A. Introduction
Comme il en a été abondamment question dans le chapitre précédent, selon le droit ontarien actuel, lorsqu’il est déterminé qu’une personne n’a pas la capacité juridique de prendre un type particulier de décision, mais qu’une décision doit néanmoins être prise, un mandataire spécial sera nommé pour prendre la décision en son nom. Le tuteur et curateur public (TCP) et les sociétés de fiducie peuvent exercer la fonction de mandataire spécial dans certaines circonstances, mais dans la grande majorité des cas, les mandataires spéciaux sont des membres de la famille ou des amis proches de la personne qui a besoin d’aide. Le présent chapitre portera sur le droit actuel en ce qui concerne les mandataires spéciaux en Ontario et examinera quelques options pour que d’autres personnes ou entités puissent remplir cette fonction dans ces circonstances, et fera ressortir la nécessité de fournir de meilleures mesures de soutien aux membres de la famille et aux amis qui exercent ces fonctions. Certains des aspects explorés ci-dessous peuvent également s’appliquer aux personnes ou entités qui peuvent être des accompagnateurs ou des codécideurs, si les lois ontariennes devaient être modifiées pour officialiser ces fonctions.
La fonction de mandataire spécial est exigeante et ne doit pas être prise à la légère. La loi le dit clairement. Selon la Loi de 1992 sur la prise de décisions au nom d’autrui (LPDNA), les tuteurs et les personnes agissant en vertu d’une procuration sont tenus de se conformer à une norme élevée. Un tuteur, tout comme une personne agissant en vertu d’une procuration aux biens, est un « fiduciaire qui exerce ses pouvoirs et s’acquitte de ses obligations avec diligence, avec honnêteté et intégrité et de bonne foi, dans l’intérêt de l’incapable[414] », tandis que les tuteurs et les personnes agissant en vertu d’une procuration au nom d’une personne doivent exercer leurs fonctions « avec diligence et de bonne foi[415] ». La Loi de 1996 sur le consentement aux soins de santé (LCSS) et la LPDNA prévoient des exigences détaillées et assez complexes pour guider la prise de décision au nom d’autrui[416]. Les tuteurs et les personnes agissant en vertu d’une procuration ont un certain nombre de fonctions procédurales, par exemple expliquer à l’incapable en quoi consistent ses pouvoirs et ses obligations; encourager l’incapable à participer à la prise de décision; favoriser les contacts personnels réguliers entre l’incapable, d’une part, et les membres de sa famille et ses amis qui le soutiennent, d’autre part; et consulter de temps à autre les membres de la famille et les amis[417]. Les tuteurs et les personnes agissant en vertu d’une procuration doivent tenir des dossiers détaillés de leurs activités[418]. Selon la LPDNA, les mandataires spéciaux peuvent être tenus responsables, dans certaines circonstances, des dommages découlant d’un manquement à ses obligations[419].
Au-delà des responsabilités juridiques, les mandataires spéciaux font souvent face à de nombreuses difficultés d’ordre pratique, émotionnel et éthique. Dans certains contextes, par exemple les traitements, les décisions peuvent comporter des enjeux importants, nécessiter de l’information complexe et exiger une réponse rapide. Les décisions portant sur la gestion des biens peuvent avoir des conséquences à long terme pour le bien-être de la personne en cause, tandis que les décisions concernant les soins de la personne peuvent influencer des aspects les plus intimes de sa vie. Les décisions sur l’admission dans un établissement de soins de longue durée sont rarement prises dans des circonstances joyeuses et même si l’admission peut être nécessaire, la décision devra souvent être prise en dépit des objections de la personne pour qui elle s’impose. La plupart du temps, malgré l’orientation de la loi, il sera loin d’être évident ce que sera la « bonne » chose à faire dans une circonstance donnée. Il n’en reste pas moins aussi qu’il y a assez peu de soutiens pratiques pour les personnes qui acceptent la fonction de mandataire spécial.
Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que les membres de la famille et les amis proches soient ceux qu’on considère comme les personnes les plus aptes à résoudre ces difficultés : ils peuvent souvent être profondément soucieux du bien-être de la personne pour laquelle, un aspect essentiel pour bien remplir cette fonction, et une connaissance personnelle intime de la personne qui peut guider la prise de décision et aider à résoudre les aspects pratiques et émotionnels de la tâche.
Il est vrai aussi que tout le monde n’a pas de famille ou d’amis capables et prêts à exercer cette fonction selon la norme exigée. Toutes les familles n’ont pas les compétences pratiques, éthiques et émotionnelles pour exercer cette fonction, encore moins le degré d’intimité et d’engagement souhaité. D’autres familles peuvent être prêtes à assumer cette fonction, mais peuvent déjà être surchargées d’autres problèmes et ne pas être en mesure d’accepter une autre responsabilité importante. De plus, comme il est dit brièvement au chapitre II, par suite des changements démographiques, un nombre grandissant de personnes n’auront pas d’amis proches ou de membres de la famille prêts à agir en leur nom ou capables de le faire. Ce peut être parce qu’une personne a perdu tous les membres de sa famille ou ses amis proches, parce que la mobilité géographique a étiolé les relations ou parce que les préjugés et l’isolement social liés à certains types de déficiences ont affaibli les réseaux de soutien. Dans tous ces cas, il faut trouver des solutions de rechange autres que les membres de la famille et les amis.
Actuellement, le tuteur et curateur public (TCP) de l’Ontario joue un rôle important en tant que mandataire de dernier recours. En vertu de la LCSS et de la LPDNA, lorsque personne ne peut assumer cette fonction et n’est disposé à le faire, et que des décisions s’imposent, le TCP peut être nommé pour exercer la fonction. Même si cette fonction est vitale, le TCP ne peut pas, évidemment, reproduire le type de liens personnels intimes qu’on croit souvent le fondement idéal de la prise de décision au nom d’autrui et certaines personnes handicapées peuvent ne pas aimer l’idée que des décisions soient prises en leur nom par « les pouvoirs publics », estimant que cette fonction est porte atteinte à leur vie privée. De même, les changements démographiques dont il a été question précédemment feront probablement augmenter la demande de prises de décision de dernier recours.
Les défenseurs de la prise de décision accompagnée, une formule nouvelle en matière de prise de décision exposée au chapitre précédent, ont reconnu la difficulté de mettre en œuvre cet arrangement lorsque des personnes n’ont pas de liens de confiance et d’intimité. Même si la prise de décision au nom d’autrui est souvent le mieux mise en œuvre lorsqu’il existe des liens personnels intimes, la prise de décision accompagnée repose fondamentalement sur la présence d’un ou de plusieurs accompagnateurs qui connaissent très bien la personne qui a besoin d’aide et qui ont profondément à cœur son bien-être. De par sa nature même, la prise de décision accompagnée exige l’existence de liens personnels étroits. Dans certains cas, ces liens n’existent pas. Comme le disent Michael Bach et Lana Kerzner dans leur document présenté en 2010 à la CDO :
[traduction] De nombreuses personnes ayant des déficiences intellectuelles, cognitives et psychosociales graves n’ont tout simplement personne d’autre dans leur vie avec lesquelles elles ont des liens de confiance basés sur une expérience de vie partagée et une connaissance l’un de l’autre. Une vie de discrimination et d’exclusion les a laissées sans ces liens. Cela ne signifie pas que ces liens ne peuvent pas se développer. Il existe un vaste ensemble de bonnes méthodes et d’outils pour aider les personnes ayant des déficiences plus graves à développer des liens personnels avec autrui. Il faut cependant du temps pour cela, établir intentionnellement des relations et des soutiens communautaires pour faciliter ce processus, déterminer les personnes qui peuvent jouer ce rôle et lui fournir un réseau de soutien.
Les personnes ayant des déficiences graves qui réussissent à bâtir ces relations peuvent ainsi développer des liens et des réseaux de soutiens qui peuvent les représenter à un moment ou à un autre dans le futur. Dans leur cas, l’accès à ces représentants maximise l’exercice de leur capacité juridique[420].
Les principes du Cadre selon lesquels il faut promouvoir la participation et l’inclusion soulignent l’importance de concevoir une société dans laquelle les personnes âgées et les personnes handicapées entretiennent des liens réels avec leur collectivité et sont bien intégrées à la société. Le nombre grandissant de personnes qui n’ont aucun de ces liens, qui sont marginalisées et isolées, sans amis ni famille pour les aider à prendre des décisions, met en évidence les grandes lacunes de la société à promouvoir la participation et l’inclusion. Ces obstacles sociaux, économiques et liés aux attitudes vont au-delà de la portée du présent projet, mais elles font partie du contexte qu’il faut comprendre pour évaluer les lois sur la capacité juridique et la prise de décision et déterminer des options pour la réforme.