent considérablement de ce qui a été pris pour hypothèse, la véritable valeur, en bout de ligne, des prestations de retraite et la valeur qu’elles sont réputées avoir eues à des fins d’égalisation pourraient diverger de façon relativement considérable; l’on comprend que ceci puisse engendrer un sentiment de rancune de la part du conjoint « perdant ». Toutefois, si les droits aux termes de régimes de retraite à prestations déterminées doivent être considérés comme des biens aux fins du régime d’égalisation de la LDF, ils doivent nécessairement être évalués et, compte tenu du fait que la méthode des cotisations ne constitue manifestement pas une méthode d’évaluation convenable à l’égard de tels régimes, il est difficile de voir comment ces droits pourraient être évalués sans avoir recours à des hypothèses. (En effet, la seule façon d’obtenir une valeur non fondée sur des hypothèses et qui correspond exactement à ce que le participant touche en bout de ligne du régime consisterait à retarder l’évaluation jusqu’au moment du décès du participant, ce qui n’est manifestement pas une méthode utile à des fins d’égalisation.)[178]

L’on devrait toujours garder à l’esprit également que de nombreux éléments d’actif, et non seulement des droits en vertu d’un régime de retraite, pourraient, en bout de ligne, s’avérer avoir une valeur plus importante ou moindre que celle qui leur a été attribuée au moment de l’égalisation. Le cours d’actions pourrait chuter dans le cadre d’un marché baissier postérieur à l’évaluation; un foyer conjugal pourrait se vendre moyennant un montant bien plus élevé que sa valeur à des fins d’égalisation si les prix de l’immobilier font l’objet d’offres à la hausse après le jour d’évaluation – même si ces possibilités (ou l’inverse de celles-ci) se produisent, les valeurs au jour d’évaluation ne sont pas en conséquence rendues illégitimes. Si les régimes de retraite doivent demeurer au sein du régime d’égalisation, ils doivent être évalués et l’évaluation comporte le risque (à vrai dire l’inévitabilité presque assurée) de l’évolution de la valeur après l’égalisation, comme c’est le cas de tout bien. Le véritable problème posé par l’égalisation à l’égard des régimes de retraite réside non pas dans leur évaluation mais bien dans leur règlement.

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