A.   Travail précaire

1.                 La portée et l’incidence croissante du « travail précaire »

 

Le projet de la CDO examine l’impact d’un marché du travail instable chez les Ontariens et les Ontariennes.[15] Une grande variété de termes sont employés pour dépeindre l’instabilité du marché du travail : le travail est décrit comme étant conditionnel, vulnérable, non traditionnel, atypique ou précaire. Même lorsqu’ils sont utilisés de façon similaire, ces termes ne signifient pas nécessairement la même chose. La CDO utilise l’expression « travail précaire » pour rendre certains aspects de l’instabilité du marché, y compris, notamment, de bas salaires, une absence d’avantages sociaux, un contrat d’emploi atypique et un risque plus élevé de maladies et d’accidents.[16]

 

La notion de « précarité » est utilisée en opposition au « lien d’emploi traditionnel » qui étaye les principaux genres de mesures de protection législatives en matière d’emploi. La signification de la notion d’« emploi typique » a été précisée dans le cadre de la restructuration sociale et économique ayant suivi la Deuxième Guerre mondiale. Le fordisme, basé sur l’exemple paradigmatique du secteur de l’automobile, dont le concept s’applique à un grand nombre d’industries manufacturières, fait référence aux usines de production à grande échelle employant une main-d’œuvre abondante qui possède des compétences similaires, utiles dans une chaîne de montage. Habituellement, ces employés sont réunis dans un seul lieu avec peu ou pas de dispersion spatiale. Dans un cadre de production fordiste, l’identité du véritable employeur est peu, sinon pas, juridiquement remise en question, même dans le cas d’usines, filiales ou succursales canadiennes de maisons mères étrangères, habituellement américaines. La dispersion spatiale peut s’appliquer en matière de structure organisationnelle générale, et même parfois d’échelons inférieurs de gestion. Cela dit, la norme est l’employeur unique et connu.

 

Avec le temps et à la suite de luttes et de mobilisations, le lien d’emploi typique idéal s’est concrètement transformé en travail continu à temps plein et permanent, pour la durée de la vie active et pour un salaire raisonnable.[17] L’ensemble connexe d’avantages qui s’ajoutèrent ensuite aux emplois créés selon ce modèle comprenait d’importants avantages sociaux et des droits et il a contribué au gagne-pain des travailleurs, de leur famille et de la communauté en général.[18]

 

On présumait alors que le filet de sécurité sociale protègerait les travailleurs et, par extension, les membres de leurs familles, lors de périodes exceptionnelles de mises à pied ou de pertes temporaires d’emploi.[19] Qui plus est, le filet de sécurité sociale devait soutenir les Canadiens « de la naissance à la mort », même si ce n’était pas par le biais de leurs revenus d’emploi. L’idée n’était pas de garantir les sources de revenus, ni de créer un revenu de base garanti. Le filet de sécurité sociale devait plutôt combler l’écart entre les périodes régulières et irrégulières d’emploi pour la population active canadienne et après la fin de la vie active.

 

Cela dit, le lien typique d’emploi et le filet de sécurité sociale connexe ne se sont jamais appliqués à tous les travailleurs, ni à toutes les formes de travail rémunéré. Ainsi, les travailleurs agricoles n’avaient pas droit à la garantie totale des emplois typiques pour des motifs liés à la préservation du modèle de ferme familiale et aux pressions exercées lors de la période des récoltes. Le modèle de l’emploi typique ne s’étendait pas non plus au travail non rémunéré à la maison. Cela faisait donc en sorte que le travail domestique payé échappait également à la norme. On estime aujourd’hui que trente-huit pour cent du travail rémunéré se situent en dehors de la norme de l’emploi typique.[20]

 

Ces présomptions initiales relatives à la norme de l’emploi typique ont été précisées en regard d’un certain type de métier, celui des cols bleus des industries manufacturières, et, avec le temps, elles furent élargies pour s’appliquer également aux cols bleus des industries d’extraction des ressources, comme les mines, et à d’autres emplois semblables, comme la construction. Plus tard, la norme fut étendue au travail des employés de bureau du secteur public et elle passa de l’emploi rémunéré par gages au travail salarié en entreprise. Cette norme s’appuyait sur plusieurs présomptions fondamentales, parfois implicites, au sujet des travailleurs, relativement au genre (masculin), à la catégorisation raciale (le groupe dominant ou les blancs), à la sexualité (l’hétéronormativité), à l’état matrimonial (le mariage entre personnes de sexes opposés), à la capacité (le fait d’être valide) et à la citoyenneté (canadienne). Ainsi, la norme du soutien de famille masculin sous-entendait en réalité des présomptions encore plus larges.

 

En résumé, le lien d’emploi typique aux alentours de la Deuxième Guerre mondiale au Canada présumait que le soutien de famille principal était un travailleur blanc, hétérosexuel et valide qui gagnait un salaire raisonnable et des avantages sociaux suffisants pour soutenir sa famille. En conséquence, la norme présumait également qu’une femme agissait comme aidante naturelle, effectuant l’entretien ménager de la maisonnée, et qu’elle dépendait du soutien de famille masculin pour ses revenus et ses avantages sociaux.[21] Ce modèle ne tenait pas compte de cas où les deux conjoints faisaient partie, soit de la « classe » masculine dominante (orientée vers le public et le marché du travail) ou de la « classe » féminine inférieure (orientée vers les travaux domestiques et la vie privée). Le travailleur était typiquement employé par un seul employeur et occupait ses fonctions à temps plein, de façon continue, sur les lieux de travail de l’employeur ou sous sa supervision explicite.

 

Évidemment, les présomptions liées à la norme de l’emploi typique ne pouvaient pas s’appliquer éternellement, et ce, en grande partie pour des raisons de nature historique. Cela dit, le fait de mieux comprendre les présomptions sous-tendant la norme de l’emploi typique aide à comprendre la portée du travail précaire parce qu’elles révèlent pour qui les régimes juridiques d’emploi ont été conçus et qui est plus susceptible d’être « laissé pour compte » à leur égard. Cela est particulièrement important parce que le « lien d’emploi » actuel est de plus en plus différent du lien d’emploi typique et parce que le terme « emploi » ne décrit pas le lien juridiquement reconnu entre certains soi-disant entrepreneurs (in)dépendants et leurs « donneurs d’ouvrage ». De plus en plus, la population active comprend ceux qui ne sont pas couverts par ces mesures de protection.

 

La précarité augmente au Canada et ailleurs dans le monde depuis les années 1970.[22] La hausse des emplois précaires remet en question de vieilles présomptions au sujet du travail rémunéré.[23] Les effets négatifs de l’augmentation de la précarité, cependant, ne sont pas seulement ressentis en emploi, mais également dans les relations sociales plus étendues et les sphères de la vie privée autres que le travail.

 

Même si le terme lui-même est récent, certains des aspects de la précarité font partie de la réalité de l’emploi dans la plupart des économies occidentales depuis longtemps. Dans son acception contemporaine, le concept de précarité capture des tendances générales et précises du marché du travail. De façon générale, on a vécu l’érosion de formes sûres d’emplois rémunérés, généralement associées au lien d’emploi typique, tel que mentionné ci-dessous. Les gens sont de plus en plus employés à temps partiel, de façon temporaire ou autonome. Ce phénomène a pu être observé dans tous les pays industrialisés et dans de nombreux secteurs de travail.

 

Au Canada, ces tendances générales ont peut-être été plus apparentes dans le secteur de l’industrie automobile du sud-ouest de l’Ontario où l’érosion de l’emploi typique s’est accentuée dans les années 1990 et 2000. L’érosion ne s’est pas limitée à l’industrie manufacturière de certains secteurs-clés, cependant. D’autres secteurs de production, y compris celui des services, ont connu un phénomène semblable. Des exemples d’emplois dans les services comprennent les soins infirmiers, la haute technologie et le travail administratif.

 

Il est essentiel de noter que la réorganisation importante du marché du travail a fait en sorte que même le travail rémunéré, étroitement associé au lien d’emploi typique, devient moins sûr. Ce virage a créé un « milieu de travail sans frontières », entraînant une différente compréhension du lien d’emploi, beaucoup moins souvent fondée sur l’expectative d’emploi unique pour un seul employeur durant toute la vie active.[24] Cela laisse entendre que l’utilité de la norme d’emploi typique est remise en question, à la fois comme modèle idéal devant servir de fondement aux réformes réglementaires et comme base de comparaison. En ce qui concerne les travailleurs relativement bien payés détenant des compétences prisées, la relation a changé des deux côtés. Ainsi, même si le travail est moins sûr, des facteurs permettent de compenser cette préoccupation, comme l’augmentation des occasions de formation fournies par les employeurs.[25] Bref, les conditions de travail et les expectatives ont changé pour un grand nombre de travailleurs. Pour certains d’entre eux, cependant, il n’existe pas d’avantages permettant de compenser les aspects non traditionnels de leur travail. Il s’agit de travailleurs qui effectuent des tâches qui ont toujours été caractérisées par la précarité de leurs conditions.

 

Des tendances plus précises ont vu le jour dans le marché du travail et elles ont plus particulièrement touché les emplois considérés comme peu spécialisés. Une impression croissante d’insécurité caractérise diverses formes d’emplois dans des secteurs comme l’agriculture, la vente ambulante, le tourisme, l’hôtellerie et les soins de santé, et plus particulièrement les services de soutien comme la buanderie, les services alimentaires et le travail de bureau. L’insécurité n’est pas nouvelle pour ces types de travail rémunéré. Ainsi, le travail de nature saisonnière constitue un exemple récurrent d’emploi chroniquement précaire.

 

Le désir d’assurer la flexibilité de la main d’oeuvre a servi de principale justification pour le virage actuel vers une plus grande instabilité en emploi. La flexibilité de la main d’œuvre est considérée comme un facteur important de maintien de la compétitivité des employeurs dans des marchés de consommation de plus en plus globalisés. Les critiques dénoncent en effet que, même si les travailleurs ont exigé plus de flexibilité, surtout pour se consacrer à leurs obligations familiales, la flexibilité de la main d’œuvre sert d’abord et avant tout les intérêts des employeurs.[26]

 

2.                 Mesures de la précarité

 

Alors qu’une approche distinguant les bons des mauvais emplois conçoit les emplois typiques et atypiques comme des catégories distinctes l’une de l’autre, selon l’approche multidimensionnelle, l’emploi est considéré comme un phénomène évolutif par lequel les travailleurs peuvent travailler dans un contexte s’avérant plus ou moins précaire. Cette approche apparie les emplois à quatre dimensions-clés de l’emploi précaire : les gains, les avantages sociaux, la protection règlementaire et le contrôle.[27] Les aspects du débat liés à la précarité peuvent également être qualifiés de « facteurs sociaux », pour faire référence non seulement aux avantages sociaux négociés et statutaires, mais aussi à l’aide aux familles, à l’accès aux soins de santé et à d’autres facteurs de nature sociale; à la sécurité d’emploi (ou à des règles relatives à la cessation d’emploi); à la sécurité professionnelle ou à la capacité de passer d’un secteur du marché à un autre ou de naviguer dans un même marché; à la sécurité du revenu (pendant et après l’emploi) et à l’assurance d’avoir voix au chapitre et de pouvoir se fier à un processus permettant de participer aux décisions touchant le milieu de travail, y compris celui d’exercer des recours en cas de violations de droits.[28]

 

La première dimension, et peut-être la plus importante, se situe au niveau des gains. Les travailleurs faiblement rémunérés comprennent ceux qui gagnent le salaire minimum ou moins et ceux qui gagnent plus que le salaire minimum, mais qui se situent sous un seuil donné comme un seuil de pauvreté défini [par exemple, le seuil de faibles revenus (SFR) de Statistiques Canada], le salaire moyen par activité économique, le salaire que les pairs considèrent comme équitable, un seuil de gains annuels ou des facteurs connexes.[29]  Le calcul des revenus lui-même n’est pas nécessairement simple.[30]

 

La deuxième dimension de la précarité se rapporte à la partie de la rémunération qui n’est pas du salaire. On parle d’un salaire social lorsqu’on souhaite englober non seulement les gains pécuniaires, mais également la gamme d’avantages sociaux fournis par l’employeur. Ces avantages comprennent le régime de retraite, l’assurance dentaire, l’assurance maladie complémentaire et l’assurance vie et invalidité. Un salaire social bas ou inexistant aura des impacts importants, qui toucheront plus que les travailleurs eux-mêmes. Les répercussions s’étendront à tous les membres de sa famille et pourront influencer la répartition et l’attribution des risques et des responsabilités.

 

La troisième dimension de la précarité se rapporte à l’étendue ou au degré de protection règlementaire accordée aux travailleurs et donc aux mesures de protection statutaire auxquelles ils ont accès, comme les normes minimales d’emploi, l’existence d’une protection syndicale et les difficultés de faire appliquer les mesures de protection offertes.[31]

 

Finalement, la quatrième dimension de la précarité se rapporte au degré de contrôle ou d’influence du travailleur dans le cadre du processus de travail et dans le marché du travail en général. Compte tenu de la difficulté de mesurer ce contrôle, les indicateurs liés à cette quatrième dimension, et plus particulièrement à la protection syndicale, servent d’outils d’évaluation du contrôle relatif.[32]

 

Ensemble, les dimensions de la précarité dépeignent le travail rémunéré comme comprenant un salaire faible ou instable, une absence d’avantages sociaux, une protection législative faible ou inexistante, peu ou pas appliquée, un contexte de travail sans syndicat, avec peu ou pas de contrôle du milieu de travail. Ces dimensions doivent à leur tour être situées dans un contexte social plus étendu.[33] Par exemple, il est important de tenir compte de la « situation sociale » des travailleurs, spécialement de leur genre et de leur « race », ainsi que de leur contexte professionnel.[34]

 

3.                 Principaux types d’emploi précaire

 

Les principales formes d’emploi précaire comprennent l’emploi indépendant, à temps partiel ou temporaire. L’emploi indépendant, seul ou « autonome », fait référence aux travailleurs autonomes qui n’emploient eux-mêmes personne et qui ne contrôlent pas les risques de production, ni n’accumulent de capital. Ainsi, cette catégorie d’emploi indépendant autonome s’apparente plutôt à un emploi qu’à une forme d’entrepreneuriat.[35] La hausse de l’emploi indépendant autonome, précisée ci-dessous, découle à la fois de l’augmentation du recours à la sous-traitance, comme lorsqu’un employeur insère un intermédiaire entre lui et le travailleur, et la classification inappropriée d’employés pour éviter les obligations juridiques connexes, comme celles liées aux impôts ou à l’emploi.[36] La sous-traitance transforme notamment l’emploi en une relation triangulaire.

 

L’emploi à temps partiel, qui regroupe à la fois des emplois de nature temporaire et permanente, recoupe l’emploi temporaire, mentionné ci-dessous. La distinction entre un emploi à temps partiel et à temps plein se base habituellement sur le nombre d’heures travaillées hebdomadairement. Même si une définition normalisée du travail à temps partiel n’existe pas, il semble évident que l’emploi à temps partiel de nature temporaire en représente la forme multidimensionnelle la plus précaire.[37]

 

L’emploi temporaire ou « non permanent » explique également en partie la hausse de l’emploi précaire. L’emploi temporaire découle de la croissance des agences de placement et d’aide temporaires, dont le nombre a dramatiquement augmenté depuis les années 1990. Il comprend également des formes particulières d’emplois relevant des programmes de migration pour emplois temporaires et des politiques d’immigration générales, ainsi que certaines tâches exécutées par des travailleurs « sans statut ».[38] Il faut noter qu’il existe une distinction entre contrat de travail temporaire à court ou à long terme, ou même occasionnel, et entre travail temporaire (comme un contrat portant sur un projet spécial) et travailleur engagé de façon temporaire pour du travail continu. Parallèlement, il s’agit peut-être moins de la durée du travail que des conditions qui s’y rattachent : ainsi, les travailleurs inscrits au programme fédéral des travailleurs étrangers peuvent venir au Canada pendant deux ans, ce qui est plus long que le temps passé au travail par de nombreux travailleurs temporaires, mais le statut de ces travailleurs étrangers dépend du programme et ils sont habituellement incapables de faire une demande de résidence permanente (à l’exception de certains travailleurs spécialisés).

 

L’emploi temporaire permet aux employeurs confrontés à des marchés très compétitifs ou très changeants d’éviter certaines obligations liées au statut d’emploi, qui s’appliquent aux employés à long terme ou « permanents ».[39] Par exemple, lorsqu’un employeur a recours à une agence de placement temporaire, il n’aura pas à réintégrer un travailleur accidenté. 

 

Parallèlement, l’emploi temporaire peut fournir d’importants avantages aux travailleurs. Les nouveaux arrivants considèrent qu’il s’agit d’une façon viable d’obtenir une expérience de travail canadienne;[40] les migrants, d’obtenir l’emploi et le salaire trop difficiles à dénicher dans leur pays d’origine; les travailleurs âgés, de conserver leur continuité d’emploi; et les travailleurs novices, d’obtenir une expérience de travail.

 

Les programmes de migration pour travailleurs temporaires illustrent de façon évidente ce qu’est l’emploi temporaire. Contrairement aux autres travailleurs temporaires, les migrants ne détiennent pas seulement un travail temporaire, mais également un statut temporaire au Canada. La création de programmes visant les travailleurs migrants au Canada date de la Confédération. Les règles en vigueur aujourd’hui furent élaborées au début du XXe siècle. Une courte description de certains programmes fédéraux permet de mieux apprécier la diversité des conditions applicables aux travailleurs étrangers.

 

Depuis 1910, le Canada a créé divers programmes de recrutement d’aides domestiques pour attirer des travailleurs migrants (principalement des femmes) en provenance des Caraïbes, et maintenant, surtout des Philippines. Dans sa version actuelle, le Programme fédéral concernant les aides familiaux résidants (PAFR) permet à des travailleurs de devenir aides domestiques dans des foyers canadiens pendant deux ans, avec une option de reconduction et (ce qui est atypique dans les programmes de travailleurs étrangers) de demander un statut de résident permanent.[41]

 

Un programme de recrutement de travailleurs agricoles, le Programme fédéral des travailleurs agricoles saisonniers (PTAS), fut instauré en 1966 pour des travailleurs jamaïcains. Le PTAS fut élargi pour comprendre des travailleurs de presque tous les pays des Caraïbes membres du Commonwealth et, aujourd’hui, surtout du Mexique. Les travailleurs, habituellement masculins, qui travaillent au Canada jusqu’à huit mois par année, sans pouvoir prolonger leur séjour ni faire de demande de statut de résidence permanente lorsqu’ils sont au pays, récoltent du tabac et d’autres produits horticoles, comme des fruits ou des légumes, plus particulièrement dans le sud-ouest ontarien.[42]

 

En 2003, un nouveau programme fédéral de migration temporaire, le Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), fut créé pour recruter des travailleurs en provenance de certains secteurs économiques comme l’agriculture, la construction, le tourisme et le conditionnement des viandes. Des travailleurs guatémaltèques, thaïlandais ou autres viennent travailler au Canada pendant deux ans, sans pouvoir y rester après l’expiration de leur visa de travail.[43] À compter d’avril 2011, de nouveaux règlements permettront aux travailleurs visés de travailler pendant des périodes totalisant au plus quatre ans, après quoi ils devront attendre quatre autres années avant d’avoir à nouveau accès au programme.[44] Cette restriction permettra de confirmer la nature temporaire du programme, qui ne pourra pas mener au statut de résident permanent.

 

B.   Signification du terme « travailleur vulnérable »

 

1.                 Caractéristiques économiques

 

La hausse de la précarité en emploi reflète le fait que des coûts auparavant assumés par les entreprises, y compris en matière de santé au travail et d’autres domaines à risques, sont maintenant transférées aux travailleurs en général, mais surtout aux travailleurs les moins protégés qui ne sont pas en mesure de s’en plaindre.[45] Les travailleurs agricoles représentent à la fois un exemple historique et contemporain des employés vulnérables. Comme la Cour suprême du Canada l’a mentionné dans l’arrêt Dunmore, « les travailleurs agricoles n’ont ni pouvoir politique, ni ressources pour se regrouper sans la protection de l’État, et ils sont vulnérables par rapport aux représailles patronales; … Les travailleurs agricoles sont “mal rémunérés, ils ont des conditions de travail difficiles, une formation et une instruction limitées, un statut peu élevé et une mobilité d’emploi restreinte” ».[46] Le commissaire Arthurs, se prononçant dans un contexte fédéral, opinait que « le secteur dans lequel les travailleurs sont employés, la taille de l’entreprise pour laquelle ils travaillent, la nature atypique de leurs contrats de travail et leurs caractéristiques démographiques sont des indices qui aident à les identifier comme étant “vulnérables” ». [47]

 

Même s’il existe une vulnérabilité intrinsèque en emploi, le présent document utilise le concept d’employé vulnérable pour faire référence à ceux qui sont particulièrement touchés par les multiples aspects de l’emploi précaire (bas salaires, peu ou pas d’avantages sociaux, absence de normes de protection ou difficulté d’y avoir accès et absence de contrôle), et dont la vulnérabilité est exacerbée par leur « situation sociale », mentionnée ci-dessous. Cela comprend les travailleurs qui ne bénéficient pas d’une gamme complète de droits et de mesures de protection sociale ou qui doivent lutter pour les faire valoir, et ce, parce qu’ils détiennent très peu de pouvoir sur le marché du travail. Ces faibles pouvoirs les empêchent aussi d’élargir leurs mesures de protection règlementaires afin d’améliorer leurs conditions de travail et de mieux contrôler leur vie professionnelle.

 

2.                 Importance de la « situation sociale »

 

Les travailleurs exerçant un travail précaire ou ceux que l’on peut qualifier de « vulnérables » proviennent de nombreux groupes ethniques d’origines nationales différentes. Il s’agit à la fois d’hommes et de femmes. Des travailleurs dont l’emploi est « typique » peuvent également se retrouver sans emploi et sans compétences facilement transportables, ou à un âge où il est difficile de se replacer ailleurs. Il est cependant important d’établir un lien entre un emploi précaire et la « situation sociale » de celui qui l’occupe. Ce lien correspond à l’interaction entre conditions politiques et économiques et relations sociales.[48] La situation sociale comprend le genre, la « race », le statut d’immigrant, l’âge, la capacité et d’autres sources de marginalisation.[49] Même si toutes les interactions entre emploi précaire et situation sociale sont importantes, ce projet s’intéresse plus particulièrement aux croisements entre précarité et genre et au processus de catégorisation raciale, comme vécu par les immigrants.[50]

 

La CDO a notamment choisi de s’y concentrer, car elle a entrepris des projets axés sur d’autres « cohortes », qui visent plus particulièrement les personnes handicapées et les personnes âgées.[51] Deux exemples frappants des interactions entre travail rémunéré et incapacité sont les accommodements au travail, ainsi que le soutien au revenu et la sécurité.[52] Le gouvernement ontarien a établi des programmes soutenant les personnes handicapées en recherche d’emploi et encourageant les employeurs à les engager.[53] Les travailleurs âgés, pour leur part, peuvent ne pas vouloir d’emploi « typique » ou être moins susceptibles d’en trouver, mais obtenir du travail sur une base contractuelle, à temps partiel ou par le biais d’agences de placement. Comme l’âge de la retraite est de moins en moins obligatoire, les travailleurs peuvent être plus souvent laissés pour compte à mesure qu’ils vieillissent. Des initiatives gouvernementales reconnaissent la vulnérabilité croissante des travailleurs vieillissants.[54] Comme la CDO a entrepris d’autres projets visant à concevoir un cadre juridique applicable aux personnes handicapées ou âgées, ce document ne traitera pas explicitement des questions les touchant plus particulièrement.[55]

 

La mesure des tendances particulières à l’emploi précaire peut être prise en mettant l’accent sur l’exclusion de certaines personnes, certaines activités de production ou les deux. L’inclusion et l’exclusion de certaines personnes des mesures de protection règlementaires ne sont pas une coïncidence, mais découlent de processus sociaux continus. Ce document met l’accent sur les processus par lesquels on accorde une portée sociale à des caractéristiques humaines de l’identité. Le fait de les comprendre aide à saisir l’impact disproportionné de l’emploi précaire chez certaines personnes et dans certaines collectivités. Parce que ces processus sont au cœur des différentes manifestations de l’emploi précaire, il est essentiel de clarifier les concepts applicables.

a)      Genre

 

Même si les hommes comme les femmes peuvent détenir des emplois précaires, surtout dans les strates les plus jeunes de la population active, la concentration de femmes est plus élevée dans les emplois les plus précaires.[56] Les inégalités de genre en emploi persistent, malgré l’augmentation de la participation active des femmes au marché du travail au cours des dernières décennies. Une des principales explications pour ces inégalités est le lien non reconnu entre foyer et marché du travail. Malgré les changements des dernières années, des disparités demeurent entre responsabilités et obligations des hommes et des femmes dans leurs familles et au foyer.[57]

 

Le fardeau inégal supporté par les femmes chez elles se reflète dans le marché du travail et se traduit par des écarts en emploi. Dans un sens, ces écarts découlent de la structuration d’un grand nombre d’emplois ou de professions selon le sexe. L’expression « structuration des emplois selon le sexe » sera utilisée pour faire référence à la « [traduction] dépréciation des emplois pour qu’ils s’apparentent à un travail associé aux femmes et à d’autres groupes marginalisés qui sont présumés avoir accès à des sources alternatives de subsistance outre leur salaire ».[58] Cela comprend généralement des emplois temporaires, saisonniers ou à temps partiel. Non seulement la division du travail selon le genre renforce la structuration des emplois et des professions dans le marché du travail, elle fait aussi en sorte que les femmes se concentrent dans les soins, comme les traitements à domicile et le gardiennage d’enfants, et dans les services, comme le travail administratif et la vente.

 

L’expression structuration des emplois selon le sexe dépeint les différences de genres et d’identités de façon fixe.[59] Dans ce document, le genre est généralement assimilé à une identité fixe et, plus fondamentalement, à une relation sociale. L’impact de la différence sexuelle dans la relation d’emploi garde son importance dans ce contexte.[60] À cet égard, la structuration des emplois selon le sexe fait ressortir les présomptions intégrées à la norme de l’emploi typique. Mentionnons en particulier que, malgré la réalité de la participation des hommes et des femmes au marché du travail actuel, la norme de l’emploi typique repose sur la présomption d’un soutien de famille masculin et d’une femme prodiguant les soins, ce qui implique donc que la femme a accès à un salaire et à des avantages sociaux par le biais de son conjoint masculin. Cependant, ce concept de structuration des emplois selon le sexe est élargi pour tenir compte et pour refléter des mécanismes tenaces par lesquels les relations entre les genres s’entremêlent avec d’autres relations sociales – comme la catégorisation raciale et l’immigration – pour agir dans un contexte d’emploi. 

 

b)      Catégorisation raciale

 

De façon générale, le concept de catégorisation raciale fait référence à un processus continu et dynamique selon lequel des caractéristiques humaines observables reçoivent une portée sociale à des fins de catégorisation et de différenciation.[61] En utilisant la notion de « race »,[62] les catégories d’identité de groupe sont constamment remaniées selon des pratiques, politiques et processus sociaux implicites et explicites.[63]

 

Il existe une distinction quant à la signification du concept de catégorisation raciale, qui ressort à la fois du discours populaire et de la théorie. Dans l’usage populaire, le concept de catégorisation raciale fait habituellement, mais non exclusivement, référence, soit implicitement, soit explicitement, aux processus sociaux touchant les non-blancs ou les personnes non perçues comme membres des groupes dominants. Un usage concurrent du concept présume une application plus étendue. Comme l’a mentionné une théoricienne, « [traduction] la racialisation incarne tous les sujets, pas seulement ceux considérés comme racialement différents, mais aussi les membres des groupes dominants qui peuvent être compris dans la norme “sans race” par rapport à laquelle les autres sont jugés ».[64]

 

Même si l’expression « catégorisation raciale » sera employée dans ce document de la façon la plus fréquemment utilisée dans le discours populaire et théorique, il serait plus précis, d’un point de vue analytique, de considérer la catégorisation raciale comme un processus se rapportant à l’inclusion et à l’exclusion aux groupes dominants et non dominants. De plus, les expressions « racialisé comme membre du groupe dominant » et « racialisé comme membre d’un groupe minoritaire » saisissent un aspect-clé du processus social continu et persistant de la structuration d’identités de groupes, ce qui fait ensuite en sorte que les gens sont insérés dans des catégories utilisées pour déterminer leur valeur relative sur le marché du travail.

 

Quelles sont les caractéristiques humaines auxquelles une portée sociale est attribuée et sont-elles intégrées à la notion de catégorisation raciale? On croit que la catégorisation raciale s’effectue en réponse à des caractéristiques biochimiques ou observables, comme la couleur de la peau surtout, et à des caractéristiques socioculturelles, comme la religion ou la langue (que l’on qualifie séparément d’« ethnicisation »). Le processus d’attribution d’une portée sociale à des traits humains a de multiples facettes et est complexe et, même si l’utilisation des concepts doubles de catégorisation raciale et d’ethnicisation peut être sensée d’un point de vue analytique, en pratique, il s’agit de distinctions plutôt difficiles à maintenir. Les données empiriques officielles existantes sur l’emploi au Canada ne se divisent pas aisément en catégories distinctes de portée sociale. Les expériences des travailleurs dans le marché du travail ne se divisent pas non plus parfaitement de cette façon. Les gens peuvent percevoir qu’ils font l’objet d’une distinction ou qu’ils sont catégorisés pour des raisons liées à leurs caractéristiques personnelles, mais, parce qu’il peut être difficile de déterminer les caractéristiques précises qui sont remises en question, cela peut être classé de différentes façons. 

 

Cela dit, l’attribution de ressources limitées comme les occasions de travail ou de formation postsecondaire, et les expériences vécues dans des cadres d’emploi ou d’éducation reflètent l’impact délétère de ces processus d’exclusion sociale. Même si les distinctions conceptuelles de catégorisation raciale et d’ethnicisation peuvent difficilement être maintenues, il est toujours nécessaire d’élaborer des outils conceptuels permettant d’expliquer l’impact disproportionné de l’emploi précaire sur les gens qui, pour différentes raisons, ne sont pas considérés comme intégrés dans les groupes dominants. La CDO emploie donc le concept de catégorisation raciale pour saisir à la fois les traits observables et socioculturels. 

 

Les collectivités racialisées occupent différents types d’emplois précaires de façon disproportionnée, ce qui concorde avec les données empiriques démontrant que les groupes d’immigrants sont plus susceptibles d’être pauvres en Ontario et au Canada.[65] Qui plus est, la catégorisation raciale est liée au projet historique et continu d’édification de la nation.[66] Au Canada, cela ressort à la fois du traitement accordé aux Autochtones et des politiques d’immigration. Même si la catégorisation raciale est censée avoir un impact important sur les expériences d’un grand nombre d’Autochtones, on fait habituellement la distinction entre les Autochtones et d’autres groupes racialisés. Il existe en effet des gens qui remettent en question le caractère approprié d’une catégorisation des Autochtones et des peuples des Premières Nations selon la « race » (et plus particulièrement lorsqu’on emploie ce terme avec « minorité »).[67] Cette distinction est fondée sur les expériences historiques et, jusqu’à un certain point divergentes, des collectivités autochtones canadiennes. Cette distinction sert de principale justification pour différencier les recherches et les analyses portant sur les personnes et les peuples non autochtones. Cette approche peut cependant être critiquée, du fait qu’elle renforce ou remet de l’avant des différences et des formes d’exclusions parmi la population active canadienne. Il existe un besoin pressant d’inscrire l’expérience historique unique des Autochtones dans un contexte de réglementation juridique de l’emploi et du développement communautaire au Canada. La CDO aimerait obtenir des commentaires constructifs sur les façons d’intégrer la réalité des travailleurs autochtones dans son projet sur l’emploi précaire et ses futures initiatives.

 

c)      Statut d’immigrant

 

La catégorisation raciale est également fortement liée au phénomène de migration planétaire, et plus spécifiquement aux flots continus des nouveaux arrivants au Canada. Qui plus est, des facteurs influençant la situation sociale des travailleurs, dont leur statut d’immigrant, participent de plus en plus au façonnement des expériences de travail des nouveaux immigrants, arrivants ou migrants temporaires au Canada. Les politiques d’immigration visent explicitement la précarité d’emploi et la vulnérabilité des travailleurs, y compris le nombre même d’employés vulnérables dans la population active. Après la Deuxième Guerre mondiale, et surtout après des réformes importantes dans les années 1960, les politiques d’immigration canadiennes sont devenues beaucoup moins axées sur la race, du moins explicitement. Alors que les politiques migratoires antérieures à 1962 faisaient explicitement référence aux pays d’origine des immigrants que l’on préférait ou pas (et qui correspondaient aux notions officielles et officieuses prévalant dans une société canadienne coloniale britannique et blanche), à la fin des années 1960, on choisit d’employer un système de points pour faciliter la migration de personnes plus spécialisées. De plus, les programmes de migration temporaire, comme les précurseurs du Programme concernant les aides familiaux résidants antérieurs aux années 1960, augmentèrent en importance. En 2008, quelque 66 000 travailleurs temporaires arrivèrent en Ontario et, à la fin de 2008, plus de 91 000 travailleurs étrangers y vivaient. [68]

 

L’« immigration » aux fins du travail précaire comprend, non seulement les différentes catégories de statuts d’immigrants permanents et temporaires, mais également la catégorie des résidents sans statut qui comprend des gens qui, pour de multiples raisons, ne détiennent pas de statut juridique officiel leur permettant de vivre et de travailler au Canada. Il peut y avoir absence de statut lorsqu’une demande de statut de réfugié est rejetée, lorsqu’un visa d’étudiant, de visiteur ou de travail expire, ou encore lorsqu’une personne est recrutée pour travailler au Canada sous de fallacieux prétextes, par exemple, si un recruteur étranger prétend erronément détenir un permis valide au nom du travailleur ou lorsque ce dernier ne détient pas de documents d’identité valides. Cela peut également survenir si un immigrant commandité est abandonné par son commanditaire ou s’il le quitte (à cause de sévices, par exemple). La variété de gens sans statut d’immigrant officiel ressort en microcosme dans la collectivité brésilienne, où l’on retrouve « [traduction] des hommes et des femmes, de 22 à 60 ans, venant de plus de 15 états brésiliens différents, dont les études varient du secondaire au doctorat, et qui ont vécu au Canada d’un à plus de seize ans ».[69]

 

Ensemble, le genre, la catégorisation raciale et le statut d’immigrant façonnent l’emploi et les relations sociales au sens large. Le fait que des inégalités persistent marque les relations dans le marché du travail, au foyer et dans les collectivités. Ainsi, comme le concluent des théoriciens connus, on constate une dynamique croissante de « [traduction] structuration racialisée et sexualisée » de l’emploi rémunéré en général, et de l’emploi précaire en particulier.[70] Pour un nouvel arrivant, un migrant temporaire ou un travailleur sans statut, la question du statut d’immigrant s’entremêle à celle du genre et aux processus de catégorisation raciale, ce qui accroît l’insécurité dans le marché du travail.

 

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