A.             Introduction 

Ce projet se penche sur la signification des termes « travail précaire » et sur l’identité de ceux qui l’accomplissent, que nous nommons les « travailleurs vulnérables ». Il explore les diverses dimensions et ramifications du travail « précaire » (ou « conditionnel », « non traditionnel » ou « atypique »), tant au niveau des conditions de travail, du degré de protection accordée par la législation et des processus d’application des lois, que de ses effets immédiats et à plus long terme dans la vie quotidienne des travailleurs. 

 

B.             Travail précaire


1.                 Qu’est-ce que le travail précaire?
 

Le « travail précaire » se définit plus particulièrement par rapport au « lien d’emploi typique ». Ce lien d’emploi typique correspond à un travail continu à temps plein ou permanent pour la durée de la vie active et pour un salaire et des avantages sociaux raisonnables. La présomption d’un lien d’emploi typique a permis la création du « filet de sécurité sociale », qui devait couvrir les interruptions d’emploi et, jusqu’à un certain point, l’« après-vie active ». Même si le lien d’emploi typique ne s’est jamais appliqué à toutes les relations d’emploi, avec le temps, il s’est fait plus rare. Les travailleurs passent d’un emploi à l’autre de plus en plus fréquemment et l’on voit de plus en plus de travailleurs employés à court terme avec peu ou pas d’avantages sociaux ou engagés dans une relation où ils sont traités comme des entrepreneurs (in)dépendants, même si leurs conditions de travail ressemblent à un emploi à plusieurs égards. Ils ont peu de sécurité d’emploi ni d’influence sur leurs conditions de travail.[1] La Cour suprême du Canada et le ministère du Travail de l’Ontario ont tous deux reconnu que le concept de « travailleur vulnérable » était associé avec certains types de travail.[2] 

Le travail précaire peut être défini par sa structure ou par son genre. Différentes sortes de travail à temps partiel, à son compte, autonome ou temporaire sont des formes assez répandues de travail précaire.  

Le travail à temps partiel prend habituellement 20 ou 24 heures par semaine (par exemple), ou il peut correspondre à un travail temporaire comme lorsqu’un travailleur est réengagé pour la période de Noël chaque année. Un travailleur peut obtenir un emploi temporaire par le biais d’une agence de placement temporaire, en communiquant directement avec un employeur, par contrat à durée déterminée variant de quelques semaines à environ un an ou par le biais d’un programme fédéral de migration. Bien que le travail puisse être « temporaire » du point de vue du travailleur, il peut revêtir un caractère permanent ou régulier du point de vue de l’employeur. Les lois de nature protectrice ne distinguent pas entre les employés à temps plein et à temps partiel, mais les employeurs n’ont aucune obligation de payer les travailleurs à temps partiel au même taux que les travailleurs à temps plein, ni de leur fournir les mêmes avantages sociaux. Les femmes sont surreprésentées dans le travail à temps partiel.[3] 

Le travail indépendant autonome compte pour 16 % de l’emploi au Canada en 2000. La plupart des travailleurs de cette catégorie ne contrôlent pas la façon d’effectuer le travail et ne bénéficient pas des hausses des profits de l’entreprise; ils ne s’apparentent pas aux propriétaires de petites entreprises (les « entrepreneurs »), mais plutôt à des employés. Quoi qu’il en soit, ils peuvent ne pas être couverts par des lois de nature protectrice qui s’appliquent aux « employés » parce qu’ils ne sont pas considérés en être. Ce genre de travail précaire a augmenté au cours des deux dernières décennies, surtout chez les femmes.[4]

L’emploi temporaire constitue 12,5 % de tous les emplois canadiens; beaucoup d’employés temporaires gagnent environ la moitié du salaire des employés à temps plein pour le même genre de travail; moins de 10 % ont droit à de l’assurance-maladie complémentaire et seulement 2 % à de l’assurance pour soins dentaires.[5]

Les travailleurs travaillant pour des agences de placement temporaire (ou « agences de placement ») sont des employés temporaires. (Les agences de placement fournissent des employés à leurs clients « employeurs » pour des périodes déterminées ou les y affectent.) Depuis les années 1990, le nombre d’agences de placement est passé de 1300 à 4200 en 2004, avec des revenus de 6 milliards de dollars, dont 60 % provenaient de l’Ontario.[6] Beaucoup des employés d’agences de placement ont obtenu de nouveaux droits et avantages en novembre 2009 grâce au projet de loi 139, la Loi modifiant la Loi de 2000 sur les normes d’emploi en ce qui concerne les agences de placement temporaire et certaines autres questions, bien que ces nouvelles dispositions ne s’appliquent pas à tous les employés d’agences de placement, comme à ceux qui fournissent des services de nature personnelle, sous réserve de certaines conditions. Le projet de loi 139 précise que l’agence de placement est l’employeur du travailleur, plutôt que l’entité où le travailleur pourrait être affecté. Les employés d’agences de placement ont maintenant droit à des jours fériés payés et à une indemnité de cessation d’emploi. 

Les travailleurs participant à des programmes fédéraux de migration reçoivent des visas leur permettant de travailler au Canada pour des durées déterminées, ce qui fait qu’autant leurs emplois que leurs statuts d’immigrants sont temporaires. Le nombre de travailleurs étrangers temporaires a augmenté de 125 % depuis les années 1990. Les travailleurs qui entrent au Canada grâce à des programmes fédéraux de migration temporaire sont souvent destinés à un travail précaire. D’autres programmes d’immigration visent des travailleurs ou des entrepreneurs spécialisés ou économiquement à l’aise pour qui les modalités des programmes pertinents ne sont pas aussi restrictives. 

Le Programme fédéral des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), qui fut lancé en 1966, permet aux travailleurs (qui proviennent aujourd’hui surtout du Mexique) de travailler au Canada jusqu’à huit mois par année. Ces travailleurs ne peuvent prolonger leur séjour ni réclamer de statut de résidence permanente pendant leur séjour au Canada.[7] 

Le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET) débuta en 2003 afin de recruter des travailleurs dans divers secteurs d’activité, comme l’agriculture, la construction, le tourisme et le conditionnement des viandes. Ces derniers travaillent pendant deux ans sans avoir le droit de rester au pays après cette période, tout comme les travailleurs du PTAS. DE nouveaux règlements, qui entreront en vigueur en avril 2011, prévoient que les travailleurs du PTET ne peuvent demeurer au Canada plus de quatre ans et qu’ils doivent attendre quatre autres années avant de se porter à nouveau candidats au programme.[8]

Une exception importante au statut d’immigrant temporaire prévu aux programmes fédéraux est celle du Programme concernant les aides familiaux résidants (qui existe sous diverses formes depuis 1910) et qui permet aux aides familiaux (sic) de travailler comme domestiques au Canada initialement pendant deux ans, puis de prolonger leur séjour ou demander le statut de résident permanent.[9] 

Les différents types de travail précaire accordent plus de flexibilité aux employeurs qui n’ont pas besoin de travailleurs à temps plein toute l’année, mais seulement pour certaines tâches ou qui ne parvient pas à recruter des travailleurs canadiens pour certains types de travaux. Il arrive qu’un employeur cherche aussi à éviter de verser des avantages sociaux auxquels un travailleur à temps plein aurait droit. 

Ce sont parfois les travailleurs qui souhaitent avoir des conditions de travail flexibles, même s’ils préfèrent habituellement travailler à temps plein. Pour certains, cela leur permet d’acquérir une expérience de travail canadienne, de se consacrer à d’autres initiatives personnelles ou d’améliorer leurs finances de façon ponctuelle. Les travailleurs migrants gagnent mieux leur vie au Canada que dans leurs pays d’origine, ce qui leur permet d’envoyer de l’argent « au pays ». Pour d’autres, cependant, le travail précaire peut signifier cumuler les emplois pour gagner leur vie décemment et soutenir leur famille (le cumul d’emplois n’est cependant pas offert aux travailleurs migrants).  

Les travailleurs dits « vulnérables », ayant de bas salaires, peu d’avantages sociaux (sinon aucun) et dont l’emploi continu est toujours remis en question ont toujours existé. Par ailleurs, d’autres travailleurs ont bénéficié d’un « lien d’emploi typique » avec un employeur pendant toute leur vie active ou, du moins, de longues périodes. De plus en plus, le travail conçu pour être permanent et pour fournir un « lien d’emploi typique » s’est précarisé. Pour certains employés, cette précarité croissante est compensée par des occasions de formation ou d’autres avantages.[10] Ce n’est toutefois pas le cas pour les travailleurs faisant l’objet de ce projet. 

Beaucoup de lois de nature protectrice ne font pas explicitement la distinction entre employés à temps partiel ou temporaires et employés à temps plein, mais les employés à temps partiel ou temporaires ne pourront pas en tirer parti pour de multiples raisons. Ainsi, des travailleurs peuvent être incapables de respecter les exigences en matière d’états de service donnant droit aux avantages de la loi.

 

2.                 Mesures du travail précaire 
 

Nous utilisons quatre mesures (souvent étroitement liées) pour déterminer si le travail est « précaire » :

 ·                     Les gains : le lien entre gains et salaire minimum (ou avec un seuil précis comme celui de la pauvreté);

·                     Les avantages sociaux ou le « salaire social » : cela comprend les régimes de retraite, l’assurance dentaire ou l’assurance-maladie complémentaire, pour le travailleur et tous les membres de sa famille;

·                     Les mesures de protection règlementaires : si les travailleurs sont protégés par les lois sur l’emploi, s’ils sont en mesure de se syndiquer et l’étendue de la protection accordée par les mesures existantes;

·                     Le contrôle : si les travailleurs sont syndiqués ou s’il existe d’autres indications selon lesquelles ils peuvent influencer leurs conditions de travail.[11]

De façon générale, si l’on utilise ces mesures, le travail précaire est rémunéré, mais pour un salaire bas et instable, avec peu ou pas d’avantages sociaux, une protection législative faible ou non existante qu’il est difficile de faire valoir, dans un milieu de travail non syndiqué offrant peu ou pas d’autres occasions d’influencer les conditions en milieu de travail.

 

C.              Travailleurs vulnérables
 

Les travailleurs qui effectuent du travail précaire que l’on peut décrire comme étant « vulnérables » font partie d’une vaste gamme de groupes ethniques, « cohortes » ou populations, autres que celles des classes les plus élevées d’un point de vue socio-économique. Les travailleurs dont les liens d’emplois peuvent encore être considérés comme « typiques » peuvent grossir les rangs des travailleurs vulnérables s’ils perdent leurs emplois actuels, surtout s’ils sont âgés. Malgré cela, les femmes blanches, les hommes et les femmes provenant de certains groupes racialisés et les personnes handicapées sont surreprésentés parmi les travailleurs vulnérables. Nous faisons référence à des caractéristiques telles que la « situation sociale » des travailleurs, expression qui comprend le genre, la « race », le statut d’immigrant, l’âge, la capacité et d’autres sources de marginalisation.[12] Les lecteurs sont également priés de consulter les projets de la CDO portant sur les aînés[13] et les personnes handicapées[14], qui font référence aux relations existant entre ces groupes et le travail rémunéré.

 

1.                 Genre 

Il existe une plus grande concentration de femmes dans les genres les plus précaires de travail et cette inégalité continue à valoir même si leur taux de participation au marché du travail a grimpé. Cela est dû en partie au lien entre le rôle des femmes au sein de leur famille et au travail et de la réalité constante qu’elles assument toujours la plus grande part des responsabilités domestiques, même si les hommes s’impliquent plus qu’avant dans la vie familiale. Les femmes sont plus susceptibles d’occuper des emplois à temps partiel ou temporaires, que ce soit leur « vrai » choix ou non, et à se concentrer dans les soins à domicile, les soins aux enfants et les services.[15]

 

2.                 « Racialisation » et statut d’immigrant 

Le concept de « racialisation » est complexe, et sa signification remise en question. [Plus précisément, on se demande si l’on devrait tous se considérer comme « racialisés » ou si l’utilisation du terme devrait être restreinte à ceux dont la « race » entraîne des désavantages. Penser à la racialisation dans le premier sens reconnaît que l’on peut presque tous attribuer nos avantages et nos désavantages à nos origines ethniques ou nationales (en partie du moins), et, plus précisément, à notre « couleur », exactement comme nous le faisons pour notre classe sociale, dès l’enfance.] Nous utiliserons plutôt le terme dans son acception générale, en faisant référence à un processus par lequel une signification sociale est attribuée à des caractéristiques physiques ou observables, y compris celles qui se fondent sur des stéréotypes.[16]  

Une autre question soulevée par le concept de « racialisation » porte sur l’opportunité d’inclure les membres des Premières Nations parmi les collectivités « racialisées », compte tenu de leur statut particulier.[17] Pour ce motif, et compte tenu de la complexité de la question du travail, ou de l’absence de travail, chez les Autochtones, ce projet n’aborde pas pour l’instant la vulnérabilité des travailleurs des Premières Nations. Nous aimerions plutôt obtenir vos commentaires sur le sujet suivant : 

Les expériences des Autochtones et des non-Autochtones par rapport au travail précaire sont-elles suffisamment différentes pour être traitées de façon distincte?  

Compte tenu des difficultés à trouver de l’emploi, du déclin de certains secteurs traditionnels d’embauche, du manque de contacts, de l’obstacle de la langue et des idées apparemment préconçues de certains employeurs, de nombreux membres des collectivités racialisées, et surtout de nouveaux immigrants, détiennent un travail précaire. Non par hasard, des données empiriques démontrent que les immigrants, et surtout ceux qui ne sont pas blancs, sont plus susceptibles de vivre dans la pauvreté en Ontario et ailleurs au Canada.[18] 

Le modèle d’immigration a changé au cours des quarante dernières années environ, de deux façons qui se chevauchent. Premièrement, les pays d’origine des résidents permanents ont changé, passant de pays avec des populations principalement blanches à d’autres avec des populations principalement de couleur[19] et, deuxièmement, le nombre de travailleurs temporaires arrivant au Canada a augmenté chaque année, la plupart provenant de ce dernier type de pays. Une grande partie des travailleurs du PTET viennent du Guatémala et de la Thaïlande, par exemple; beaucoup de femmes qui arrivent au Canada grâce au programme des aides familiaux résidants viennent des Philippines; et les travailleurs du PTAS, à prédominance masculine, proviennent principalement des pays des Caraïbes membres du Commonwealth ou du Mexique.[20] Un troisième aspect pertinent à ce titre serait l’inclusion de personnes sans statut d’immigration officiel qui n’ont pas le droit de travailler au Canada.[21]  

Un parcours assez commun pour un immigrant au Canada est de trouver un emploi à court terme à bas salaire dès son arrivée, mais, après cinq ans ou même avant, de passer à un travail plus stable et mieux rémunéré, assorti d’avantages sociaux. D’un point de vue macro-économique, ce modèle a changé. Une étude de Statistiques Canada a fait ressortir que 54 % des personnes occupant des emplois précaires en 1999 (soit cinq millions de travailleurs) en occupaient encore après deux ans.[22] 

Ces catégories d’identité sociale se croisent. On reconnaît donc de plus en plus la relation entre les « femmes de couleur » et le travail précaire.[23]

 

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