Comme on l’a mentionné dans la partie II, puisque les principes sont, par nature, abstraits et ambitieux, leur transposition dans un cadre fournissant des directives précises et concrètes au législateur et aux décideurs peut présenter des difficultés. La présente section décrit certaines démarches adoptées par la CDO pour relever les défis de l’application des principes.
A. Tenir compte des expériences des personnes handicapées
Bien qu’il soit très important de définir des principes concernant le droit et les personnes handicapées, on ne peut pas se fonder uniquement sur ceux-ci pour élaborer un cadre d’évaluation applicable à ce domaine du droit. Les principes doivent être solidement ancrés dans les expériences des personnes handicapées. Autrement, leur application entraînera l’élaboration de programmes, de politiques et de lois inefficaces. Le document d’information de la CDO intitulé Appliquer le cadre : Études de cas sur les moments de transition dans la vie des personnes handicapées (à paraître) illustre, par divers exemples, comment le fait de porter une attention particulière aux expériences des personnes handicapées peut guider l’application des principes et y contribuer.
À cette fin, il importe de comprendre la façon dont les expériences des personnes handicapées sont façonnées par leur parcours de vie. Pour chacun d’entre nous, la manière d’affronter chaque étape de la vie dépend grandement des ressources et des points de vue acquis à ce moment. Les obstacles ou les possibilités qui se présentent à un moment de notre vie auront des répercussions sur le reste de notre existence. Par exemple, les obstacles que rencontre une personne handicapée qui tente d’obtenir une éducation adéquate peuvent avoir des conséquences à long terme sur ses perspectives d’emploi et, par conséquent, sur sa situation socioéconomique, ce qui risque, par le fait même, d’avoir de nombreuses répercussions sur son état de santé, son accès au logement, sa capacité d’accéder au droit, et bien d’autres aspects de sa vie.
Les lois sont généralement élaborées pour aborder un enjeu précis, lorsqu’un problème particulier surgit ou est décelé. Bien entendu, les gens ne voient pas leur vie comme un ensemble d’enjeux distincts ou d’aspects indépendants de leur identité. Par exemple, une personne peut être à la fois mère et handicapée : elle ne cesse pas d’être une mère lorsqu’elle a recours à des services pour personnes handicapées, et sa déficience ne disparaît pas lorsqu’elle cherche des services de garde ou de loisirs pour ses enfants. La personne handicapée qui souhaite s’instruire n’est pas distincte de celle qui, plus tard, est à la recherche d’un emploi. Il s’agit de deux étapes différentes d’un même parcours de vie. Les catégories sous lesquelles nous abordons le droit – notamment la famille, l’emploi, le logement, le soutien au revenu et les droits de la personne – ne reflètent pas nécessairement les interactions qu’ont les personnes handicapées avec le droit. Il est donc utile d’adopter une approche centrée sur la personne afin de comprendre le droit et d’appliquer les principes, et de concevoir le droit globalement, plutôt que comme une série de systèmes distincts.
B. L’écart entre la visée et la mise en œuvre du droit – adoption d’une vision globale du droit
Il existe des lois dont les dispositions ont des répercussions négatives sur les personnes handicapées, soit parce que leur contenu reflète des attitudes capacitistes, soit parce qu’elles ne tiennent pas compte des réalités des personnes handicapées. Dans bien des cas, toutefois, le droit est rigoureux sur papier, mais problématique dans les faits. Les lois, les politiques et les pratiques qui semblent avoir un effet neutre ou même favorable sur les personnes handicapées peuvent faillir à leurs objectifs ou avoir des conséquences négatives non désirées. Cette situation peut être attribuable à de nombreux facteurs, dont les attitudes négatives des responsables de la mise en œuvre de la loi ou de la politique, le défaut de rendre les programmes et les services accessibles aux personnes handicapées, les processus contradictoires adoptés pour la mise en œuvre des programmes, les ressources limitées, ainsi que le manque de surveillance, de transparence et de reddition de comptes.
Cette réalité souligne l’importance d’adopter une vision globale « du droit » lorsqu’on applique les principes. Il est tout aussi nécessaire de mener une analyse approfondie du libellé des lois et des politiques que d’acquérir une bonne compréhension des conséquences du droit tel qu’il est mis en œuvre. Par conséquent, pour les besoins du cadre, la CDO a employé le terme « droit » dans son sens large, lequel englobe non seulement les lois et les règlements, mais aussi leurs politiques d’application, ainsi que les stratégies et les pratiques par lesquelles ils sont mis en œuvre.
Il est évident que pour comprendre les conséquences du droit, nous devons prêter l’oreille à ceux qui sont directement touchés par celui-ci, c’est‑à‑dire les responsables de sa mise en œuvre et les personnes handicapées dont la vie est façonnée par le droit. Ainsi, la nécessité de combler l’« écart entre la visée et la mise en œuvre du droit » souligne encore une fois l’importance d’inclure les personnes handicapées au processus d’élaboration et de réforme du droit et de respecter leurs points de vue.
C. Liens entre les principes
Comme le montre le bref survol des principes, à la partie V, ceux-ci ne peuvent pas être séparés nettement les uns des autres et ils ont entre eux des relations complexes. Par exemple, on ne peut acquérir la dignité et l’indépendance sans la sécurité. La sécurité est elle-même basée sur le respect de la valeur et de la dignité inhérentes des personnes handicapées.
Toutefois, il peut aussi y avoir des conflits entre les principes. Dans certains cas, deux principes peuvent s’opposer relativement à une même personne. Parmi les enjeux fréquemment soulevés, mentionnons le traitement involontaire des personnes atteintes d’une déficience psychique. La capacité de prendre des décisions à propos de son propre traitement médical est fondamentale à l’autonomie et à l’intégrité physique. D’un autre côté, certains défendent le « droit d’être bien portant » et font valoir que permettre aux personnes atteintes d’une déficience psychique de refuser un traitement peut compromettre leur atteinte des autres principes, comme ceux du droit à la sécurité et de l’inclusion sociale. De tels conflits ne comportent pas nécessairement de solutions simples, mais il est important de les reconnaître et de les aborder.
Il y a aussi des cas où des principes peuvent s’opposer relativement à deux personnes ou à deux collectivités différentes. Par exemple, les personnes sourdes peuvent préférer, comme choix d’établissement d’enseignement, les écoles destinées à la collectivité des sourds, où les cours sont donnés en langage gestuel, afin d’assurer la perpétuation de leur langue et de leur culture, tandis que la collectivité des personnes atteintes d’une déficience intellectuelle peut pencher pour l’intégration des élèves atteints d’une déficience intellectuelle dans les écoles ordinaires. Dans cet exemple, les principes de la reconnaissance de la différence et de la diversité, d’une part, et de l’inclusion et la participation, d’autre part, sont en conflit.
Pour évaluer les conflits entre des principes, il est essentiel de tenir compte des contextes dans lesquels ceux-ci se manifestent[99]. Quels droits ou résultats précis sont en jeu dans cette situation particulière? Sur qui ce conflit pourrait-il avoir des répercussions? Quelle incidence l’application partielle d’un principe peut-elle avoir sur la réalisation d’autres principes? Bref, il faut examiner les conflits d’un point de vue global et nuancé.
De plus, un examen des conflits existants, particulièrement entre le principe de la sécurité et celui de l’indépendance et de l’autonomie, devrait tenir compte du contexte social général dans lequel ces conflits surviennent. Dans l’exemple ci-dessus sur le traitement involontaire, l’un des facteurs en jeu pourrait être le manque d’autres types de mesures de soutien pour les personnes atteintes d’une déficience psychique découlant de décisions en matière de politiques et de ressources. Dans un tel cas, le véritable enjeu n’est pas nécessairement le conflit entre les principes de l’autonomie et de la sécurité, mais plutôt les répercussions, sur ces deux principes, du manque de ressources adéquates pour maximiser leur réalisation. Bref, nous ne devrions pas réduire trop rapidement ce type de difficulté à un conflit entre des principes.
Une piste possible pour résoudre les conflits qui surviennent entre des principes est de créer une hiérarchie des principes afin de déterminer lequel devrait prévaloir dans l’éventualité d’une opposition avec un autre principe. L’un des avant